Ó Åñåíèíà – áåðåçà! Ó ìåíÿ èõ – ðîùèöà! Ïðîáóäèëèñü îòî ñíà Ìèëûå ïðèòâîðùèöû. Òîíêîñòâîëûå ïîäðóæêè – Äåâû ãîâîðëèâûå. Âîäÿò â áåëûõ ñàðàôàíàõ Õîðîâîäû äèâíûå. Çàäåâàþò âåòî÷êàìè Âñåõ, êòî ñ íèìè øåï÷åòñÿ. Íà âåòðó èõ ëåíòî÷êè Äà ñåðåæêè òðåïëþòñÿ. Òåðïêèå, ñìîëèñòûå Ïî÷êè çðåþò â êîñîíüêàõ.  îñòðîâêàõ-ïðîòàëèíêàõ Íîæêè ñòûíóò áîñîíüêè. Âäð

Deux. Impair

Deux. Impair Federico Montuschi Federico Montuschi Deux. Impair Titre original : Due. Dispari Traduction : Caroline Zerouki ?diteur : Tektime Copyright © 2019 - Federico Montuschi Milan, 2013 And the big wheel keep on turning, Neon burning, up above. Dire Straits Extrait du Corriere della Sera , mercredi 3 avril 2013. Page des faits divers. Milan s’est r?veill?e hier matin avec l’annonce d’un double homicide, dans le secteur de la place Loreto. Une jeune femme, Malika Rubessa, a ?t? touch?e ? mort peu avant sept heures du matin, alors qu’elle attendait l’autobus pour se rendre ? son travail, par un projectile tir? depuis un appartement tout proche, dans lequel la police a d?couvert le cadavre de Paolo Ficini, un homme trentenaire, qui ?tait vraisemblablement un coll?gue de la femme assassin?e. Selon les premiers ?l?ments de l’enqu?te, Ficini aurait tir? sur sa coll?gue, avant d’?tre ? son tour touch? par un coup de feu tir? ? bout portant par un inconnu, qui s’est volatilis? apr?s avoir commis cet homicide. Aucun signe d’effraction n’a ?t? trouv? sur la porte d’entr?e, mais dans l’appartement, dans lequel un coffre-fort aurait disparu, les enqu?teurs ont relev? les traces d’une violente bagarre. C’est un cas complexe, mais la police ?tudie toutes les pistes possibles pour retrouver l’assassin [...] 13 d?cembre 2013. ...trouvant le Di?se entre le Mi et le FA. L’avion d?colla de Milan en d?but d’apr?s-midi. Duke, un aller simple en poche, se d?lectait de ce vol international, install? en premi?re classe et apais? par le sourire de fa?ade des h?tesses, tout en sirotant un Da?quiri et admirant, cach? derri?re ses Ray-Ban achet?es ? l’a?roport, la lumi?re du soleil per?ant au-dessus des nuages. Il repensa un court instant ? ce voyage en Croatie effectu? quelques mois plus t?t. Ce week-end, qui avait eu lieu presque par accident, avait chang? sa vie. Un nouveau passeport, une nouvelle identit?, un portefeuille bien rempli. De plus, les soins intensifs de la clinique priv?e de Milan avaient d?j? produit l’effet escompt? et les zones d’ombre de sa m?moire semblaient ? pr?sent dissip?es. Un sourire se dessina sur son visage d?tendu et, se tournant vers l’h?tesse blonde, il commanda un autre Da?quiri. Costa Rica, printemps 2015 Head full of dreams unclear Make the days seem twice as long. Ben Harper Le printemps 2015 fut, pour le village de Burgos et pour tout le Costa Rica, particuli?rement froid. Apr?s les pluies diluviennes qui, depuis le mois d’avril, rythmaient les journ?es des ticos , cette ann?e faisait face ? une baisse inhabituelle des temp?ratures, qui avait entra?n?, pour la majeure partie des habitants du village, son lot d’?pid?mies typiques des saisons froides. L’inspecteur Castillo n’avait pas fait exception. Il venait tout juste d’avoir 50 ans et, pour autant qu’il s’en souvienne, la derni?re fois qu’il avait eu une forte fi?vre, il ?tait en classe de CM1. ? cette ?poque, c’?tait un gar?on fluet, avec de pr?tendus probl?mes de croissance (il pesait ? peine plus de vingt kilos et ne d?passait pas un m?tre vingt-cinq) ; aujourd'hui, c’?tait un homme massif (bien que personne ne se soit jamais risqu? ? le traiter de gros !), mesurant environ un m?tre quatre-vingt et pesant presque cent kilos. Deux moustaches noires se d?tachaient sur son visage oliv?tre, donnant du relief ? ses pommettes hautes et bien prononc?es ; Conchita ne cessait de lui rappeler que lorsqu’il ?tait jeune il ressemblait ? Clark Gable et qu’il aurait mieux fait de faire carri?re dans le cin?ma plut?t que dans les enqu?tes, ?tant donn? les r?sultats obtenus. Dans ces cas-l?, Castillo laissait parler sa femme, en relevant imperceptiblement le sourcil gauche, et fourrait dans sa bouche le cigare coup? qu’il gardait toujours dans sa poche. Cela faisait dix ans maintenant qu’il ne le fumait plus - ce qui correspondait au temps ?coul? depuis son infarctus - mais le m?chonner de temps ? autre stimulait sa concentration et dans des situations de stress notamment, ce geste lui apportait du r?confort et le r?conciliait momentan?ment avec le monde. Depuis dix jours, il ?tait clou? au lit. La fi?vre qui ne descendait pas en-dessous de trente-neuf l’emp?chait de se tenir sur ses jambes - qui n’?taient d?j? pas particuli?rement solides, ?tant donn? qu’il ne pratiquait aucun sport depuis des lustres - et la toux encore s?che allait probablement empirer dans les jours ? venir. Tout bien consid?r?, en homme pragmatique et g?n?ralement optimiste, Castillo r?ussissait ? appr?cier les aspects positifs de cette situation : durant ces jours de convalescence, Conchita, par exemple, lui servait le petit-d?jeuner, le d?jeuner et le d?ner au lit et venait m?me l’aider lorsqu’il l’appelait pour changer les cha?nes du vieux t?l?viseur Saba, datant de l’?poque o? les t?l?commandes n’existaient pas et ayant surv?cu miraculeusement aux in?vitables petits tracas dus ? son grand ?ge, ainsi qu’aux mauvais traitements de Castillo dans ses rares moments de rage domestique. De plus, une fois le petit-d?jeuner termin?, ses filles Mar et Carmen - vingt-deux et vingt ans - lui apportaient le quotidien national ainsi que le r?gional, tout juste sortis du kiosque ? journaux situ? au bout de la rue, et deux heures durant Castillo s’autorisait la lecture int?grale des journaux, un privil?ge qu’il n'aurait jamais pu se permettre, en temps normal, pas m?me le dimanche. Une ou deux fois par jour, il t?l?phonait au bureau pour v?rifier que tout ?tait en ordre. Immanquablement, le Slave d?crochait. Qui d’autre aurait pu r?pondre ? Il ?tait le seul employ? sur place, si l'on peut qualifier d’employ? quelqu’un qui, sans avoir de salaire fixe, r?pond au t?l?phone, s’occupe des t?ches administratives, nettoie les bureaux une fois par semaine et sert ?galement de chauffeur lors des rendez-vous professionnels ? l’ext?rieur. Par chance, c?t? sant?, ce jeune homme semblait indestructible. Pendant son cong? maladie, en l’absence d’?v?nements ou d'informations importantes (? dire vrai, un d?tective priv? dans un petit village comme celui-l? ?tait rarement submerg? de travail), ces appels entre Castillo et le Slave se terminaient inexorablement par un ?change respectueux de politesses, avec salutations finales de prompt r?tablissement de la part du Slave ? l’?gard de son chef. Cette matin?e ne fit pas exception. « Allo, salut, c’est moi, Castillo. — Ah, bonjour, inspecteur, tout va bien ? — Franchement, non, le Slave, j’ai encore de la fi?vre et la toux ne passe pas. Quand j’?tais petit et qu'il faisait froid comme ?a, j’allais me balader torse nu ! L?, il m’a suffi de marcher dix minutes dans un petit vent frais pour tomber malade... — Je suis d?sol?, monsieur Castillo. — Tout va bien au bureau ? Est-ce que les factures du mois de mars sont arriv?es ? Je dois v?rifier qu’ils aient bien retir? la redevance du modem. — Oui, oui, elles sont arriv?es, je les ai mises dans le premier tiroir. — Ouvre-les tout de suite et regarde s’ils m’ont encore fait payer le modem. — Attendez un instant, je vais les chercher. » Le Slave posa le combin? sur la table - le bureau de l’inspecteur n’?tait pas ?quip? de t?l?phone sans fil, trop couteux pour l’utilisation qu’il en faisait - et rejoignit d’un pas svelte le bureau de Castillo, ouvrit le premier tiroir, sortit la facture et retourna vers le t?l?phone. « Me voil?. Alors, attendez un instant que je v?rifie. — D?p?che-toi, je dois faire une petite sieste matinale, sinon comment je fais pour gu?rir, moi ? » Il lui sembla qu'il pouvait voir un demi-sourire appara?tre sur les l?vres du Slave. « Mmm... On dirait que oui, ils pr?l?vent encore la redevance du modem. Six cent quatre-vingt-dix colons, chef. — Comment ?a ? Tu n’avais pas r?sili? le contrat le mois dernier ? D?j? que c’est une p?riode de vache maigre, si en plus on d?pense de l’argent pour des choses qui ne nous servent ? rien, o? va-t-on ? Au diable la Telefonica ! — Oui, oui, chef, j’avais r?sili?, j’avais r?sili?, calmez-vous. Je les appellerai un peu plus tard, je vais r?gler ?a, vous verrez. Et puis, chef, ? mon avis, il va falloir prouver qu’on n’a pas utilis? Internet en 2015... — Facile ? dire, c’est pas toi qui paies ! », grogna Castillo, interrompant brusquement le Slave, qui ne sembla pas en tenir compte. Il connaissait l’inspecteur et son caract?re affable depuis presque un an et demi : plus pr?cis?ment, par une douce matin?e de janvier, quelques semaines apr?s ?tre arriv? ? Burgos et s’?tre install? dans l’auberge Hermosa , ayant jet? un coup d'?il furtif ? l’int?rieur du bureau de Castillo et le trouvant particuli?rement en d?sordre, il proposa ? l’inspecteur de l’aider dans ses t?ches administratives. Il ne savait rien faire d’autre, le Slave, mais il avait envie de recommencer sa vie dans cette nouvelle r?alit?, m?me si cela impliquait de repartir tout en bas de l’?chelle. Castillo avait accept?, pr?cisant qu’il n’aurait pas un salaire fixe, ?tant donn? les restrictions ?conomiques auxquelles il faisait face ; le Slave avait accept? sans broncher : il faut dire qu’il ?tait arriv? d’Italie avec une somme importante en liquide, gage de sa vie pr?c?dente, qui selon une estimation grossi?re lui aurait suffi pour vivre une cinquantaine d’ann?es au Costa Rica. Le Slave reprit tranquillement la conversation t?l?phonique interrompue par l’intervention bourrue de l’inspecteur. « Inspecteur, je voulais aussi vous dire que ce matin un homme est pass?, il vous cherchait. Il disait qu’il aimerait vous rencontrer. — Et c’?tait qui ? — Je ne sais pas. Il est rest? ? l’ext?rieur, il portait une ?charpe qui lui couvrait la bouche et des lunettes sombres. Il me semble qu’il portait un b?ret sur la t?te, ou quelque chose de ce genre. ?a s’est jou? vraiment ? quelques secondes, j’ai ? peine eu le temps de lui dire que vous aviez de la fi?vre qu’il a tourn? les talons et a disparu, apr?s m’avoir d?visag? de la t?te aux pieds. Il ne m’a pas mis tr?s ? l’aise, pour ?tre honn?te. — Bah, si jamais il revient, dis-lui qu’il peut m’appeler ? la maison, sans probl?me. Tu vas voir que finalement quelqu’un aura besoin de nous pour r?soudre un cas s?rieux, au lieu des sornettes habituelles. Et maintenant raccroche et fonce aux bureaux de la Telefonica , ?claircie-moi cette histoire de modem et fais-toi rembourser la somme factur?e, ok ? — Oui, chef, ok, pas de probl?me, je m’en occupe. Bonne journ?e, ? demain ! » Mais le Slave savait que l’appel ne pouvait pas se terminer ainsi. Effectivement, Castillo ne lui laissa pas le temps de raccrocher. « O? crois-tu aller comme ?a, canaille ? » Le Slave souffla, non sans avoir ?loign? le combin? de sa bouche. La voix de l’inspecteur arriva, pr?cise : Relax, said the night man, We are programmed to receive! You can check out any time you like... but you can never leave! « Facile, chef... Hotel California , Eagles. — Ann?e ? — 1976. — Bravo, mon gars. Tu