Ïðèõîäèò íî÷íàÿ ìãëà,  ß âèæó òåáÿ âî ñíå.  Îáíÿòü ÿ õî÷ó òåáÿ  Ïîêðåï÷å ïðèæàòü ê ñåáå.  Îêóòàëà âñ¸ âîêðóã - çèìà  È êðóæèòñÿ ñíåã.  Ìîðîç - êàê õóäîæíèê,   íî÷ü, ðèñóåò óçîð íà ñòåêëå...  Åäâà îòñòóïàåò òüìà  Â ðàññâåòå õîëîäíîãî äíÿ, Èñ÷åçíåò òâîé ñèëóýò,  Íî, ãðååò ëþáîâü òâîÿ...

Tu Sens Battre Mon Coeur ?

Tu Sens Battre Mon Coeur ? Andrea Calo' Andrea Cal? . TU SENS BATTRE MON COEUR? . Premi?re ?dition – Mai 2014 . . Ce roman est bas? sur une histoire vraie. Les noms des personnages, les lieux et certaines situations ont ?t? modifi?s par l’auteur pour garantir la vie priv?e des protagonistes. Toute autre ressemblance avec des faits, des ?v?nements, des lieux et des personnes, existant ou ayant exist?, est purement fortuite. . . © Copyright 2014 – Andrea Cal? . Traduit par Pascale Leblon . Couverture: Nicoleta Nuca (avec son aimable autorisation) ? mon ?pouse Sonia, l’amour de ma vie. Pour toujours. 1. Quand le dernier des amis quitta notre maison apr?s m’avoir salu?e, je fermai la porte ? cl?. Je restais seule, et ce n’?tait pas qu’une solitude physique. J’avais froid et m?me me couvrir d’un pull en laine n’avait pas am?lior? la situation. Mon c?ur battait lentement dans ma poitrine. Un battement sourd et profond, suivi d’un long silence qui pr?sageait la mort, d??ue par le tardif battement suivant. J’?tais en vie. J’avais froid, donc je vivais. Le soleil de mai avait chass? les journ?es glaciales de l’hiver depuis plusieurs jours. Pourquoi ?a n’avait pas le m?me effet sur moi ? Je regardai dehors, par la fen?tre. Les cerisiers ?taient blancs de fleurs, qui deviendraient bient?t des fruits rouges et sucr?s. Certaines avaient d?j? c?d? leur place, se d?tachant des branches pour se poser au sol ou sur les ?paules des passants, comme une neige cotonneuse. C’?taient des fleurs sans avenir ou des fruits sans pass?, exactement comme moi. Mais ces fleurs cueillies par la mort port?e par un souffle de vent chassaient la grisaille du ciment et de l’asphalte, leur donnant vie. Moi au contraire, je me laisserais juste pourrir sous terre, immobile pour l’?ternit?, contrainte ? regarder pousser les racines des marguerites. Ou je me ferais incin?rer et mettre dans une urne froide, comme celle de mon mari, pour voir si l’enfer existe vraiment et d?couvrir ce que ?a fait d’y br?ler. Enterr?e ou br?l?e, je devais encore d?cider de la fa?on dont je serais oubli?e. Oubli?e de mes enfants, du monde entier et de moi-m?me. Certaine que rien ne s’arr?terait apr?s mon d?part pour l’?ternit?. Je me tournai pour regarder l’urne, je ne l’avais pas encore fait depuis la fin de la c?r?monie. Elle ?tait grise, un gris fonc? comme ce “fum?e de Londres” qu’il aimait tant et qu’il choisissait chaque fois que nous allions acheter des v?tements. Sur mon insistance, il me faisait plaisir en essayant d’autres couleurs, un peu plus vives. Mais ? la fin de ce petit jeu, les articles choisis et d?pos?s sur le comptoir de la caisse ?taient toujours les m?mes. « Je dois me sentir bien dedans, aussi longtemps que je les porterai », me disait-il chaque fois. Il se tournait ensuite vers la caissi?re et, lui causant un grand embarras, lui demandait : « Et vous, mademoiselle, qu’en pensez-vous ? » Et voil? mon choix encore une fois dict? par sa consid?rable mais imperceptible pr?sence. Comme la caissi?re, j’avais assur? que le gris ?tait fait pour lui. J’avais pay? et m’?tais enfuie, la lourde marchandise serr?e dans mes mains fatigu?es. Une urne grise, “fum?e de Londres”, son ?ternel dernier costume, celui qu’il n’enl?verait plus jamais. Je m’approchai et la caressai. Je la soulevai et pus sentir le poids de sa vie dans mes bras. Le froid piquant du m?tal gagnait du terrain sous ma main affaiblie. Je percevais une chaleur subtile dans mon bras, une chaleur qui montait dans mon corps, l’enveloppant tout entier, et faisait acc?l?rer mon c?ur. Je ne comprenais pas si c’?tait plut?t un d?sagr?ment ou du pur bien-?tre. Je vivais plus, je vivais mieux. Mais je vivais ! J’?tai ma main, et voil? que revenait le vide qui frappait ? ma porte. Ma main se r?chauffait, mon