es toujours bien pr?par?, ?a me fait plaisir. — Oui. Merci chef. ? demain, et surtout, r?tablissez-vous vite. » Clic. Clic. Castillo aimait d?fier le Slave sur le rock. Pour lui, c’?tait une marque d’affection (ils partageaient la m?me passion) ; de plus, cela lui permettait de se sentir encore jeune, bien que cette illusion f?t an?antie chaque jour par son reflet dans le miroir, au moment le plus impitoyable de la journ?e : au petit matin, barbe naissante et yeux poch?s. Le Slave se prenait au jeu, parfois amus?, parfois r?sign?. Apr?s tout, l’inspecteur ?tait pour lui le premier point de rep?re important, sur cette terre ?trang?re. Castillo raccrocha et, fatigu? comme s’il avait couru le marathon de San Jos?, s’abandonna ? un profond sommeil r?parateur, pelotonn? dans le matelas moelleux et envelopp? dans la couverture jusqu’au menton, comme lorsqu’il ?tait petit. *** Le Slave avait atterri ? l’a?roport Juan Santamari? de San Jos?, au Costa Rica, un soir de d?cembre 2013. Il avait ? peine plus de trente ans et venait de Milan, o? il avait laiss? derri?re lui un homicide, une maladie mentale gu?rie au moyen de soins couteux et une identit? trop saugrenue pour ?tre honn?te, tout cela gr?ce ? un nouveau passeport qui ?tait faux et, surtout, un portefeuille plein ? craquer. Il voyageait avec une valise remplie d’argent provenant d’un trafic d’armes ayant vu le jour en Croatie, quelques mois plus t?t, auquel il avait particip? par hasard, mais qui lui avait rapport? un joli magot en cash, le tout bien cach? dans le double fond du bagage embarqu? sur le vol international Milan - San Jos?. Il savait qu’il prenait des risques, ? la douane, avec cette quantit? d’argent cach?e, mais il comptait bien - non sans frissonner - passer entre les mailles des contr?les al?atoires effectu?s par la police costaricienne sur les bagages en arriv?e. Par chance, sa valise n’avait pas ?t? inspect?e et, apr?s avoir pass? le contr?le d’identit?, il avait pouss? un soupir de soulagement, r?alisant ? ce moment pr?cis que la fuite de son pass? douteux s’?tait v?ritablement concr?tis?e. Dehors, il tombait une pluie fine mais constante, qui toucha en premier lieu son ?me avant de p?n?trer ses os. En sortant de l’a?roport, il avait saut? dans le premier taxi disponible et, dans un espagnol assez approximatif, mais toutefois convenable, il avait demand? au chauffeur de le conduire dans le quartier italien. Le chauffeur, un homme petit et suant, un m?got de cigarette suspendu aux l?vres, l’avait regard? d’un air ?trange. Ce jeune homme blond, grand, muscl?, portant une chemise ? carreaux et des Ray-Ban pos?es sur le front, malgr? l’obscurit? qui enveloppait d?j? les petites routes mal ?clair?es de la zone environnant l’a?roport, lui rappelait le personnage d’un jeu vid?o qui l’avait marqu? des ann?es plus t?t, ? l’?poque du lyc?e. Duke Nukem, s’il se rappelait bien. Le jeune homme voyageait avec un seul bagage et n’arr?tait pas de regarder autour de lui avec des yeux de furet, qui se d?pla?aient de gauche ? droite avec une incroyable rapidit?, alors que sa t?te restait immobile. « Il n’y a pas de quartier italien ? San Jos?, monsieur », avait d?clar? le chauffeur, sans se tourner. Depuis le si?ge arri?re, aucun commentaire ne lui ?tait parvenu. Incertain sur la conduite ? suivre, le chauffeur observait la r?action du jeune homme dans le miroir du r?troviseur. Rien. Aucun mouvement des muscles du visage, aucune r?action ?motive. Aucun tic nerveux. Le chauffeur avait pris une profonde respiration, le m?got de cigarette toujours suspendu et il avait attendu, tambourinant les doigts sur l'accoudoir de sa Citro?n Picasso bleue. La pluie insistait sur le pare-brise et sur la vitre arri?re avec un martellement monotone, mais cela ne semblait pas d?ranger le passager. Le chauffeur s’?tait senti oblig? de rompre ce silence qui le mettait ?trangement mal ? l’aise : « Je ne veux pas vous presser, mais je dois de vous dire que le compteur tourne. — Je vous remercie. Vous pouvez d?marrer. — Et o? allons-nous ? Comme je vous l’ai dit, il n’y a pas de communaut? italienne ? San Jos?, je suis d?sol?. — D?marrez, s’il vous pla?t. Nous ferons un tour dans la zone environnant la ville. Je vous dirai quand vous arr?ter, ne vous inqui?tez pas. » Le jeune homme semblait gentil. Le chauffeur n’avait pas l’habitude d’avoir des passagers qui utilisaient fr?quemment des formules telles que « je vous remercie », « s’il vous plait » ou « ne vous inqui?tez pas ». Il avait enclench? la premi?re et ?tait parti, acc?l?rant doucement, cherchant ? d?tacher le moins possible son regard du miroir du r?troviseur. D’un c?t?, cet homme l'intriguait, mais d’un autre, il l’effrayait, ou quelque chose de similaire. Il avait un regard furtif et anormalement rapide et il ne cessait de caresser imperceptiblement sa valise, qu’il n’avait pas voulu mettre dans le coffre, presque en transe. « Vous avez fait un long voyage ? » avait demand? le taxi, plus par politesse que par r?el int?r?t. C’?tait la demande la plus banale que l’on pouvait faire ? un passager d?barquant d’un vol international. « Oui. C’est la premi?re fois que je prends l’avion. ? dire vrai, c’est aussi la premi?re fois que je sors de l’Europe. — Vous ?tes italien ? — Oui... », avait r?pondu le jeune homme distrait, pour ensuite se corriger imm?diatement « ...en fait non. Je suis slave, mais j’ai toujours v?cu en Italie. Je ne parle pas la langue, le slave, j’ai v?cu en Yougoslavie jusqu’? l’?ge de quatre ans, puis la guerre civile a ?clat? et mes parents se sont enfuis en Italie. J’ai appris l’italien et j’ai oubli? le slave. — Il y a eu une guerre civile en Yougoslavie ? » Le taxi s’?tait senti g?n? par son ignorance ? peine avait-il termin? de formuler sa question, mais il ?tait trop tard et la r?ponse du jeune homme ne s’?tait pas fait attendre. « Bien s?r, qu'il y a eu une guerre, il y en a m?me eu plusieurs...et quelles guerres ! La f?d?ration a ?t? litt?ralement an?antie, dans les ann?es quatre-vingt-dix. D’abord la Slov?nie, puis la Serbie, la Croatie, le Mont?n?gro...et toutes les autres r?gions suivirent de pr?s l’une apr?s l’autre, des guerres terribles ! Et la communaut? internationale ?tait l? ? regarder le spectacle. Mieux vaut ne pas en parler, vraiment. » Le chauffeur, regrettant d’avoir pos? cette question si g?nante dans une conversation avec un inconnu, avait d?cid? de laisser passer quelques instants de silence, lourd de pens?es pour chacun d’eux. Ce fut le jeune homme qui reprit la conversation. « Chez vous en revanche c’est plus tranquille, non ? — Eh bien nous, nous sommes les Suisses de l’Am?rique centrale, vous ne le saviez pas ? — Franchement, non. — Nous, depuis la guerre civile de 1948, nous avons supprim? l’arm?e. ? quoi sert une arm?e dans un pays comme le n?tre ? Le gouvernement a utilis? les ressources militaires pour l’?ducation et la culture. Nous en sommes tr?s fiers. Nos enfants ?tudient, au lieu de combattre. Pura vida , monsieur, pura vida ». Les yeux du chauffeur de taxi s’?taient illumin?s. Il ?tait extr?mement fier de sa nationalit? et il ne perdait pas une occasion, pendant un trajet entre l’a?roport et la ville, de chanter ? ses passagers les louanges du Costa Rica, terre unique, constell?e de richesses naturelles et d’un patrimoine culturel, ainsi que d'un peuple, hors du commun. « Et savez-vous, monsieur, que le Costa Rica a l’indice moyen de bonheur le plus ?lev? du monde ? », avait-il poursuivi, enthousiaste. Le jeune homme avait r?pondu sans trop d’emphase. « Et c’est quoi cet indice moyen de bonheur ? — C’est simple. », avait repris le chauffeur, « Il s’agit de statistiques ?labor?es au niveau mondial dans cent-quarante-neuf pays, bas?es sur un questionnaire qui comprend une seule question : sur une ?chelle de z?ro ? dix, ? quel point ?tes-vous globalement satisfait de votre vie ? — Int?ressant ; et quels sont les r?sultats ? — Eh bien, le Costa Rica arrive en t?te du classement. Indice moyen de bonheur sup?rieur ? neuf points. Pura vida , hein ? — C’est ?a... », avait bri?vement conclu le passager, en contraste avec l’enthousiasme du chauffeur, tout en continuant ? caresser sa valise. Il n’avait pas poursuivi la discussion, distrait par l’arriv?e d’un orage et d’un ?clair qui avait subitement fendu le ciel obscur. Le chauffeur aurait aim? continuer ? citer les merveilles de sa terre bien aim?e, dont il ne s’?tait jamais ?loign? en trente ans de vie, mais, malgr? ses efforts, il n’avait trouv? aucune occasion int?ressante pour combler le silence qui s’?tait install?, perturb? uniquement par le tapotement des grosses gouttes de pluie sur les vitres du v?hicule. La voiture s’?tait arr?t?e ? un feu. Le chauffeur s’?tait tourn? un instant vers le jeune homme, il l’avait observ? ? la d?rob?e et son sourire ind?chiffrable avait provoqu? en lui un malaise dont il se serait bien pass?. Il ?tait reparti en appuyant ? fond sur l’acc?l?rateur, comme s'il voulait fuir la situation qui s’?tait cr??e et, en suivant une route presque d?serte immerg?e dans l’obscurit?, il avait atteint en peu de temps les campagnes environnant l’a?roport. Le jeune homme n’avait cess? de regarder autour de lui et il semblait appr?cier ce vagabondage sans but. « O? sommes-nous ? », avait-il demand? apr?s quelques minutes de silence. « Nous sommes pr?s de Burgos, monsieur. » Le passager avait scrut? l’horizon par la fen?tre du taxi, apercevant au loin un petit village accroch? aux basses montagnes du Costa Rica central. L’obscurit? feutrait les quelques bruits provenant de l’ext?rieur. L’orage avait laiss? place ? un magnifique ciel ?toil? et ? une forte odeur de soufre, qui avait rappel? au jeune homme son enfance ? la montagne. La m?moire olfactive est profond?ment ancr?e dans les sens de l’homme. « Burgos, vous avez dit ? Parfait. Laissez-moi ici s’il vous plait. ?a me pla?t. » Le taxi avait atteint en un rien de temps le centre du village, dans lequel l’auberge Hermosa rivalisait depuis des ann?es par sa beaut? architecturale avec l’?glise de San Isidro sur la place Allende . Il s’?tait gar? pr?s de l’entr?e et, sans ?teindre le moteur, il ?tait sorti pour ouvrir la porte au jeune homme. « ?a fera trente-cinq mille colons, monsieur. », avait-il dit sans le regarder dans les yeux, presque honteux de demander une somme aussi ind?cente. Le jeune n’avait pas cill?, plongeant sa main dans la poche lat?rale de son pantalon et sortant un portefeuille si gonfl? qu’il semblait sur le point d’exploser. Il l’avait ouvert et gliss? quatre billets de dix mille colons dans les mains du taxi. Avant qu’il ne le referme, le chauffeur avait eu le temps de poser les yeux sur le portefeuille. Il n’avait jamais vu autant de liquide entre les mains de quelqu’un. Mais il n’eut pas le temps de s’interroger d’avantage, car le jeune homme l’avait cong?di? de la meilleure fa?on qui soit, selon lui. « Gardez le reste. Je vous remercie. Bon retour, bonne nuit. » *** Dans une petite communaut? comme Burgos, il n’?tait pas facile d’occuper le poste de d?tective priv?, surtout pour quelqu’un comme Castillo qui avait d?cid? de refuser cat?goriquement toute sorte d’enqu?te li?e ? d’?ventuelles infid?lit?s conjugales. Pour cette raison, au nom de sa conscience d?ontologique, ou, pourrait-on dire, de son amour propre qui l’avait toujours guid? dans les moments d?cisifs, il n’avait trouv? ces derniers mois aucune mission, exception faite d’une enqu?te pour escroquerie aux d?pens d’une vieille dame qui avait vu dispara?tre de son compte courant, en une nuit, les ?conomies de toute une vie. Une bagatelle, pour lui. Il avait r?solu l’affaire en moins de trois jours, gr?ce notamment ? ses amis de San Jos?, d’anciens coll?gues de la police nationale, qui, gr?ce ? des analyses crois?es sur les mouvements bancaires de la famille de la dame, avaient facilement identifi? la brebis galeuse, un petit-fils au casier apparemment vierge mais connu des forces de l’ordre locales pour consommation intensive de drogues de synth?se. Ce n’?tait pas la premi?re fois que la police lui refilait des enqu?tes ; comme dans le cas de la vieille dame, cela arrivait surtout lorsque le poste de San Jos? ?tait occup? ? des op?rations bien plus importantes - cette fois, il s’agissait de trafic de drogue international - ne sachant que faire de banalit?s de ce genre. Dans ces circonstances, la police s’adressait ? lui, comme ? un sous-traitant, sachant qu’il accepterait ? coup s?r. Un mandat de consultant, avec clause de paiement ex post , une fois l’affaire r?solue ; le tout sans aucune formalit?, ?a se passait comme ?a entre personnes de confiance. Apr?s tout, il s’agissait d’un ancien coll?gue : apr?s des ann?es de bons et loyaux services, il s’?tait mis ? son compte, mais avait gard? des contacts importants qu’il avait cr??s principalement pendant les trois ann?es au cours desquelles il avait occup? le poste de chef de la police nationale. Avec un poste aussi important, cette p?riode fut difficile et d'une intensit? in?dite : trois ann?es de d?fi professionnel en tant que responsable de la police de la capitale. Un r?ve d’enfant. Et puis, Conchita avait ?t? renvers?e sur un passage pi?ton de San Jos?, par un pauvre ivrogne qui cherchait dans le fond d'une bouteille une improbable consolation ? son chagrin d’amour. Les docteurs avaient expliqu? ? Castillo que sa femme, op?r?e d’urgence, devrait rester au repos pendant au moins six mois. ? la lumi?re de cette nouvelle urgence, Castillo avait alors eu l’occasion de repenser ? sa situation ? froid. Pura vida ?tait le credo qui l’avait toujours inspir? dans les moments cl? de son existence. C’?tait une expression dont la simplicit? n’avait d’?gal que l’importance du message qu’elle transmettait. Il s’?tait rendu compte, ? ce moment particulier, que pura vida signifiait pouvoir travailler ? cinq minutes de la maison, pouvoir ?tre tous les jours si n?cessaire, aux c?t?s de Conchita pendant sa difficile r??ducation, pouvoir suivre de pr?s la croissance de ses filles, qui ?taient ? l’?poque en pleine adolescence. Pura vida. La d?cision fut prise rapidement : le policier Castillo, chef du poste de police nationale de San Jos?, rendit son ?toile argent?e au responsable du bureau du personnel, accompagn?e d’une lettre de d?mission irr?vocable pour raisons familiales. Il loua un deux pi?ces au centre de Burgos, ? c?t? de l’auberge Hermosa , et il accrocha ? l’entr?e une vieille plaque dor?e r?cup?r?e dans le grenier de la maison, cadeau de No?l offert par des coll?gues du poste des ann?es auparavant pour la r?solution d’un cas complexe d’exploitation de mineurs pour prostitution, sur laquelle avec un poin?on d’acier, par un travail de pr?cision, il effa?a le mot « merci » et le rempla?a « Insp ». Il aurait voulu compl?ter son ?uvre, en ?crivant « Inspecteur », mais ?tant donn? la fatigue excessive provoqu?e par l’incision des premi?res lettres, il changea d’avis. « Insp. Castillo », disait la nouvelle plaque. Artisanale, mais efficace. Il se sentit rena?tre. Le village de Burgos avait enfin un d?tective priv? et lui, encore une fois, avait suivi son c?ur pour une d?cision importante. Pura vida. Une f?te The walls started shaking, The earth was quaking, My mind was aching. (ACDC) Carmen se sentait excit?e. C’?tait un magnifique dimanche ensoleill? et elle rentrait de San Jos?, o? elle avait pass? la veille son premier examen universitaire, obtenant la note maximale. Elle s’?tait inscrite ? la facult? de philosophie, plus pour ne pas d?cevoir son p?re que par r?elle conviction, mais elle reconnaissait que les premiers mois de cours s’?taient r?v?l?s une agr?able surprise. Les mati?res ?taient, de mani?re g?n?rale, int?ressantes, mais les personnes qu’elle avait rencontr?es constituaient la v?ritable raison pour laquelle elle n’avait pas regrett? son choix. Elle se rappelait souvent les mots de sa m?re qui, bien que n’ayant jamais beaucoup voyag? dans sa vie, aimait r?p?ter que ce qui fait toute la diff?rence dans une situation ce sont les personnes, ind?pendamment de l’environnement. Elle passa le trajet en autobus qui la ramenait chez elle, de San Jos? ? Burgos, ? envoyer des messages ? ses amies et en postant des selfies joyeux sur Facebook. Elle descendit ? l’arr?t de la gare ferroviaire de Burgos et, pour profiter au maximum du premier jour de soleil apr?s plus de deux semaines de pluie, elle d?cida de rallonger le chemin qui la ramenait chez elle, en longeant tranquillement le fleuve, accompagn?e par la musique douce et enveloppante de Bon Iver. L’album For Emma, forever ago lui avait ?t? conseill? par Ronald, l’un de ses nouveaux amis de la facult?, un gar?on de San Jos? vraiment int?ressant, avec lequel s’?tait cr??e une v?ritable complicit?, d?s le d?part. Qu’il s’agisse de l’album de Bon Iver ou de son nouvel ami Ronald, Carmen ?prouvait les m?mes sensations intrigantes : elle en d?couvrait chaque jour de nouvelles nuances et tonalit?s, et ? chaque occasion, elle trouvait diff?rentes cl?s d’interpr?tation de la musique et de la personne, d?couvrant de nouvelles ?motions intenses. Les ?couteurs dans les oreilles et le regard fix? sur l’?cran du t?l?phone pour v?rifier en temps r?el les likes de ses amis sur ses pr?c?dents posts sur Facebook, elle s’engagea sur le chemin de terre ? c?t? du fleuve, longeant la for?t de pins de Burgos, r?put?e pour son air sain. Elle respira ? pleins poumons et, pour mieux profiter de ce moment bucolique, elle d?cida de d?crocher de son smartphone, en le rangeant tant bien que mal dans la poche arri?re de son sac ? bandouli?re, d?j? bourr? de cahiers et de livres universitaires. L’herbe humide amortissait ses pas. Elle aimait cette sensation de l?g?ret?, comme une promenade sur les nuages, amplifi?e par l’impact chromatique du coucher de soleil rose et par l’air frais qui, ?manant des derni?res journ?es de pluie, caressait la peau de son visage. Elle marchait insouciante, l’esprit l?ger et les yeux r?veurs ; pour cette raison peut-?tre, elle ne remarqua pas que son t?l?phone ?tait tomb? sur la pelouse, juste ? c?t? d’un banc sur lequel un homme dormait sur le dos, avec une casquette de baseball pos?e sur les yeux et un journal d?pli? sur le ventre et les jambes. Elle arriva chez elle juste ? temps pour le d?ner, apr?s une demi-heure de promenade, pendant laquelle elle laissa aller ses pens?es librement ; mais, alors qu’elle venait de r?aliser la perte de son t?l?phone apr?s avoir pos? son sac dans sa chambre, elle ne put savourer le picadillo [2] de pommes de terre ? la viande, pr?par? d’une main de ma?tre par Conchita. Elle mangea rapidement, sans pratiquement prononcer un mot ; une chose somme toute assez simple, quand Mar et Conchita ?taient assises ? table et pouvaient parler pendant des heures de la couleur de l’herbe. Son p?re ?tait clou? au lit avec une mauvaise grippe, ce qui ?tait un ?v?nement assez rare. Sans lui, le repas ?tait toujours moins joyeux. Une fois son picadillo termin?, Carmen se rendit dans sa chambre pour prendre des nouvelles de sa sant?. « Salut Papa, comment ?a va ? » L’inspecteur Castillo, allong? sur le c?t? en direction de la fen?tre, par laquelle on apercevait une lune p?le et voil?e de nuages bigarr?s vagabondant ind?cis dans le ciel noir, eut bien du mal ? se tourner vers sa fille. « Mal, Carmen. J’ai presque quarante de fi?vre et ? mon ?ge, crois-moi, une temp?rature aussi ?lev?e, ?a n’est pas rien. — Sais-tu que la grippe se dit aussi « Influenza ». Le terme « influenza » d?rive de la forme latine m?di?vale influentia , qui signifie action des astres sur le destin humain ? » L’inspecteur sembla se reprendre. Entendre sa fille citer des mots anciens en latin le remplissait de fiert?. « Bien...et qui te l’a dit ? », demanda-t-il sur un ton volontairement provocateur, avec pour seul objectif de poursuivre la conversation. « C’est toi qui m’as oblig?e ? m’inscrire en philo, non ? » Le clin d'?il de Carmen fit imm?diatement chuter le niveau de tension que l’inspecteur Castillo avait atteint presque instantan?ment : le choix de l’universit? ?tait un point sensible, apportant son lot de discussions interminables avec Carmen, qui ne voulait pas continuer ses ?tudes apr?s le lyc?e. Il l’avait emport?, finalement. « Alors ma grippe est due ? une mauvaise conjonction astrale ? Elle est bien bonne celle-l?. Mais moi, plus qu’? l’?toile de Sirius et ? l’?toile Polaire - qui sont les deux seules que je connaisse - je crois surtout ? ce maudit vent glacial qui a souffl? ces derniers jours ! Tu n’as qu’? le dire ? tes profs de philo ! » L’?clat de rire de Carmen fut accompagn? d’une caresse sur la main de son p?re. « C’est la premi?re fois que je te vois dans cet ?tat, Papa... — ?a devait bien arriver un jour, tu sais, ma fille. Mais ne t’inqui?te pas, avec un peu de repos, je serai m?me plus en forme qu’avant. Raconte-moi plut?t ta journ?e. » Le r?cit de la journ?e ?tait une habitude que l’inspecteur Castillo avait r?ussi ? maintenir avec Carmen ; Mar, elle, s’en ?tait lib?r?e depuis quelques ann?es, fatigu?e d’avoir ? raconter le moindre d?tail de son emploi du temps ? son inspecteur de p?re. « Hier, j’ai pass? mon premier examen universitaire, Papa ! » La voix de Carmen r?sonna dans la pi?ce, fi?re et joyeuse. « Comment ?! », dit l’inspecteur « Je n’?tais pas au courant ! De quel examen s’agit-il ? Combien de temps ?a a dur? ? Quelles questions t’a-t-on pos?es ? Raconte-moi tout, tout de suite ! — Je voulais te faire une surprise ! », r?pondit la jeune femme en souriant, d?crivant ensuite avec une profusion de d?tails l’examen d’histoire de la philosophie, expliquant avec pr?cision les questions pos?es, les r?ponses fournies, les commentaires de ses amis, la satisfaction au moment de recevoir la note. Castillo ?couta la bouche entrouverte et la m?choire inf?rieure sur le point de tomber ? tout moment. Il avait l’?motion facile quand il s’agissait de sa fille. Mais l’humeur de la soir?e changea du tout au tout quand Carmen, apr?s avoir termin? le r?cit de sa journ?e universitaire, relata son trajet de retour. « Malheureusement, ce soir il m’est arriv? un truc pas terrible. — Quoi donc ? » Cette fois, Castillo se redressa avec peine sur le lit, en s’appuyant sur ses coudes, avec un air pr?occup?. « J’ai perdu mon t?l?phone. — Ouf...?a aurait pu ?tre pire. Mais il est pass? o?, nom d’un chien ? » Le mouvement nerveux de la main de son p?re n’?chappa pas ? Carmen. « Papa, si je le savais, il ne serait pas perdu. Je suis s?re que