bras se refroidissait, mon c?ur ralentissait. Je reprenais lentement ma course vers la mort. Mais je savais qu’elle ne s’arr?terait pas tout de suite. Il n’y aurait pas de remise sur la souffrance de cet abandon car la vie n’offre jamais de “soldes de fin de saison”. Le cercle se refermait sur lui-m?me et le cycle recommen?ait au d?but. Je versai de l’eau dans la bouilloire et l’allumai. Je restai immobile quelques minutes, le regard fix? sur la diode rouge en attendant qu’elle s’?teigne toute seule. Elle aussi mourait ? sa fa?on, comme tout, comme tous, comme toujours. Mais elle pouvait revivre, rena?tre, si on lui insufflait la vie de l’ext?rieur. Tout comme ?a m’?tait arriv? cinquante ans auparavant. J’avais regard? mon compagnon de la m?me fa?on durant ses derniers instants, mes yeux fix?s sur les siens, ?carquill?s et immobiles mais encore capables de briller d’une lumi?re propre, comme la diode de la bouilloire, dans ce silence lourd que seule une vie qui quitte un corps peut provoquer. Un branle-bas de pens?es d?sordonn?es, d’images heureuses surgit dans une mer de larmes. Et sous le plateau qui portait mon bonheur, il y avait lui. L’homme qui sortait de l’eau comme un dieu grec, puissant de simplicit?, terrifiant de douceur. Et moi, assise sur ce plateau, je festoyais avec mon bonheur jusqu’? sati?t?, et plus je mangeais et plus je me sentais l?g?re, capable de m’envoler d’un simple saut. Je mis dans une tasse quelques feuilles de th? vert, agr?ment?es de feuilles de menthe congel?es, pour qu’elles restent fra?ches et parfum?es. Leur odeur m’envahit, me portant un instant loin des relents vici?s d’une vie qui pourrirait compl?tement en un rien de temps. Ma d?composition avait d?j? commenc?, depuis des heures, des jours, des semaines. Depuis qu’il ?tait tomb? malade. Je ne sais combien de temps encore je resterai moi-m?me ou celle que les autres veulent que je sois. Je me tournai pour prendre l’autre tasse, celle qu’il aurait utilis?e, couleur cr?me avec son nom grav? dessus en ?l?gantes lettres cursives rouges. Il aimait le th? ? la menthe, il en abusait. C’?tait sa drogue quotidienne, il ne pouvait pas s’en passer. Je me souviens qu’un jour, nous avions oubli? d’en faire une r?serve. L’apr?s-midi ?tait froid m?me si le printemps avait commenc? depuis longtemps d?j?. Il pleuvait. Il se f?cha quand il ne trouva pas son th? ? cinq heures de l’apr?s-midi. Pas sur moi, il me dit d’embl?e que je n’?tais en rien responsable de sa stupidit?. Il prit son manteau, enfila ses chaussures et disparut derri?re la porte comme un fugitif poursuivi par la police. Je souris, amoureuse de sa gaucherie, de son attachement ? des choses futiles. Il rentra une bonne heure plus tard, pestant contre les g?rants du supermarch? qui n’avaient plus les bo?tes de th? en vrac de sa marque pr?f?r?e, et qui ne les commanderaient plus. Il disait toujours que m?me les magasins n’?taient plus comme avant, qu’il vaudrait mieux achalander correctement les rayons des supermarch?s plut?t que de d?penser de l’argent pour voyager dans l’espace. Il devait trouver une solution et se contenta ce jour-l? de th? en sachet d’une marque de qualit? inf?rieure. Puis, il me regarda, s’approcha de moi en souriant et me donna une rose rouge. « Elle ne vient pas du supermarch?, je n’offrirais jamais une rose emball?e ? la femme que j’aime. C’est la premi?re rose qui a fleuri sur le rosier du jardin o? nous nous sommes rencontr?s, tu te souviens ? Je la regarde depuis des jours et j’imaginais l’instant o? je te la donnerais. Le th? n’?tait qu’un pr?texte, je peux m’en passer. Mais pas de ton amour. ? ?a, je ne peux pas renoncer ! » Je l’embrassai et il resta immobile comme souvent. Il disait qu’il aimait sentir le go?t de mes l?vres et que s’il m’embrassait aussi, il l’aurait g?ch?. Alors je l’embrassais encore, encore et encore tandis que lui, en silence, m’aimait toujours plus. Ce soir-l?, nous f?mes l’amour. Ce fut diff?rent, encore plus intense, plus profond et savoureux que d’habitude. La rose rouge nous observait depuis son vase, nous prot?geait comme une garde