je l’avais quand je suis sortie du bus... » Castillo commen?a ? transpirer. « Et ensuite ? Qu’est-ce que tu as fait ? Tu parles bien de ce beau t?l?phone, qu’on t’a offert ? No?l, qui fait les photos et les vid?os, qui va sur Internet et toutes ces choses qui ne me servent ? rien, ? moi, mais qui t'int?ressent tellement ? — Exact, Papa. Je dois l’avoir perdu pendant le trajet que j’ai fait en traversant le parc. Mince alors...c’?tait une si belle journ?e. — ?coute Carmen, retourne en arri?re, refais le parcours en sens inverse, tu le trouveras s?rement par terre, non ? Tu sais combien il nous a co?t? ce t?l?phone ? — Papa, tu connais le quartier du parc de la gare, c’est pas g?nial, il est neuf heures pass?es et il fait noir dehors ! » Castillo se tourna vers la fen?tre pour v?rifier. Le croissant de lune confirmait l’affirmation de Carmen. L’obscurit? enveloppait Burgos et, vu le balancement des branches des peupliers qui longeaient la route sur laquelle donnait la chambre de l’inspecteur, le vent s’?tait aussi lev?. « ?a va, Carmen, si tu ne t’en sens pas le courage, laisse tomber. Mais ne crois pas que tu auras un autre t?l?phone comme celui-l?, avec ce qu’il nous a co?t? ! Tu sais bien que... », mais Carmen ne le laissa pas terminer, l’interrompant en chantonnant, « ...que ta m?re et moi nous faisons toujours tout ce que nous pouvons pour vous mais nous ne pouvons pas, et nous voulons pas, nous permettre de vous acheter des choses inutiles. » Les regards du p?re et de la fille se crois?rent et Carmen per?ut l’effort que son p?re faisait pour rester s?rieux. « Amen », ajouta-t-elle alors, lui donnant le coup de gr?ce et r?ussissant ? le faire sourire, avant de l’embrasser pour lui dire au revoir. Elle retourna ? la cuisine en lui souhaitant une bonne nuit de sommeil, qui n’arriva pas plus de dix minutes plus tard : l’inspecteur, fi?vreux, s’endormit lourdement. « Tout va bien ? », demanda distraitement Mar, remuant le caf? fumant que Conchita avait tout juste pr?par?. La r?ponse de Carmen fut devanc?e par la sonnerie du t?l?phone de la maison. Les jeunes femmes se regard?rent ?tonn?es : depuis que toute la famille avait un t?l?phone portable, le t?l?phone fixe n’?tait plus utilis? que par des parents lointains et ?g?s pour les v?ux de P?ques et de No?l. Conchita souleva le combin? sous le regard attentif des deux s?urs. « Oui, un instant, je l’appelle tout de suite. Bonne soir?e ? vous, monsieur ». Carmen et Mar se regard?rent pendant un instant avec un air moqueur, jusqu’? ce que la voix de Conchita n’interrompe cette sc?ne de western spaghetti. « Carmen, c’est pour toi. Ronald, si j’ai bien compris. » Carmen se leva d’un bond de sa chaise, se cognant le genou contre la table ; le contrecoup renversa la tasse de caf? sur Mar, seulement partiellement prot?g?e par sa serviette. Le commentaire acide de sa grande s?ur ne se fit pas attendre. « Regarde, il suffit d’un coup de t?l?phone de n’importe quel imb?cile pour la rendre folle. J’ai vraiment une s?ur empot?e ! » Carmen avait d?j? vol? vers le t?l?phone, l’arrachant des mains de sa m?re, excit?e par ce coup de fil inattendu. C’?tait la premi?re fois que Ronald l’appelait, jusqu’? ce jour il s’?tait simplement fr?quent?s ? l’universit?, s’?changeant quelques messages sur WhatsApp et quelques likes sur Facebook, mais aucun des deux n’avait jamais t?l?phon? ? l’autre. « Salut, Carmen, ?a va ? D?sol? de te d?ranger, mais je t’ai envoy? un message important il y a quelques heures et j’attendais ta r?ponse...j’ai essay? de te joindre sur ton t?l?phone portable mais il sonne dans le vide, alors j’ai failli m’inqui?ter. Finalement, j’ai d?cid? de t’appeler chez toi, j’esp?re vraiment que je n’ai pas d?rang? ta famille... — Salut Ronald ! Ne t’inqui?te pas, aucun probl?me. Il ne m’est rien arriv? de grave, j’ai juste perdu mon smartphone dans le parc en rentrant chez moi ce soir. Voil? pourquoi je ne t’ai pas r?pondu. C’?tait pourquoi ? C’est urgent ? — J’aime donner des acceptions ?dulcor?es au concept d’urgence, souvent utilis? de fa?on exag?r?e dans notre soci?t?, demoiselle. » Carmen adorait les r?ponses de Ronald, presque des aphorismes qui laissaient ? l’interlocuteur l’impression de devoir acc?l?rer le rythme de son cerveau pour r?ussir ? suivre le cheminement mental de ce type ?trange. Car Ronald ?tait vraiment ?trange. Grand, tr?s maigre, l’air continuellement n?glig? avec ses cheveux lisses rassembl?s en une longue queue de cheval, ses lunettes ? la John Lennon et une petite barbe mal entretenue poussant de fa?on d?sordonn?e, d?laissant les joues pour se concentrer sur le menton et les pattes. Il ne passait pas inaper?u, ce gar?on. Ronald reprit le fil de la conversation. « Nelly et Alexandra organisent une f?te ce soir, on est invit?s, tu veux venir ? — Wow ! Une f?te ce soir ? Super ! Et ?a se passe o? ? — Les parents de Nelly ont une r?sidence secondaire juste ? c?t? du cimeti?re de Burgos, en pleine campagne, on peut y ?tre en moins de vingt minutes en voiture depuis chez toi. — Mmm...? la campagne ? Ce soir ? Sans t?l?phone ? Au dernier moment ? Avec mon p?re clou? au lit par une grippe terrible ? — C’est ?a. ? la campagne. Ce soir. Avec mon t?l?phone. En te pr?venant une heure ? l‘avance. Avec ton p?re clou? au lit par une petite grippe. » La lucidit? de Ronald ?tait enviable dans ces circonstances. Carmen s’effor?a d’?valuer la situation le plus rapidement possible ; tout compte fait, il ne semblait pas y avoir de contre-indication particuli?re ? l’id?e de participer ? cette f?te et le fait d’?tre accompagn?e par Ronald rendait la chose encore plus excitante. Son p?re devait d?j? ?tre en train de dormir, affaibli par la fi?vre ; sa m?re se mettrait au lit d’ici peu, fatigu?e par sa journ?e et Mar commen?ait ? l’instant ses derni?res r?visions, qui dureraient presque toute la nuit, avant son examen du lendemain. La voie ?tait libre. Son visage s’illumina d’un splendide sourire. Elle r?pondit ? son ami : « Ok, Ronald, c’est bon. Tu passes me prendre ? — Bien s?r, je passe vers dix heures. Je te fais sonner quand je suis en bas. — Et qui va te r?pondre ? J’ai perdu mon t?l?phone ! Laisse tomber, et ne m’appelle pas non plus sur le fixe. Ils seront d?j? tous au lit ou en train de r?viser. C’est moi qui descendrai ? dix heures. ? tout ? l’heure ! — Ah bien s?r, c’est vrai, j’avais oubli?. Alors je t’attends et c’est tout, ? l’ancienne, hein ? ? tout ? l’heure ! » Clic. Clic. En se dirigeant vers la salle de bain, Carmen sentit une agr?able sensation de chaleur envelopper son ventre. *** ? dix heures pr?cises, Carmen descendit rapidement les escaliers situ?s devant la porte de chez elle, en passant une main dans ses cheveux pour tenter de replacer au dernier moment une m?che rebelle qu’elle n’avait pas r?ussi ? ma?triser avec son s?che-cheveux. Le vent du soir avait chass? les nuages et leurs averses de l’apr?s-midi ; l’air ?tait vivifiant et la pleine lune, qui semblait recouverte d’une peinture phosphorescente, dominait solitaire le ciel. Ronald attendait assis dans sa voiture, une Deux-chevaux orange, avec une grosse bosse sur le pare-chocs arri?re, qui avait bien v?cu. Son bras gauche ?tait appuy? sur la fen?tre baiss?e et il fumait un cigarillo fonc? de mauvaise qualit?, dont l’odeur (non, on ne pouvait vraiment pas parler de « parfum ») avait satur? l’air de l'habitacle d?s les premi?res bouff?es. Il portait une chemise ? carreaux blanc et bleu, par-dessus un t-shirt en coton blanc avec une improbable image de drapeau du Royaume-Uni, un jean trou? et, aux pieds, une paire de Converses vert kaki. Carmen l’embrassa sur les deux joues, puis monta dans la voiture et commen?a ? tousser. « Mais c’est quoi cette odeur horrible ? », demanda-t-elle d’un ton volontairement acide, qu’elle ?dulcora imm?diatement d’un sourire qui mit en ?vidence ses fossettes. « Un truc de famille, Carmen, un truc de famille. Mais de la super came. C’est un cigarillo de mon grand-p?re, il en a fum? vingt par jours depuis l’?ge de douze ans. — Et quel ?ge il a maintenant ? — Maintenant ? Il est mort. ? quarante ans, d’une tumeur aux poumons. Je ne l’ai jamais connu. » Il y eut un instant de silence, pendant lequel Ronald aspira profond?ment une bouff?e de fum?e. « Tu plaisantes, n’est-ce pas ? », demanda Carmen ? voix basse. « Non, c’est vrai qu’il est mort, mais je suis certain qu’il a v?cu heureux, notamment gr?ce ? ces d?licieux cigarillos ...tiens, tu veux essayer ? — Jamais de la vie, Ronald ! Allez, d?marre. J’ai envie de bouger un peu. Et arr?te de te moquer de moi, imb?cile que tu es... ». Ronald mit le moteur en route, fit une man?uvre pour sortir du parking et avan?a tranquillement, en allumant la radio. La musique de Coldplay enveloppa les pens?es l?g?res et parall?les des deux jeunes gens, qui ne parl?rent pas beaucoup pendant le trajet, tous deux absorb?s par les mots de Chris Martin et par sa voix parfois grave, parfois aig?e. En moins d’un quart d’heure, ils arriv?rent ? la f?te. Nelly, la ma?tresse de maison, attendait les invit?s en se dandinant un chandelier ? la main devant le grand portail de la propri?t?, derri?re lequel on pouvait entrevoir le majestueux jardin de la r?sidence secondaire de la famille. Au centre du jardin, les jets d’une vieille fontaine ronde, illumin?s d’en bas par des projecteurs color?s, s’?levaient dans le ciel, d?passant la statue plac?e au centre de cette m?me fontaine, un ?ros improbable mal copi? sur celui de Piccadilly Circus. Dans la partie ext?rieure, situ?e devant le portail, se trouvait un pr? verdoyant que les invit?s d?j? arriv?s n’avaient pas h?sit? ? utiliser comme parking, chose que fit ?galement Ronald, en entrant en marche avant dans l’espace libre mais ?troit entre une Clio amarante et une Volvo bleue de grosse cylindr?e. « Merci Ronald, mais l?, je ne peux pas ouvrir », dit Carmen, apr?s avoir tent? d’ouvrir la porti?re avec le plus de d?licatesse possible, pour ?viter d’ab?mer la Volvo voisine. « Moi non plus. », r?pondit-il, « Mais ne t’inqui?te pas, la Deux-chevaux est une voiture aux ressources infinies ! ». Il commen?a ? tourner une manivelle qui pendait de la capote, pr?s du miroir du r?troviseur et le toit de la voiture s’ouvrit tout doucement. « G?nial ! En voil? une voiture moderne ! », s’exclama Carmen qui, sans se faire prier, sauta avec agilit? sur les si?ges arri?res et depuis ces derniers, atterrit en un clin d'?il sur le gazon, imit?e par Ronald. « Une fa?on styl?e d’arriver ? une f?te, non ? » Nelly s’?tait approch?e, le chandelier toujours allum? entre ses mains pour ?clairer le gazon. Elle affichait un sourire radieux, qui ?tait le fruit de cinq ann?es de soins d’orthodontie et d’une somme non n?gligeable d?pens?e par son p?re. « Salut Nelly ! Quelle id?e splendide cette f?te ! On peut d?j? entrer ? », demanda Carmen, en embrassant sur les deux joues son amie et se dirigeant vers le chemin d’acc?s avant m?me de recevoir une r?ponse. « Bien s?r, vous passez la fontaine et vous continuez sur la droite. Ensuite vous suivez les lumi?res, vous ne pouvez pas vous tromper, ok ? — No problem ! J’ai fait des choses bien plus compliqu?es dans ma vie », r?pondit Ronald avec son habituelle ironie. Ils s’engag?rent dans le jardin en suivant