de la Reine, immobile et digne, plus vivante que jamais. Je ressentis un frisson diff?rent quand il jouit en moi, et je sus que quelque chose de grand, de puissant et d’incompr?hensible pour l’homme avait pris racine dans mon corps ? cet instant. Ni peur, ni douleur. Mais le fruit de l’amour qui quittait un corps pour se lier ? un autre, captif d’une ?me errante qui nous ?tait confi?e, guid?e jusqu’? l’accomplissement complet de son p?rilleux voyage. Son premier voyage. Le miracle de la vie ?tait en moi, pour la premi?re fois. Ses yeux flamboyants d’amour et de passion cherch?rent les miens, d’o? une larme avait commenc? ? jaillir. Dans cette larme et dans mon regard, il vit le reflet du vase et de la rose. Il s’arr?ta, m’embrassa, me sourit. Il posa son index sur mon nez, m’arrachant un sourire comme toujours et me dit : « Elle s’appellera Rose. Tu aimes le pr?nom Rose pour une petite fille ? » Rose arriva neuf mois plus tard, comme un cadeau tomb? du ciel. Elle ?tait si gracile, sans d?fense et facile. Elle me souriait toujours, elle me souriait avec les m?mes yeux que son p?re. Ma fille Rose, son mari Mike et mes deux petits-enfants Claire et Tommy venaient d?ner chez moi. « Chez moi ». Je m’?merveillais de la facilit? avec laquelle nous nous adaptons aux choses. Malgr? tout, tout en tournant en rond comme un clown qui a re?u une gifle en plein visage, je ne voyais personne pour me parler, m’appeler, me rappeler encore une fois combien j’?tais belle pour lui. Rose m’avait quitt?e pour quelques heures juste apr?s la c?r?monie, elle avait des choses ? faire et devait payer la facture des fun?railles. J’avais d? m’occuper des parents et amis encore pr?sents, chacun d’entre eux souhaitant me rappeler ? quel point mon mari avait ?t? important pour moi, et combien je l’avais ?t? pour lui. Ils parlaient, alternant les mots et les accolades froides de convenance, insipides, sans odeur, sinon celle de la naphtaline qui avait prot?g? leurs v?tements jusqu’? aujourd’hui et qu’ils avaient sortis pour l’occasion. Tr?s souvent, les gens ne se retrouvent que lors de mariages ou enterrements, et ce fut le cas de beaucoup d’entre eux. Ce soir-l?, leurs tenues seraient remis?es dans leur housse en plastique, recouvertes de boules puantes de naphtaline, aves les mouchoirs encore pli?s sur lesquels aucune larme sinc?re n’avait ?t? vers?e. La prise de cong? ? tour de r?le me secouait. Les mots choisis et ac?r?s comme les ?pines d’une coque de ch?taigne heurtaient mon ?me, tout comme leur attente de voir jaillir une larme de mes yeux, cette expression ultime de ma douleur, de ma vuln?rabilit?. Alors seulement, ils se sentaient pay?s en retour, et je pouvais percevoir leur ego s’exclamer « Il ?tait temps ! Je suis enfin arriv? ? lui arracher une larme ! » Et je les contentais, dans l’espoir de calmer mon chagrin, ma souffrance, le go?t amer de la solitude qui m’attendait. Ils capturaient cette larme, la volant de mes yeux pour l’emporter comme souvenir, comme un troph?e gagn? dans la plus ?puisante des batailles. Le prix de leur victoire ?tait ma d?faite et ils me tuaient chaque fois qu’ils disaient par apr?s « Allez, ne pleure pas. La vie continue. » Le cr?puscule arrivait. Il passait toujours quelques minutes dans le jardin, suivant le soleil dans la derni?re partie de son voyage vers la nuit. Je sortais rarement avec lui, je pr?f?rais rester tranquillement dans la maison ? l’observer par la fen?tre, le rideau l?g?rement ?cart?, juste assez pour le voir sans courir le risque d’?tre d?couverte. S’il m’avait aper?ue, il m’aurait certainement invit?e ? le rejoindre mais je pr?f?rais me remplir les yeux de cette carte postale monochrome, parce qu’elle me semblait beaucoup plus belle quand il ?tait dessus. J’apercevais son ombre noire qui se fondait dans le paysage, la nouvelle tige entr?e dans ma vie pour devenir premier arbre, puis bois patin? et enfin poussi?re enferm?e dans un vase de m?tal gris et froid. Mais ? l’?poque, je ne voyais que mon arbre et la vision que cette position privil?gi?e ? la fen?tre m’offrait me le rendait plus haut