le son de la musique, diffus?e par le DJ ? un volume assourdissant, plut?t que les lumi?res indiqu?es par Nelly ; les seuls voisins de la propri?t? ?tant les occupants du cimeti?re tout proche, il n’y avait aucun risque qu’ils se plaignent du bruit. Misjudged your limits Pushed you too far Took you for granted I thought that you needed me more more more! « Boys don’t cry ! Fantastique ! ». L’?motion de Carmen surprit Ronald, qui avait pour la musique un simple int?r?t superficiel. « Comment fais-tu pour conna?tre une chanson qui date d’il y a trente ans ? partir de deux strophes entendue de loin ? », demanda-t-il en la regardant droit dans les yeux, comme pour souligner son sentiment de surprise. Carmen r?pondit avec nonchalance sans se tourner vers lui. « C’est une passion que mon p?re m’a transmise. Il a une culture musicale infinie et il nous a ?duqu?e ma s?ur et moi au pain et au rock depuis l’enfance. Et quand nous ?tions petites, il nous disait le titre et l’auteur d’une chanson, et la chantait dans son anglais approximatif, ce qui nous permettait cependant de suivre le texte beaucoup plus facilement en ?coutant les versions originales, tu comprends ? — Bien s?r. Je comparerais cela ? une forme de bilinguisme. Vous avez absorb? presque inconsciemment sa culture musicale, comme les enfants, dont les parents ont deux nationalit?s diff?rentes, apprennent gratuitement les langues de leur p?re et de leur m?re, sans aucun effort. Une sorte d’apprentissage par osmose, voil?. — Plus ou moins... », r?pondit Carmen sans trop de conviction, juste avant d’apercevoir, apr?s une l?g?re courbe du sentier sur la droite, l’entr?e du salon o? se d?roulait la f?te. La musique ?tait forte et l’installation diffusait les basses avec une puissance singuli?re, qui semblaient rebondir dans le ventre des jeunes. Carmen et Ronald se jet?rent sur la piste, illumin?s par un stroboscope des ann?es soixante-dix qui lan?ait par intermittence des rayons de diff?rentes couleurs, dans le plus pur style des ?p?es Jedi de la Guerre des ?toiles. Carmen prit au passage un shot de vodka citron pos? sur le plateau d'un serveur qui d?ambulait dans la foule et le but par petites gorg?es rapides, sans s’arr?ter de danser. Il lui sembla que le stroboscope augmentait progressivement la fr?quence des coups d’?p?es Jedi et cette image la fit sourire ; un sourire qui apr?s cette dose de vodka devint rapidement un ?clat de rire. Un autre serveur avec des petites moustaches qui semblaient peintes sur son visage passa rapidement pr?s d’eux et Carmen ne laissa pas ?chapper le verre de t?quila qu’il transportait et qu’elle avala d’un trait sans m?me y penser. « Vas-y doucement, Carmen, tu n’es pas habitu?e ? boire », cria Ronald, sans s’arr?ter de suivre le rythme au centre de la piste, essayant de couvrir avec sa voix les d?cibels de la musique. Mais Carmen ne sembla pas entendre et, petit ? petit, elle disparut dans la cohue dansante, absorb?e par l’enthousiasme des f?tards. *** Le taxi arriva sur la place situ?e devant le grand portail de la villa peu avant onze heures. ? l’entr?e, les all?es et venues n’avaient pas cess?, bien que la majorit? des invit?s se soit d?j? dirig?e vers la piste de danse et vers le bar adjacent, o? l’alcool coulait ? flot et, surtout, gratuitement. La formule, barra libre [3] dans les f?tes priv?es, garantissait un pourcentage de personnes ivres bien sup?rieur aux normes des f?tes universitaires. Un homme de taille moyenne descendit du taxi, paya sans demander son reste et s’approcha sans attendre de la grille. Il savait que son arriv?e serait vue par la majorit? comme un fait pour le moins ?trange, ou peut-?tre le craignait-il, mais il s’effor?a de se comporter de la fa?on la plus naturelle possible. Il portait un t-shirt en coton bleu avec une petite ?toile blanche au dos, un jean fonc? moulant et des bottes noires ? lacets blancs. Sur sa t?te, ?tait pos?e une curieuse casquette rouge de baseball. Nelly eut beaucoup de mal ? masquer sa surprise. « P?re Juan ! Quel plaisir ! Quel bon vent vous am?ne ? » Elle ?tait certaine de ne pas l’avoir invit?. Il ne manquerait plus que ?a, inviter un pr?tre ? une f?te ?tudiante ? la campagne. Qui sait comment il avait eu connaissance de la f?te, et qui sait comment lui ?tait venue l’id?e d’y participer. Nelly remarqua l’embarras affich? sur le visage de son interlocuteur et pour faire passer ce moment de g?ne, elle pr?f?ra lui expliquer imm?diatement le chemin pour arriver au salon. « Tu passes la fontaine, tu suis le sentier sur la droite, et juste apr?s tu trouveras la f?te, ok ? J’arrive dans quelques instants, il est d?j? onze heures, je crois que les invit?s sont tous arriv?s maintenant. Et j’ai une envie folle de me jeter sur la piste moi aussi ! » La jeune femme lui lan?a un regard d?nu? de toute malice, recevant pour seule r?ponse un sourire fuyant, tout juste esquiss?. L’homme s’alluma une cigarette et se lan?a, l?g?rement vout?, sur le sentier illumin? par de petites torches parfum?es. Son arriv?e dans le salon principal de la f?te fut pour lui comme un coup de poing dans l’estomac. Volume de la musique tr?s ?lev?. Au milieu de la salle, des jeunes avec des rastas frappant violemment sur des bidons m?talliques, en totale symbiose avec le rythme de la musique diffus?e par les caissons de basse ? deux mille watts, qui semblait vouloir se frayer un chemin ? coups de coudes dans les visc?res de chacun des participants. Les rayons de lumi?re ?manant du stroboscope suspendu au centre du salon et le parfum de l’apr?s-rasage m?lang? ? l’odeur de sueur de la foule. Des serveurs dans des tenues visiblement informelles, mais portant tous un n?ud papillon blanc comme signe distinctif, qui se d?pla?aient sans cesse dans la salle brandissant sur une main plac?e en hauteur, juste au-dessus des t?tes des invit?s, des plateaux argent?s recouverts de boissons alcoolis?es et d’alcools forts, qui ?taient vides quelques minutes seulement apr?s avoir ?t? remplis. Il d?cida de rester en marge de la cohue, appuy? au montant de la gigantesque baie vitr?e, qui dans les m?andres de sa m?moire le ramena quelques ann?es auparavant lorsqu’il ?tudiait la conception de l’architecture organique de Wright : elle garantissait la continuit? essentielle entre le grand salon et le parc adjacent. Observant la situation ? la d?rob?e, il remarqua des personnes sortir parfois du cercle infernal pour prendre l’air dans l’immense parc de la propri?t?, o? des groupes de gar?ons et de filles se formaient avec une rapidit? surprenante et se d?faisaient avec autant de rapidit?, submerg?s par l’appel de la musique, trop intense pour rester trop longtemps dans le jardin ? discuter. Il leva les yeux au ciel et remarqua un long nuage gris qui commen?ait ? voiler la pleine lune qui, jusqu’? ce moment-l?, avait incontestablement domin? cette nuit ti?de costaricienne. « Faisons un petit tour », pensa-t-il, se dirigeant ? pas rapides vers le grand escalier de marbre blanc qui, partant du fond du couloir, s’?levait, magistral derri?re la salle de bal. L’escalier l’emmena au premier ?tage, exactement au-dessus du salon o? se d?roulait la f?te ; lorsque les percussionnistes redoublaient de fougue, il pouvait sentir le sol vibrer. Il remarqua deux portes en bois massif, l’une sur la droite et l’autre sur la gauche, tandis qu’en face des escaliers, apr?s un salon ovale, une autre grande baie vitr?e, en tout point identique ? celle du rez-de-chauss?e, permettait de profiter d'une vue imprenable sur le jardin. La douce moquette bleue amortissait ses pas et cela lui donna envie de retirer ses bottes, ce qu’il fit, poursuivant d?chauss? son petit tour d’exploration. Il traversa la pi?ce et profita pendant dix bonnes minutes du panorama, envelopp? par l’obscurit?, savourant calmement une cigarette tout juste allum?e et s’amusant de temps en temps ? observer la fum?e monter vers le plafond incurv?. Le nuage d?color? aper?u quelques minutes auparavant, avait entre-temps termin? son op?ration de couverture de la lune. Ce fut pendant l'un de ces moments d'observation qu’eut lieu, de fa?on inattendue, la panne d’?lectricit? ; les amplis du DJ ?taient dignes d’un concert de U2 et l’installation ?lectrique de l’?difice n’?tait pas con?ue pour assumer une telle charge. Le silence inopin? le prit par surprise, mais cela ne l’emp?cha pas de percevoir une sorte de r?le provenant de l’une des pi?ces qui donnaient sur le salon. Il devait s’agir d’une jeune femme faisant un r?ve ; le son semblait guttural mais il ne comprenait pas s’il s’agissait d'un g?missement de plaisir ou de douleur. Il d?cida de rester immobile, tendant l’oreille et ne pouvant s’emp?cher de se sentir comme un setter qui cherche fi?vreusement ? localiser la source des sons per?us. Le silence l’enveloppa et, accompagn? par la nuit noire, il provoqua en lui une sensation d’inconfort. Il r?cup?ra ses bottes, s’approcha de la porte en bois massif d’o? provenait le bruit qu’il avait entendu et il baissa d?licatement la poign?e en laiton, qui n’opposa aucune r?sistance. Il ouvrit la porte et se trouva dans une grande pi?ce, dans laquelle, sur un grand lit, deux types en cale?ons semblaient s’acharner sur une femme b?illonn?e, nue, attach?e par les mains et les chevilles ? la t?te et aux pieds du lit, o? les v?tements des hommes avaient ?t? entass?s. L’un des deux ?tait pench? sur le nombril de la malheureuse, tandis que l’autre semblait la caresser avec vigueur sur le visage. Il eut l’impression qu’il s’agissait, plut?t que des caresses, de tentatives pour lui faire tourner la t?te et l’embrasser. Elle r?sistait, bien que semblant totalement ? bout de forces, ?mettant des g?missements confus dans un ?tat de choc ?vident. La pi?ce ?tait faiblement illumin?e par des bougies ?parpill?es ?a-et-l? desquelles s’?chappait un intense parfum de vanille, qui se m?langeait ? l’odeur de marijuana que deux autres hommes ?taient en train de fumer, affal?s sur de vieux fauteuils recouverts de velours vert. Le courant fut r?tabli quelques minutes plus tard, inondant la pi?ce de musique, dans laquelle personne ne semblait s’?tre rendu compte de son entr?e. Les deux jeunes ? moiti? nus continu?rent de harceler la jeune femme, entre gloussements et regards entendus, tandis que les deux autres, les yeux mi-clos, se pass?rent le joint en faisant un « check » de leur main libre. Il croisa le regard de la jeune femme et il eut l’impression qu’elle ?tait sur le point de pleurer, bien que son expression soit totalement vide au point d’?tre difficilement intelligible. Il ne put s’emp?cher d’admirer le corps nu de la femme. Sa peau ?tait tr?s blanche, ses jambes muscl?es. Ses longs cheveux lisses caressaient ses ?paules et couvraient partiellement son visage, d?coiff?s par les mains des deux jeunes au-dessus d’elle. Il tira une derni?re bouff?e de cigarette, jeta le m?got par la fen?tre ouverte et s’assit sur le lit, en lui caressant les jambes. Ce fut seulement ? cet instant que les deux hommes fumant de la marijuana se rendirent compte de son entr?e et, presque ?tonn?s de cette approche inattendue, commenc?rent ? battre le rythme avec les mains, en criant « du sexe, du sexe ! ». Les deux autres, sans se presser, retir?rent leur cale?on, se