et puissant que tout le reste. Il restait l?, immobile, le regard perdu dans le rouge feu du ciel qui ne voulait pas se rendre ? cette nuit qui, perp?tuellement, frappait ? sa porte, lui demandant de s’?carter. « Qu’est-ce que la vie est belle ! », ces mots vibraient, galopaient dans mon c?ur, tra?ant le long de mon dos une invisible s?rie de frissons que je ne pouvais suivre sans secouer mon corps. « Le cr?puscule comme acte final de la journ?e n’est rien d’autre que le d?but d’une nouvelle aube. Celle qui viendra, si nous l’avons m?rit?e. » Nous avions aussi assist? au lever du soleil lui et moi. ?a arrivait souvent les nuits d’?t?, celles chaudes et ?touffantes faites de silences interrompus par le bourdonnement fastidieux des moustiques assoiff?s de sang, de vie. Ils ne nous piquaient pas mais nous emp?chaient de dormir correctement. Quand nous ?tions au lit, tous deux ?veill?s, les yeux grands ouverts et les jambes ?cart?es pour ne pas transpirer, nous occupions souvent notre temps en faisant l’amour. Mais un matin, il me surprit. De retour de la salle de bain, il s’approcha et me murmura ? l’oreille : « Melanie, tu veux assister ? la naissance d’une nouvelle vie aujourd’hui ? Ce sera une exp?rience nouvelle, qui te plaira ! » Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. J’avais donn? naissance ? Rose il y avait longtemps d?j? et j’avais travaill? quelques ann?es comme infirmi?re et sage-femme dans un h?pital avant de fuir la ville de mon enfance. Pourquoi me demander si je voulais assister ? un accouchement ? Je d?clinai l’invitation, r?pondant que toutes les naissances ?taient les m?mes et que j’avais d?j? v?cu l’exp?rience trop de fois, jusqu’? la naus?e. « Mais le soleil na?t chaque jour de fa?on diff?rente. Les nuages dans le ciel, quand il y en a, offrent des nuances roses vari?es et uniques. Tu es s?re de vouloir rater ?a ? ?a pourrait ne jamais se r?p?ter, tu sais ? » Ces mots firent dispara?tre les derni?res traces de sommeil et un instant plus tard nous ?tions assis sur notre banc dans le jardin, le plus beau, celui qui offrait la meilleure vue sur le lac. Nous rest?mes coll?s l’un ? l’autre, envelopp?s de silence, tandis que la magie de la vie donnait naissance ? un jour nouveau. Les moustiques ?taient rest?s ? la maison, dieux de la nuit qui craignaient la lumi?re de cette nouvelle journ?e, comme Satan craint la lumi?re de Dieu. Et le premier pleur du nouveau-n? fut un faible rayon de soleil qui eut la force d’arriver jusqu’? nous, illuminant nos visages, r?chauffant nos mains du mieux qu’il pouvait. Je l’embrassai. Lui, toujours immobile, pour savourer le go?t de mes l?vres encore une fois. Je n’osai pas lui demander quel go?t elles avaient, je le compris seule. Je compris qu’elles ?taient sp?ciales pour lui, comme il l’avait toujours ?t? pour moi. Sp?ciale comme la fa?on dont il m’avait fait accueillir cette nouvelle journ?e, le premier pleur de la vie. Unique comme la fa?on dont il ?tait revenu habiter mon existence, emplissant ma vie de sa pr?sence. Rose entra dans la maison avec son jeu de cl?s. Elle ?tait fi?re de ce bouquet de ferraille qu’elle d?sirait poss?der depuis toute petite, quand elle me disait toujours que ses amies en avaient un, que leurs parents avaient d?cid? de leur donner parce qu’ils leur faisaient confiance. Elle ne comprenait donc pas que je sois d’un autre avis, et ne partageait pas mes craintes. Son p?re par contre ?tait conciliant, comme toujours. La plupart des mauvaises habitudes que Rose avait eues portaient son inimitable signature. Dans mes moments d’exasp?ration, j’affirmais souvent avec ?nervement que, si Rose se perdait un jour, m?me un touriste de passage comprendrait de qui elle ?tait la fille et la ram?nerait. Rose ?tait sa copie au f?minin. Elle avait ses yeux, son nez, son grand front innocent, et sa peau blanche, presque p?le. Ils arrivaient ? se comprendre par des discours faits d’interminables silences. Je me sentais souvent exclue et commen?ais ? parler avec moi-m?me, pour me tenir compagnie. Pour ses seize ans, nous d?cid?mes de faire plaisir ? Rose. Nous avions pr?par? un jeu de cl?s emball? comme un cadeau. Il avait pris une feuille du papier qu’il pr?parait lui-m?me et, avec le stylo r?serv? aux occasions sp?ciales, avait ?crit : « Pour ma petite, qui devient une femme. » Il me l’avait tendue pour que je la lise, et peut-?tre attendait-il mon accord, mais je suis certaine que, si je lui avais dit que le texte ne me convenait pas, il n’aurait pas chang? un mot de ce qu’il avait ?crit dans son message. Je touchai plusieurs fois ce papier durant une partie de ma vie, vis souvent ces mots calligraphi?s de sa main, l’encre noire l?g?rement floue qui couvrait ? peine les imperfections de ce support artisanal. Quand Rose ouvrit ses cadeaux et trouva les cl?s, elle pleura. Au point que je craignis d’avoir commis une erreur. J’avais confirm? notre confiance en elle et ?a, pour Rose, c’?tait extr?mement important. *** « Salut maman, on est arriv?s ! — Salut Rose, venez ! Salut Mike ! Salut mes petits anges ! » Mike et mes petits-enfants me prirent dans leurs bras, Rose m’embrassa en me serrant fort contre elle. Claire ?tait triste et, comme Rose, ne pouvait pas cacher ses sentiments. Tommy sautait comme un kangourou dans la maison, pour ?liminer l’?nergie accumul?e. « Claire, tr?sor ! Ne sois pas triste. O? as-tu cach? ton beau sourire ? — Claire a eu une mauvaise nouvelle aujourd’hui, dit ma fille Rose en lui caressant tendrement la t?te. En plus de l’enterrement de son grand-p?re, elle a d? avaler le fait que Morgan, son petit ami, la quitte. — Morgan t’a quitt?e aujourd’hui ? je lui demandai en feignant une expression exag?r?e de stupeur. — Oui, ce fichu cr?tin ! Il m’a quitt?e avec un message t?l?phonique. Il n’a m?me pas eu le courage de me parler et de me regarder en face ce trouillard ! — Oh, je comprends. Et il dit quoi ce message ? — Qu’il me quitte. Que veux-tu qu’il dise ? — Les mots sont tr?s importants, ma ch?rie ! Ils peuvent te faire comprendre s’il a peur, s’il a juste besoin d’un peu de temps, s’il y a encore de l’espoir ou si c’est vraiment fini pour toujours », je r?pliquai avec la fiert? d’une femme qui avait accumul? une certaine exp?rience dans le domaine. Choqu?e, Claire r?cup?ra le t?l?phone dans sa poche. Elle appuya sur quelques touches avec une rapidit? impressionnante, gestes qui me semblaient accomplis au hasard mais qui avaient un sens pr?cis pour elle. Elle retrouva le message et me le lut. « Alors, il dit : Pardonne-moi mais je pense que ?a ne peut pas marcher entre nous. Je tenais beaucoup ? toi, et toi ? moi, je le sais. Mais c’est termin?. J’ai fait un autre choix. Je sais que tu me comprendras et que tu m’accepteras aussi pour ?a, pour ma faiblesse et mon manque de courage. Ne cherche pas ? me joindre, je ferai pareil de mon c?t?. Bonne vie Claire, adieu. C’est tout ! » Elle ?teignit le t?l?phone et le remit dans sa poche en essuyant d’un doigt une timide larme apparue dans ses magnifiques yeux bleus. « C’est un gar?on mature, Claire. Ses mots sont sinc?res et donc douloureux ? entendre, surtout quand le c?ur ne le voudrait jamais, venant d’une personne qu’on aime. — Mature ou non, ?a ne me concerne plus. Il a mon ?ge grand-m?re et ? quinze ans, on peut garder un peu d’immaturit? ! s’exclama-t-elle. Je la laissai se d?fouler, c’?tait le mieux ? faire pour le moment. — On n’a pas les cl?s de la maison quand on est immatures, je dis avec un l?ger sourire vers Rose. Pas vrai, ma petite ? — Mais… maman ! — ?a fait longtemps que j’ai les cl?s de la maison, grand-m?re », r?pliqua Claire qui me les montra fi?rement, avec une l?g?re grimace. Je lui souris, Claire r?pondit, Rose baissa les yeux vers le sol, silencieuse et mal ? l’aise. « Moi aussi je veux les cl?s de la maison, moi aussi je les veux ! Papa, maman, quand est-ce que vous me les donnez ? Je veux jouer ! » cria le petit Tommy qui nous avait rejoints, amus? par le spectacle jou? sous ses jeunes yeux par des acteurs improvis?s, rest?s seuls pour remplir la sc?ne de la vie. Qui sait comment nous voyait cet enfant d’en bas, le regard toujours tourn? vers le haut. Ces “?tranges” adultes qui