frottant sur la fille au rythme des battements de mains de leurs amis. Retirant ses v?tements, il se joignit ? eux, commen?ant ? caresser le corps de la malheureuse, dont les yeux humides commenc?rent ? lib?rer de fines larmes sal?es. Dehors, la lune de la nuit costaricienne se perdit d?finitivement, occult?e totalement par les nuages. L’orgie dura moins de dix minutes mais, pour lui, c’?tait suffisant ; l’excitation effr?n?e, amplifi?e par l’effet de la marijuana, le conduisit en tr?s peu de temps ? un orgasme sauvage et haletant, qu’il atteignit en mordant les draps froiss?s du lit ? baldaquins et en serrant en extase le bord d’un oreiller. Puis, il se releva, arrangea ses cheveux, ramassa ses v?tements au pied du lit, et tira une derni?re fois sur le joint avant de sortir de la pi?ce. Assomm?, le regard embrum?, le salon du premier ?tage de la villa sembla tourner sur lui-m?me ; cependant, il entrevit dans la p?nombre, non loin du grand escalier, un gar?on qui soutenait la t?te d’une amie, dont le corps semblait d?nu? de toute force sur la moquette. Il se tourna imm?diatement de l’autre c?t?, pour ?viter les ennuis, esp?rant ne pas se faire remarquer. Mais le jeune homme, qui semblait nerveux, lui demanda de l’aide, et leurs regards se crois?rent pendant un bref instant, imperceptible mais concret, juste avant qu’il descende l’escalier, sans daigner r?pondre, se dirigeant d’un pas assur? vers la sortie de la propri?t? et passant de temps en temps les doigts dans ses cheveux encore tremp?s de sueur. Il se rendit compte qu'il avait oubli? sa casquette de baseball dans la chambre ; elle aurait ?t? bien pratique pour couvrir son visage, mais il d?cida de ne pas la r?cup?rer pour ?viter de rencontrer ? nouveau ce type et sa belle endormie, qui s’?tait probablement ?vanouie. Il traversa le parc en vitesse, le regard baiss?, faisant tout son possible pour ?viter de croiser les regards des gens, arrivant au parking avec le c?ur battant plus vite que d’habitude, encore charg? de la mont?e d'adr?naline provoqu?e par sa toute derni?re exp?rience. De nombreux taxis attendaient les rescap?s de la f?te ; il monta dans le premier disponible et, une fois ? l’int?rieur, il renifla ses mains encore impr?gn?es de l’odeur du sexe de la jeune femme m?lang?e ? celle de la marijuana, et finalement il se d?tendit, s’effor?ant d’inscrire dans sa m?moire cette orgie m?morable. « Calle del Tesoro , merci », dit-il d’une voix rauque au chauffeur, restant ainsi les yeux ferm?s et les doigts pr?s des narines, pendant quelques minutes, assis sur le si?ge arri?re et berc? par les ?chos de la musique de la f?te, d?sormais lointain fond sonore d’une soir?e unique, se laissant porter vers son destin. Il avait un rendez-vous qui, sous peu, allait changer le cours de sa vie, mais il ne le savait pas encore. *** Depuis la coupure d’?lectricit?, la confusion avait gagn? le rez-de-chauss?e. Nelly se d?crochait la m?choire pour demander aux participants de rester tranquilles, tout en affirmant que la panne serait r?par?e rapidement. Les invit?s, berc?s par l’euphorie de la f?te, en avaient profit? pour entonner des chansons et s’adonner ? toute sorte de danse, s’amusant de la situation, heureux et insouciants. Ronald avait saisi l’occasion pour se d?gager de l’?treinte verbalement tentaculaire de l’une de ses admiratrices qui l’ennuyait depuis presque une demi-heure, l’emp?chant de partir ? la recherche de Carmen. Il s’?tait ?lanc? dans le jardin et avait commenc? ? l’appeler, tentant vainement de couvrir le volume des chants des f?tards ?m?ch?s. Il avait m?me essay? d’amplifier sa voix en s’aidant de ses mains, plac?es autour de sa bouche tel un m?gaphone, mais les r?sultats n’avaient pas ?t? meilleurs ; il avait alors tent? de l’appeler sur son t?l?phone, oubliant que ce dernier avait ?t? ?gar? pendant l’apr?s-midi. Entre temps, la pluie s’?tait mise ? tomber, ? la grande satisfaction des rescap?s du bal, transpirants et d?braill?s, enfum?s et alcoolis?s, qui profit?rent de l’averse pour prendre une douche rafra?chissante ? ciel ouvert, improvisant des rondes et des chants de bistrot, sans jamais arr?ter de boire. Il ?tait rentr? dans la maison et, en traversant la salle de bal d?sormais presque vide, il s’?tait dirig? vers l’escalier de marbre blanc, qu’il avait grimp? en courant, sautant les marches deux ? deux, prenant garde ? ne pas tr?bucher dans l’obscurit?. Il ?tait arriv? dans le grand salon avec le tapis bleu et avait aper?u Carmen, appuy?e au montant d’une porte. Ses genoux ne semblaient pas r?ussir ? soutenir son poids ; elle serrait dans l’une de ses mains une bouteille de vodka vide et elle chantait ? tue-t?te, les yeux ferm?s, une chanson en anglais qu’il ne parvenait pas ? d?chiffrer. Elle ne s’?tait pas rendu compte de l’arriv?e de son ami, qui s’?tait empress? de lui prendre la t?te entre les mains, s’adressant ? elle avec vigueur. « Carmen, Carmen ! Tu es ivre morte ! Je t’emm?ne tout de suite, allez, tu ne peux pas rester ici dans cet ?tat ! » Il avait parl? d’une voix stridente, encha?nant les mots, b?gayant presque : sous l’emprise du stress, l’aplomb de Ronald, qui plaisait tant ? Carmen, s’?vanouissait mis?rablement. La jeune femme s’?tait immobilis?e quelques secondes, puis s’?tait laiss?e aller tout ? coup, s’abandonnant dans les bras de son ami, qui l’?tendit inconsciente sur le tapis. Finalement, le courant ?tait revenu et la musique avait repris, inattendue et explosive, elle augmentait sans cesse, surmont?e des cris alcoolis?s des personnes rassembl?es au rez-de-chauss?e. Ronald laissa Carmen un instant et courut en bas pour trouver un peu d’eau ; en entrant sur la piste de danse, il eut l’impression que les murs tremblaient, que le sol se soulevait, que sa t?te ?tait transperc?e par la lame glac?e d’une ?p?e, mais il trouva malgr? tout la force de traverser la cohue des personnes qui avaient recommenc? ? danser. Puis il atteignit le barman, auquel il demanda une bouteille d’eau fra?che. Il remonta en vitesse aupr?s de Carmen, qui ?tait toujours ?tendue sur le tapis dans l’angle du salon. C’est ? cet instant qu’il vit un homme grand et fris? sortir d’une pi?ce, l’air n?glig? et visiblement essouffl?. Cet homme semblait v?ritablement press?, mais il ?tait le seul ? qui Ronald pouvait s’adresser dans ce moment de n?cessit?. Nerveusement, il lui demanda de l’aide, croisant son regard fuyant, mais il ne re?ut aucune r?ponse de l’homme, qui descendit rapidement les escaliers, disparaissant dans la confusion du rez-de-chauss?e. « Connard ! » lui cria Ronald, bien que sa voix f?t couverte par le volume de la musique, avant de focaliser ? nouveau son attention sur Carmen, lui versant doucement de l’eau fra?che sur le visage et la for?ant de temps en temps ? en boire quelques gorg?es. La jeune femme se r?veilla en toussant, s’appuyant avec peine sur les ?paules de son ami pour r?ussir ? redresser le dos, et cherchant l’air ? pleins poumons. « Carmen, r?veille-toi, je t’en supplie ! ». Les mains de Ronald tremblaient en raison de la tension qui s’?tait empar?e de lui et sa voix semblait se r?percuter sur le plafond haut du salon, malgr? les ?chos de la musique diffus?e par le DJ, qui arrivaient du rez-de-chauss?e. Carmen battit des paupi?res dans un ?tat de semi-conscience, avant de relever le dos tout ? coup et de vomir sur le tapis persan. Ronald fit un bond en arri?re pour ne pas ?tre sali, retenant lui aussi un haut-le-c?ur, tout en essayant de ne pas l?cher sa t?te, qui semblait pouvoir se d?tacher d’un moment ? l’autre, tellement le corps de la jeune femme ?tait exempt de force. « Ram?ne-moi chez moi, Ronald. S’il te pla?t », fut la supplique de Carmen, bafouill?e entre ses dents, le front perlant de sueur, les cheveux tremp?s et en d?sordre. « Bien s?r, Carmen. Je te ram?ne tout de suite. » Il souleva son amie ? bout de bras, tout en soutenant sa nuque, puis il descendit lentement les escaliers, sentant augmenter le volume de la musique provenant du bas. Il traversa la salle de bal du rez-de-chauss?e le plus rapidement possible et il poursuivit fermement sur le sentier du parc, arrivant au parking ?puis? et haletant. Par chance, la Volvo qui, ? l’arriv?e, avait emp?ch? Carmen de sortir ?tait d?j? repartie. Il ouvrit la porti?re arri?re de la Deux chevaux en grand, pla?a d?licatement Carmen sur le si?ge mouill? - le toit de la voiture ?tait rest? ouvert pendant toute la dur?e de l’orage. Puis, il conduisit en direction de la maison de la jeune femme, lui demandant ? voix basse de ne pas salir sa voiture, dans la mesure du possible. ? l’arri?re, Carmen r?pondit par l’affirmative, d’un simple signe de t?te, avant de s’endormir d’un coup avec un sourire ?trange sur le visage, ivre comme elle ne l’avait jamais ?t? de toute sa vie. Une fois arriv?e ? destination, accompagn?e jusque sur le seuil par Ronald, elle r?ussit ? grand peine ? rentrer dans l’appartement, envelopp?e dans le silence de la nuit, avant de s’?crouler dans son lit encore toute habill?e. Mar, pench?e sur ses livres dans la chambre d’? c?t?, ne se rendit compte de rien. Elle s’abandonna ? des r?ves agit?s, dont elle ne garderait aucun souvenir le lendemain. Une enqu?te complexe I wish I was a sailor with someone who waited for me I wish I was as fortunate as fortunate as me I wish I was a messenger and all the news was good. (Pearl Jam) Lundi. D?s que les journ?es les plus froides de ce d?but de printemps pass?rent, la grippe de Castillo passa elle aussi peu ? peu. Apr?s sa p?riode de repos, il ?tait finalement pr?t ? retourner travailler, charg? d’?nergie et de bonnes r?solutions. Ce matin-l?, il se leva rapidement, sortit en sifflant de la douche, se rasa en vitesse, s’aspergea d’apr?s-rasage et d?cida de porter, comme pour c?l?brer son retour au travail, (c’?tait la premi?re fois depuis de nombreuses ann?es qu’il s’absentait deux semaines de suite), le costume de velours noir avec son gilet assorti, qui le faisait beaucoup ressembler ? un vieux joueur de billard. Cela lui plaisait, car, adepte de la goriziana [4] , il avait pass? pendant ses ?tudes universitaires plus de temps sur la table verte que sur ses livres de jurisprudence. Pour le petit d?jeuner, Conchita lui pr?para un caf? double accompagn? de churros tout juste frits et Castillo la remercia d’un baiser sonore sur la joue. Elle, comme toujours, tenta de feindre l’indiff?rence pour cette manifestation chaste d’affection, mais elle fut trahie par son sourire de satisfaction mal dissimul?. C’?tait une femme encore charmante, avec ses yeux verts ench?ss?s dans un visage ovale, de longs cils noirs, les pommettes hautes et un sourire parfait. Ses longs cheveux noirs descendaient avec souplesse sur ses ?paules et quelques fils argent?s commen?aient ? se montrer ?a-et-l? ; cela ne la pr?occupait pas vraiment, ce qui ne faisait qu’augmenter le sentiment de l’inspecteur Castillo, amoureux et fier du peu d’importance que sa femme attribuait aux questions d’apparence. « Me..merci, mon..mon amour », dit-il avec difficult?, enfon?ant les dents dans le churro le plus dor? et fermant les yeux ? chaque bouch?e pour en souligner la d?licatesse. « De rien, mon cher », r?pondit Conchita, lui tournant le dos pour ouvrir la fen?tre de