parlaient de choses “?tranges” au lieu de rester tranquilles et de jouer avec leurs poup?es. Peut-?tre se demandait-il o? nous avions mis tous nos petits bonshommes, nos jouets. Peut-?tre aurait-il voulu les voir, les toucher, les prendre pour s’amuser avec nous. Et il les aurait anim?s de son imagination, leur aurait donn? vie, formes et couleurs comme seul un enfant sait le faire. Pour lui, tout est un jeu, la vie m?me est un jeu. Toujours diff?rent malgr? des jouets toujours identiques, car personne ne peut mieux qu’un enfant ?valuer toutes les alternatives possibles, pour les rendre r?elles et les modeler dans son esprit. Alors, pourquoi ne jamais jouer, pourquoi se jeter dans les bras d’une vie faite de peur, de soucis et de probl?mes ? En demandant les cl?s, il voulait entrer dans notre monde mais nous avions d?j? d?pass? la phase de l’insouciance, nous avions affront? celle de la conqu?te, de l’effort, avec succ?s. Et moi, contrairement aux autres, j’avais d?j? go?t? la saveur ?cre de celle de l’abandon, par deux fois. Les autres, les plus jeunes, ?taient encore arr?t?s aux gares pr?c?dentes, ? jouir du paysage, beau ou laid, attendant que le train de la vie les conduise autre part, sans savoir o?. Ils pouvaient regarder en avant, ? la recherche d’un but. Mais aussi en arri?re, vers le point de d?part, o? leur monde avait commenc?, dans le brouillard des souvenirs adoucis par le passage du temps. D’autres passagers les accompagnaient dans leur voyage, certains tristes, d’autres heureux, en bonne sant? ou malades. Comme eux. Clones d’une civilisation qui veut faire de chacun l’?gal de l’autre, une fourmili?re qu’un ?tre sup?rieur observe, o? les “diff?rents” sont consid?r?s comme des anomalies, des fourmis qui marchent dans la direction oppos?e et ne trouveront jamais de miettes. Moi, je pouvais au contraire fatiguer mon regard en le tournant vers le d?but, vers mon pass?, ? travers la fum?e dense o? mes souvenirs se m?langent. Ils sont ? moi, ? moi seule, d?sordonn?s et ?parpill?s comme des soldats morts sur un champ de bataille, qui n’avaient pas d?cid? o? tomber, tu?s alors qu’ils tentaient d’accomplir leur mission et abandonn?s l? pour toujours, oubli?s de tout et de tous. Si je regarde vers l’avant, je sais que la derni?re gare de mon voyage n’est pas tr?s loin. Je peux presque la voir, la toucher, la sentir. Atteindre ma gare d’arriv?e est mon dernier projet, celui que j’accomplirai t?t ou tard. Et maintenant que mon dernier compagnon de route, entr? dans le wagon ? la moiti? du voyage, l’homme qui ?tait rest? ? mes c?t?s en me faisant sentir plus vivante que jamais, ?tait descendu du train sans m?me me saluer, je me sentais plus proche de mon but mais en proie ? la peur et ? un total abattement. Il avait atteint la gare o? sa vie, son voyage, arrivait ? sa conclusion. Le prix pay? pour son billet au d?but lui permettait d’aller jusque-l?, pas plus loin. Ce sera parfois fantastique, gr?ce aux cr?puscules qu’il verra de cet endroit, assis seul sur un banc dans une gare d?serte. Je me demande si les rayons du soleil qu’il verra surgir ? l’aube ressembleront ? ceux que nous avons vus ensemble lors de nos matins, assis dans le train qui poursuivait son voyage sans que nous nous en rendions compte. J’attendrai mon cr?puscule avec s?r?nit? mais sans urgence, dans la fum?e de mes souvenirs, attendant de me fondre en eux, de me transformer en un nouveau soldat tomb? au champ de bataille et oubli? l?. ? partir d’aujourd’hui, je ne serai que spectatrice et j’observerai les images de ma vie se d?ployer au-del? de la fen?tre du train en pleine course et, ? chacune de ses secousses sur les rails, je me souviendrai que je suis encore ici. Je regarderai les passants et aiderai ceux qui, perdus dans leur existence, me demanderont des informations pour atteindre leur but. Mais je ne demanderai jamais ? ?tre ?cout?e et j’accepterai les critiques qui me seront faites sur la fa?on dont, simple femme de banlieue, j’ai affront? mon voyage. Et ? l’arriv?e de l’aube, il sera au pied de mon lit, comme une ombre sombre aux d?tails