la cuisine, certaine de trouver une averse dans ce ciel de plomb : son mari b?gayait quand il pleuvait. Et quand la pluie ?tait particuli?rement intense, comme ce matin-l?, les mots semblaient m?me ne pas vouloir sortir de sa bouche. Dans ces cas-l?, la langue de Castillo se bloquait sur le palais, insensible aux efforts de l’inspecteur, avec une pointe de sadisme qui provoquait en lui une g?ne ind?sirable, dont il se d?barrassait uniquement en fermant violemment la bouche tout en serrant les m?choires pendant quelques secondes, et en g?n?ral en fermant en m?me temps les yeux. Une op?ration compliqu?e mais efficace. Mar et Carmen entr?rent presque en m?me temps dans la cuisine, toute deux encore engourdies par une nuit sans sommeil, l’une en raison des r?visions, l’autre revenant d’une f?te universitaire pour le moins mouvement?e et trop arros?e. Elles salu?rent leurs parents d’un baiser sur la joue simplement esquiss? et s’assirent en face l’une de l’autre. Mar aimait passer une main dans ses cheveux courts, noirs de jais, que la plupart des gens ne croyait pas naturels ; elle avait un sourire solaire orn? d’une dentition digne d’une publicit? et deux joyaux verts ? la place des yeux, h?ritage chromosomique ?vident provenant de sa m?re. Elle ?tait la plus ?g?e et la diff?rence physique entre les deux ?tait flagrante ; ? vingt-deux ans, c’?tait d?j? une femme, dot?e d’une poitrine ronde et de fessiers toujours mis en valeur dans les v?tements serr?s qu’elle aimait porter. Castillo vivait cette situation non sans inqui?tude, en raison du peu de confiance qu’il nourrissait ? l’?gard de la nouvelle g?n?ration. Cependant, il s’effor?ait de se rassurer en pensant aux excellents r?sultats scolaires de sa fille qui, selon ses crit?res implacables, ?tait tr?s intelligente. Carmen, en revanche, portait encore les traits de l’adolescence et ? vingt ans, contrairement ? la majorit? des personnes de son ?ge, elle n’avait pas encore termin? sa croissance. Ses seins ?taient ? peine dessin?s, elle faisait presque dix centim?tres de moins que sa s?ur et pesait vingt kilos de moins. Sur son visage, aux traits durs soulign?s par sa maigreur quelque peu excessive, ressortaient de curieuses taches de rousseur concentr?es surtout sur les joues ; ses cheveux longs et ondul?s, mal entretenus, contribuaient ? cr?er un personnage non conventionnel qu’elle aimait interpr?ter en-dehors de chez elle, notamment dans les occasions o? elle r?ussissait ? se joindre ? Mar et ses amis. « N...nuit charg?e, les filles ? », demanda Castillo, avant de boire son caf? bouillant ? petites gorg?es qui, apr?s des journ?es de grippe accompagn?es de tristes tisanes curatives, lui sembla meilleur que jamais. Conchita fit chauffer de l’eau et y immergea deux sachets de th?, sachant qu’il ferait du bien aux estomacs barbouill?s de ses filles. Le parfum de l’infusion envahit rapidement la pi?ce et sembla avoir un effet b?n?fique imm?diat sur Mar, qui passa en quelques secondes de l’?tat de catalepsie dans lequel elle s’?tait pr?sent?e dans la cuisine ? celui d'hyperactive qui rendait Castillo nostalgique de la vie rythm?e d?sormais lointaine qui caract?risait son pass? d’?tudiant brillant. Les questions de sa fille a?n?e le prirent au d?pourvu. « Papa, tu retournes au travail aujourd'hui ? Tu en as envie ? Tu es sur une affaire ? Il s’est pass? quelque chose d'int?ressant ces derniers jours ? Tu as vu comme il pleut ? Esp?rons que tu n’aies pas trop besoin de parler ! Maman, ce th? est d?licieux ! Carmen, tu te r?veilles ? » Et ainsi de suite. Carmen, serrant entre ses mains la tasse fumante pr?par?e par sa m?re, resta dans son ?tat catatonique. Bien que press? par les demandes de sa fille a?n?e, l’inspecteur Castillo ferma les ?coutilles et se tint ? l’?cart des dix minutes de conversation qui suivirent - si on pouvait parler de conversation, ?tant donn? que m?me Conchita pr?f?rait dans ces situations renoncer ? intervenir dans le flux de questions en suspens de sa fille. Ses pens?es commenc?rent ? affluer librement. Il se concentra sur les principales chroniques de faits divers qui avaient eu lieu pendant la p?riode qu’il avait pass?e au lit, essayant d’identifier celles qui pourraient s’av?rer de nouvelles opportunit?s de travail pour lui et pour le Slave. Il avait besoin d’impr?gner son esprit, apr?s des jours de maladie, et il ressentit une agr?able charge d’adr?naline monter peu ? peu dans son estomac. Une rafale de vent soudaine fit claquer les battants de la fen?tre. « M..mesdames...j..je vais au t...travail. Belle j...journ?e, n’est-ce pas ? On se voit ce s...soir ». Il enfila son imperm?able vert, saisit le premier parapluie qui lui tomba sous la main et souffla un baiser vers ses femmes, qui lui rendirent son salut, sauf Carmen, qui resta immobile avec sa tasse entre les mains. L’Alfa 159 attendait Castillo de l’autre c?t? de la rue, flambante comme toujours, mais les jours d’arr?t forc? pendant la maladie ne lui avaient pas fait du bien : l’inspecteur mit presque dix minutes pour allumer le moteur - plus que le temps qu’il lui aurait fallu pour arriver au bureau en marchant – le tout accompagn? de ses jurons grossiers et des railleries de Mar qui l’espionnait derri?re les rideaux de la fen?tre. La chose qui le rendait encore plus furieux dans ces situations, ?tait que les injures n’?taient pas le moins du monde affect?es par le b?gaiement : elles sortaient de sa bouche claires, nettes, indiscutables, peu importe l’intensit? de la pluie. Il alluma la radio et commen?a ? tapoter du bout des doigts sur le volant au rythme de la musique, roulant comme ? son habitude ? faible vitesse, se moquant des regards de m?pris, parfois accompagn?s d’insultes, des conducteurs plus jeunes qui le d?passaient. Conduire sa voiture ?tait l’un des rares moments pendant lesquels son cerveau se d?tachait des pens?es quotidiennes, une sorte de zone franche qui lui permettait d’analyser les situations d’un point de vue externe et ? plusieurs occasions, ce d?tachement lui avait permis de trouver la solution dans des affaires qu’il suivait. Il arriva en peu de temps au parking de la Calle Arenal . Il descendit calmement de la voiture, acheta un journal ? l’angle de la rue, le mit sous son bras et, traversant la Plaza Allende , continua d’un pas tranquille vers son bureau non loin de l?. On aurait dit que l’?glise de San Isidro et l’auberge Hermosa se regardaient en chiens de fa?ence, chacune sur son c?t? de la place. Entre-temps, la pluie avait cess? et cela le tranquillisa davantage pour son retour au travail m?me si, depuis toutes ces ann?es, le b?gaiement ne constituait plus un probl?me insurmontable pour lui. Il entra dans le bureau en ouvrant la porte doucement, comme s’il ne voulait pas se faire remarquer, mais le volume de la radio qui passait You shook me all night long aurait quoi qu’il en soit couvert le bruit. Il trouva le Slave s’affairant avec le modem, accroupi ? c?t? de son ordinateur ; il avait la t?te rentr?e dans les ?paules pour ne pas cogner sa nuque contre la table et, ? voir la grimace sur son visage, cette position contre nature ne devait pas ?tre tr?s confortable. Il s’?claircit la voix, mais cela ne fut pas suffisant pour signaler sa pr?sence au Slave. Il opta alors pour une intervention radicale, ?teignant la radio juste avant le refrain. Un geste d’une violence inou?e, pour un fan de rock comme lui, qui autrefois, alors qu’il ?tait ? l’universit?, ?tait all? jusqu’? t?l?phoner ? la radio nationale pour se plaindre du DJ qui avait coup?, en d?pit du bon sens, Sultans of Swing juste avant le solo final. Le silence soudain dans le bureau eut l’effet esp?r?, attirant l’attention du Slave, qui ?mergea depuis le dessous de la table en ?tirant son dos, le modem toujours ? la main. « Alors ? Tu ne l’as pas encore ramen? ce truc ? », attaqua Castillo, accrochant son imperm?able vert sur le porte-manteau plac? ? c?t? de l’entr?e. « Bonjour inspecteur, bon retour ! », r?pondit en souriant le Slave, lui tendant une main que l’inspecteur serra avec sa vigueur habituelle accompagn?e d’un sourire affable qu’il r?servait ? ses amis. « Pour mon retour, un petit quiz s’impose, mon gar?on ». Prenant une pause parfaite portant la situation ? son paroxysme, Castillo s’arr?ta un instant, sans d?tacher son regard de son interlocuteur et scanda d’une voix rauque les vers d’un morceau qui lui procurait toujours ?norm?ment d’?motions. Take your time Hurry up The choice is yours Don’t be late Take a rest As a friend As an old memoria. Le Slave mit une seconde ? reconna?tre le titre. « Inspecteur, c’est trop facile ! Come as you are , Nirvana. — Je sais que c’est facile, mais je ne voulais pas te g?cher mon retour avec des choses trop compliqu?es...tu imagines que j’?coutais cette chanson quand Conchita ?tait enceinte de Carmen et chaque fois que je l’entends, les poils se dressent sur mes bras ! Ah, ma fille ! Maintenant, laisse-moi lire le journal, et toi, pendant ce temps, tu essaies de r?parer ce foutu modem, ok ? — D’accord inspecteur, d’accord ». Le Slave se remit au travail, s’accroupissant sous la table de l’ordinateur avec un semblant de sourire sur les l?vres, se rendant compte ? quel point le retour de l’inspecteur le rendait heureux ; peu apr?s, il se remit ? ?couter Radio Reloj, qui passait de la bonne musique rock sans interruption, comme aimait le souligner Castillo. Mais ce matin-l?, le D.J. fit une exception, coupant brusquement l’extase de Slash dans la version live de Knocking on Heavens Door . « Nous interrompons la programmation, chers auditeurs, pour vous communiquer malheureusement une information tragique. Le cur? de Burgos, le p?re Juan, a ?t? retrouv? mort ce matin, Calle del Tesoro , suite ? une chute depuis le balcon de l’appartement dans lequel il vivait. Il n’existe pour le moment aucun ?l?ment pour ?valuer avec pr?cision le d?roul? des ?v?nements. Nous vous tiendrons inform?s en temps r?el, comme toujours ». La reprise imm?diate du morceau donna ? l’inspecteur un frisson glac? qui parcourut son dos comme une secousse ?lectrique. Il posa la t?te sur le dossier de son fauteuil de bureau et fixa son regard sur les gros nuages dans le ciel, qui annon?aient d’ici peu de nouvelles averses. Il l?cha quelques jurons int?rieurement. « Le Slave, allons imm?diatement voir ce qu’il s’est pass?, j’ai envie de bouger et de m?diter un peu sur ce suicide », d?clara-t-il, enfilant son imperm?able et saisissant sur le porte-manteau le seul parapluie restant. « S’il s’agit vraiment d'un suicide », pensa-t-il, dubitatif. Ils travers?rent la Plaza Allende d'un pas rapide, Castillo devant, le Slave, un m?tre derri?re lui, avan?ant p?niblement. Il marchait en boitant imperceptiblement ; ce d?tail n’avait pas ?chapp? ? Castillo, fin observateur, et il s’?tait ? plusieurs reprises promis de lui demander quelle en ?tait la cause, mais qui sait pourquoi il ne l’avait jamais fait. Et dans ce cas-l? ?galement, ses pens?es s’?taient imm?diatement orient?es vers la nouvelle concernant le P?re Juan, laissant la d?marche boiteuse de son ami au second plan. Castillo ?tait une vieille connaissance du pr?tre, avec lequel il avait partag? ses ann?es d’?tudes universitaires ? San Jos? et, bien qu’ils aient