impr?cis, qui me r?veillera et me demandera de le suivre pour assister encore une fois ? une nouvelle naissance, la mienne. Claire me regardait, attendant peut-?tre une r?plique de ma part qui alimente cette discussion st?rile ? mes yeux de femme ?g?e. Je pouvais faire plus pour elle, je pouvais lui faire un cadeau. Je la d??us donc, je ne relevai pas le d?fi, et capitulai, me mettant ? nu devant elle. « Claire, viens avec moi au jardin. Je te raconterai une histoire si tu as envie. — Sur quoi grand-m?re ? Pas de fable ou de truc de ce genre, je ne suis plus une enfant et je ne suis pas d’humeur ? ?couter des contes auxquels je ne crois plus depuis longtemps. — C’est peut-?tre une fable mon enfant. Tu dis bien. Et c’est pour ?a que quand j’y repense et prends conscience de son importance pour moi, je sens des frissons me traverser le corps dans tous les sens. Je te parlerai de ma vie, si tu veux m’?couter, pour que tu puisses la comparer avec la tienne et comprendre que malgr? le foss? entre nos g?n?rations, nous ne sommes pas si diff?rentes toi et moi. » Claire fixa Rose un instant. Rose lui sourit, l’invitant ? me suivre. Elle ?tait ?mue, elle connaissait toute mon histoire dans les moindres d?tails, m?me les plus intimes, l’un deux l’ayant cr??e elle. Elle accepta mon invitation d’un hochement de t?te silencieux, les yeux riv?s au sol. C’?tait sa fa?on de me remercier. Le soleil au cr?puscule brouillait les couleurs du monde, les rendant uniformes, une unique tache noire sans reliefs, priv?e de profondeur. Assises sur le m?me banc que celui o? nous avions admir? la fin du jour tant de printemps, nous savourions ce monde qui nous apparaissait en deux dimensions, aux teintes ind?finies et floues, d?pourvu de tout contour, pour tous, pour que personne ne puisse douter de sa beaut?. Nos yeux fixaient l’arc-en-ciel de couleurs, du rouge intense pr?s des arbres noircis par le soleil qui descendait, au bleu intense d? ? la profondeur du ciel, tel qu’il nous appara?t quand on le regarde d’en bas. Ces couleurs se d?literaient bient?t, comme sur une aquarelle fra?che oubli?e sous la pluie. Le rouge dominerait la terre pour ensuite laisser place ? l’obscurit? press?e de la nuit. Une nuit sans lune, une nuit ?toil?e. Claire s’allongea, la t?te pos?e sur mes jambes. Ses yeux bougeaient, s’arr?taient sur des morceaux de ciel, pour compter les ?toiles que l’on pouvait d?j? apercevoir, bien que la lumi?re du jour ne se soit pas encore tout ? fait ?teinte. Peut-?tre y cherchait-elle une ?toile en plus, celle qu’elle n’avait pas encore vue et qu’aucun observatoire, aucun t?lescope n’avait encore rep?r?e. On dit que quand on meurt, on se transforme en ?toile. Penser que ?a pourrait vraiment arriver est agr?able. Je la caressai et remarquai qu’elle pleurait. Je commen?ai alors mon histoire. 2. Le matin du 13 septembre 1964, je suis mont?e dans le train qui me m?nerait de Charleston, en Virginie-Occidentale, ? Cleveland dans l’Ohio. J’avais trente-cinq ans, j’aurais d? ?tre une femme mature ? cet ?ge-l?. D’un point de vue biologique, j’avais grandi, ?a oui. Par moments, je me sentais m?me vieille. Je fuyais, quelque chose ou quelqu’un. J’?chappais ? une vie rat?e, ? un cumul d’?v?nements et de situations qui ne m’appartenaient plus. J’avais entendu dire que l’on comprend vraiment qu’on quitte un lieu pour toujours si, au moment du d?part, on ne ressent pas le d?sir de se retourner pour regarder une derni?re fois l’ultime photo de son pass?. Je m’?tais exerc?e pendant des jours, imaginant ce moment essentiel pour mon nouveau d?part, le regard fix? droit devant moi, le pass? s’effa?ant ? chaque pas. Si la vie avait ?t? un ruban de satin, en regardant en arri?re je n’aurais vu qu’un morceau de tissu d?chir?, froiss? et priv? de sa couleur originelle. Nou? ici et l? pour marquer les principales ?tapes de ma vie, pour ne plus les oublier par erreur ou par volont?. Les ?tapes de ma vie, ou celle des personnes qui avaient toujours tout d?cid? pour moi, les tuteurs et garants de mon existence, assistants d’une pauvre fille aux facult?s limit?es, incapable