ensuite suivi des parcours diff?rents, pratiquement oppos?s, une estime r?ciproque ?tait rest?e entre les deux hommes, ce qui amenait l’inspecteur ? d?finir le P?re Juan comme son ami dans le monde cl?rical. C’?tait un pr?tre atypique, avec une ?paisse chevelure boucl?e en perp?tuel d?sordre et une barbe mal entretenue. Il s’habillait de fa?on moderne, souvent avec un jean et des bottes, ? tel point que beaucoup de gens avaient du mal ? croire qu’il ?tait vraiment un religieux, mais c’est peut-?tre pr?cis?ment pour cela qu’il ?tait devenu dans le village un point de r?f?rence incontournable pour tous, catholiques ou non. Ses qualit?s d’orateurs ?taient reconnues et les sermons dominicaux constituaient un rendez-vous important pour la communaut?, quelles que soient les croyances des fid?les. Castillo et le Slave arriv?rent au parking de la Calle Arenal en quelques minutes, qui ne furent pas suffisantes pour leur ?viter les premi?res gouttes de pluie. « C...conduis, s'il te plait, j’ai b...besoin de r?fl?chir », dit l’inspecteur, laissant les cl?s de l’Alfa au Slave et relevant le col de son imperm?able pour se prot?ger des premi?res rafales de vent qui commen?aient ? balayer les rues. Le Slave prit les cl?s au vol et sans dire un mot alluma le moteur. Les rues ?taient presque d?sertes et, pendant le court trajet les conduisant vers le quartier populaire de la Calle del Tesoro , ils rest?rent absorb?s par leurs pens?es. Ils arriv?rent en moins d'un quart d’heure, gar?rent l’Alfa pr?s du trottoir devant le logement du pr?tre et descendirent de la voiture. Castillo lan?a un rapide coup d'?il panoramique aux environs. L’appartement du P?re Juan faisait partie d’un immeuble de logements sociaux assez classiques des quartiers populaires : cinq ?tages de murs rouge?tres presque enti?rement barbouill?s par des graffeurs improvis?s ; de nombreuses vitres bris?es ; des paraboles accroch?es aux balcons, parfois avec du scotch ; et le volume des t?l?visions bien au-dessus des r?gles implicites de bon voisinage. Depuis de nombreuses fen?tres, s'agitaient tels des ?tendards fatigu?s des v?tements de toute sorte, ?tendus n?gligemment ? l’air libre. Castillo ne put ?viter de penser que le P?re Juan aimait de toute ?vidence vivre au contact de ces gens. Les cris joyeux des enfants qui jouaient dans la cour int?rieure alternaient avec les hurlements presque hargneux des m?res qui les cherchaient, en vain, pour qu’ils rentrent et se prot?gent de la pluie. Au sol, sur le trottoir, une t?che de sang s?ch? ?tait rest?e que les services environnementaux de Burgos n’avaient pas encore nettoy?e. Ils comptaient probablement sur l’averse de l’apr?s-midi. « Un j...joli saut, il n’y a pas ? dire », dit Castillo, se tournant vers le Slave, qui ?tait rest? sur le trottoir, le regard tourn? vers le parapet inf?rieur du balcon du troisi?me ?tage avec le journal local pos? en guise de visi?re sur le front, pour ?viter les gouttes dans les yeux. Le Slave ne pronon?a pas un mot. Il savait qu’il devait r?pondre ? l’inspecteur uniquement dans le cas d’une demande pr?cise, qui ne tarda pas ? arriver. « Qu’en p...penses-tu ? — Le suicide d’une personne que tout le monde aimait. Pauvre P?re Juan. Qui sait ce qui lui est pass? par la t?te », r?pondit le jeune homme, en secouant la t?te et en se rendant compte imm?diatement de la banalit? de cette affirmation. L’inspecteur leva le sourcil gauche, il croisa les bras sur sa poitrine et se tourna lentement vers lui. « Apparemment, oui. Mais r...r?fl?chissons un instant. Quelle raison pourrait avoir une personne comme le P?re Juan pour se jeter du t...troisi?me ?tage ? C’?tait un homme respect? de la communaut?, serein, pour ce que je connaissais de lui. D’ailleurs, j...j’ai envie de dire que m?me l’hypoth?se selon laquelle il aurait ?t? tu? est difficilement soutenable : quels ennemis pouvait avoir une personne comme lui ? Je v...vais appeler la police pour savoir s’ils ont ouvert une enqu?te. » Le Slave s’?tonna presque de la tranquillit? avec laquelle Castillo s’?tait adress? ? lui. Habituellement, lors de ses rares interventions, l’inspecteur r?agissait par l’effet « allumette », s’enflammant rapidement, et s’?teignant tout aussi rapidement. Mais les journ?es pass?es ? la maison avaient d? lui faire du bien, ou peut-?tre, plus simplement, ne voulait-il pas commencer la semaine avec une discussion st?rile. Castillo sortit le t?l?phone de la poche lat?rale de son imperm?able et composa le num?ro du central de police de San Jos?. ? la troisi?me sonnerie, Herreros r?pondit. C’?tait un ancien policier de la brigade mobile qui ?tait rest? paralys? ? vie, quelques ann?es auparavant, suite ? des ?changes de coups de feu avec un clan de narcotrafiquants, et qui d?ambulait ? pr?sent dans un fauteuil roulant. Il ?tait lui aussi de Burgos et ami proche de Castillo bien avant d’entrer dans la police ; c’?tait un homme de corpulence robuste et il portait une grosse barbe noire, qui servait disait-on ? masquer une profonde cicatrice au couteau, souvenir de l’un des nombreux affrontements avec la p?gre de l’Am?rique centrale. Il n’avait pas de famille et passait la majorit? de ses soir?es libres dans les brasseries de la capitale ? discuter avec les gens qu’il rencontrait. Il ?tait depuis toujours connu de tous comme un homme bon, avec des yeux doux, renfrogn?s mais tendres, toujours point?s vers l’horizon, et la nouvelle de l’accident ayant provoqu? sa paralysie avait boulevers? tout le monde. Le poste de standardiste au si?ge de la police de San Jos? lui avait ?t? confi? en vertu de son affabilit? envers les gens, qui malgr? son accident ?tait rest?e intacte. Et ce jour-l? ne fit pas exception. « Police de San Jos?, bonjour. Comment puis-je vous aider ? — Herreros b...bonjour, c’est Castillo. Comment vas-tu ? — Salut Castillo ! Quel plaisir de t’entendre, mon vieil ami ! Dis-moi tout. — J’aimerais savoir s...si quelqu’un de la brigade mobile est pass? Calle del Tesoro ce ma...matin pour le suicide du P?...P?re Juan. — Il pleut, ? ce que j’entends, hein ? ». Herreros savait qu'il pouvait se permettre ce genre de blague avec son ami, ?tant donn? la confiance qui existait entre les deux. « J’ai entendu cette histoire du P?re Juan, pauvre homme...je ne sais pas si quelqu’un de chez nous est intervenu, laisse-moi v?rifier, je te rappelle rapidement. — Je te remercie. ? plus tard, alors. — ? plus tard ». Castillo fit deux pas en avant, en sautant par-dessus la flaque de sang sur le trottoir, et poussa avec la pointe des doigts la porte d’entr?e de l’immeuble qui s’ouvrit dans un grincement d?sagr?able. D'un signe de t?te, il invita le Slave ? le suivre. Dans le hall de l’immeuble, un n?on bancal illuminait sans conviction les escaliers, qui montaient ? droite de l’ascenseur. Une feuille de papier accroch?e au mur avec du scotch indiquait au stylo rouge que l’ascenseur ?tait en panne. La loge du concierge, s?par?e du reste du hall par une fine paroi de verre qui s’?levait ? c?t? d'une minuscule porte de bois, ?tait dans le noir le plus total. Le dossier manquant de la seule chaise pr?sente ?tait le signe ?vident que personne n’accueillait plus les habitants depuis cette petite pi?ce et ce depuis un bon moment. Castillo en per?ut l’atmosph?re d’abandon, le d?sordre, la lourde ?paisseur de la poussi?re accumul?e ? l’int?rieur. Il d?passa la loge et s’engagea dans les escaliers, suivi par le Slave et accompagn? par le bourdonnement du n?on. L’odeur intense d’urine ?tait ?c?urante et l’inspecteur se demanda comment le P?re Juan avait pu vivre pendant dans des ann?es dans un lieu si sordide. Montant les derni?res marches deux ? deux, il se retrouva sur le palier du troisi?me ?tage, celui de l’appartement du pr?tre, les tempes et le c?ur battant ? tout rompre. « Tout va bien, inspecteur ? », demanda le Slave, regardant autour de lui ? la recherche d'un interrupteur pour allumer le couloir. « Ou...oui, plus ou moins », r?pondit Castillo, pli? en deux les mains appuy?es sur les genoux ? la recherche d’oxyg?ne. Les journ?es pass?es au lit n’avaient certainement pas aid? ses poumons et il se promit, pour la ?ni?me fois, de commencer d?s que possible un programme d’entra?nement pour r?cup?rer au moins partiellement sa forme physique perdue. Le Slave, une fois la lumi?re allum?e, examina toutes les portes du couloir, lisant le nom du locataire sur la plaque affich?e, jusqu’? ce qu’il trouve la bonne. « Nous y sommes, c’est l’appartement du P?re Juan », dit-il en indiquant une porte de couleur marron fonc?. Castillo se limita ? faire un signe d’approbation. Le Slave sortit de la poche arri?re de son jean d?lav? un passepartout en m?tal, mais avant qu’il ne tente de l’enfiler dans la serrure, il fut interrompu par la voix puissante de l’inspecteur. « Ess...essayons de sonner, avant de faire des so...sottises. Nous n’avons pas l’au...autorisation d’entrer, et la derni?re chose que je souhaite, c’est d’?tre accus? d’effraction dans la maison d’un mort. C’est clair ? » Les yeux de Castillo ressemblaient ? deux tisons de charbon pr?ts ? alimenter la flamme du feu interne qui br?lait dans son ventre quand les personnes qu’il aimait bien - et le Slave appartenait ? cette cat?gorie - se perdaient dans des idioties qu’il n’arrivait pas ? concevoir. Surpris par la violence du ton de l’inspecteur, le Slave se figea, avec la cl? ? quelques centim?tres de la serrure. Avec une d?marche ?tonnamment f?line, ?tant donn? l’?tat dans lequel il avait termin? la mont?e des escaliers, Castillo se pla?a entre lui et la porte. « Freeze, flight or fight . Toi tu as choisi freeze », susurra l’inspecteur, esquissant un sourire qui voulait att?nuer la tension qui s’?tait involontairement cr??e. Le Slave ne comprit pas. Dehors, la pluie continuait ? tambouriner avec une constance ?nervante, tombant droite comme un rideau. « Inspecteur, qu’est-ce que ?a veut dire ? — Ce...ce sont les r?ponses philosophiques de l’homme dans des ?tats de tensions aigu?s. Les trois « F », selon les ?tudes am?ricaines sur notre syst?me nerveux soumis au stress, que les th?ories modernes ont tr...transform?s en quatre. En g?n?ral, ?a commence avec le freeze : tu te figes dans un ?tat d’hypervigilance, esp?rant que la source de ta tension ne s’aper?oive pas de ta pr?sence. — Comme quand on croise un serpent dans la montagne ? — Bravo, mon gars. Comme quand tu croises un serpent dans la montagne. Mais pourquoi tu me parles de serpent, maudis sois-tu ! Êîíåö îçíàêîìèòåëüíîãî ôðàãìåíòà. Òåêñò ïðåäîñòàâëåí ÎÎÎ «ËèòÐåñ». Ïðî÷èòàéòå ýòó êíèãó öåëèêîì, êóïèâ ïîëíóþ ëåãàëüíóþ âåðñèþ (https://www.litres.ru/pages/biblio_book/?art=57160106&lfrom=688855901) íà ËèòÐåñ. Áåçîïàñíî îïëàòèòü êíèãó ìîæíî áàíêîâñêîé êàðòîé Visa, MasterCard, Maestro, ñî ñ÷åòà ìîáèëüíîãî òåëåôîíà, ñ ïëàòåæíîãî òåðìèíàëà, â ñàëîíå ÌÒÑ èëè Ñâÿçíîé, ÷åðåç PayPal, WebMoney, ßíäåêñ.Äåíüãè, QIWI Êîøåëåê, áîíóñíûìè êàðòàìè èëè äðóãèì óäîáíûì Âàì ñïîñîáîì.
Íàø ëèòåðàòóðíûé æóðíàë Ëó÷øåå ìåñòî äëÿ ðàçìåùåíèÿ ñâîèõ ïðîèçâåäåíèé ìîëîäûìè àâòîðàìè, ïîýòàìè; äëÿ ðåàëèçàöèè ñâîèõ òâîð÷åñêèõ èäåé è äëÿ òîãî, ÷òîáû âàøè ïðîèçâåäåíèÿ ñòàëè ïîïóëÿðíûìè è ÷èòàåìûìè. Åñëè âû, íåèçâåñòíûé ñîâðåìåííûé ïîýò èëè çàèíòåðåñîâàííûé ÷èòàòåëü - Âàñ æä¸ò íàø ëèòåðàòóðíûé æóðíàë.