de comprendre et de vouloir. Ils avaient pris possession de ma vie et y avaient cherch?, et trouv?, une opportunit? de racheter leur mis?rable existence. Je ne remarquais aucune diff?rence entre mes choix et ce que l’on m’imposait, m?me si je me for?ais ? toujours en chercher une, pour me convaincre que c’?tait juste, que l’on m’avait appris ce qu’il fallait, que j’?tais leur fille et qu’ils avaient donc le droit et le devoir d’exercer leur pouvoir sur moi. M?me le plus extr?me. J’entendais souvent ma m?re pleurer dans sa chambre quand mon p?re n’?tait pas l?. Des sanglots et des larmes amers ?touff?s dans un morceau de tissu, ces draps qui l’enveloppaient durant ses nuits d’insomnie, pass?es ? penser ? sa vie, sa vie vol?e par un homme qui ne la traitait pas mieux qu’il ne traitait ses chaussures. Il les faisait au moins briller de temps en temps. Et quand ce n’?tait pas le cas, ma m?re devait y penser, sinon les coups pleuvaient. Je l’entendais souvent rentrer tard le soir, ivre mort, son stup?fiant refus de la vie noy? dans des barriques de gin et de whisky. Il criait, insouciant de l’heure et de sa femme qui dormait peut-?tre, ou qui veillait, inqui?te pour lui, effray?e de l’?tat dans lequel elle allait le retrouver ou de ce qu’il lui ferait cette nuit-l?. Mon p?re la frappait souvent. Il la battait si elle faisait semblant de dormir quand il entrait dans la chambre dans le noir, comme un fant?me, envoyant la porte battre contre le mur en tentant de rester debout. Il la battait si elle essayait de l’aider ? se relever, ? se changer ou ? se coucher tout habill?. Tout allait bien, ? condition que la nuit passe vite. Mais la nuit emportait aussi un peu de sa vie. Maman attendait que l’ogre soit endormi, allait ? la salle de bain et tapotait les marques de coups avec un linge mouill? d’eau fra?che. Je l’entendais, j’entendais ses sanglots de douleur d?s aux coups qu’elle avait re?us dans le visage, un visage qui n’avait plus aucune expression, forme ou couleur. Elle venait ensuite me trouver. J’?tais souvent ?veill?e, les yeux ?carquill?s par la peur de ce que je voyais chaque fois sur sa figure. J’?touffais mon ours en peluche dans mes bras, imaginant mon p?re, d?sireuse que ce soit lui ma victime de cette nuit. Cet ours ?tait un des rares cadeaux que j’avais re?u de lui, pour mon anniversaire trois ans plus t?t, quand il ?tait encore un homme bien ? l’occasion. Gr?ce ? lui, j’avais appris ? d?tester mon prochain, alors qu’une enfant devrait au contraire apprendre ? aimer. Ma m?re me rassurait, me disait que tout serait bient?t termin? et que je n’avais rien ? craindre parce que papa ?tait seulement un peu fatigu?, il avait eu une journ?e difficile et une vie compliqu?e, il avait d? supporter des situations douloureuses comme cette fois o? un de ses compagnons de chambr?e et meilleur ami ?tait mort dans ses bras, d?chiquet? par une de ces dizaines de milliers de grenades qui ont explos? durant la seconde guerre mondiale, o? il avait combattu. Elle me le racontait toujours, ne se l’?pargnait jamais. Voulant presque justifier le comportement de cet homme chez qui elle ne trouvait plus aucun des traits qui l’avaient attir?e des ann?es auparavant, la rendant amoureuse, convaincue qu’il ?tait fait pour elle, et qu’elle avait ?pous?. Et pour lui faire plaisir, je faisais semblant de l’entendre pour la premi?re fois, je restais en boule dans mon lit, en silence, et quand ma m?re finissait son r?cit de ce soir-l?, je m’approchais d’elle pour l’embrasser et caresser les marques de coups, pour comprendre ? quel point elles pouvaient la faire souffrir. Elle interpr?tait ce simple geste de ma part comme un grand geste d’amour qui la r?compensait de tout, qui la convainquait que, tout compte fait, continuer ? vivre pour quelqu’un en valait la peine. Pour moi. Elle me demandait pardon en quittant lentement ma chambre. Je ne compris que plus tard qu’elle s’excusait de m’avoir mise au monde. Sur son visage martyris?, ses l?vres dessinaient un faible sourire, qui me semblait rassurant, parce que je ne comprenais pas encore, je ne comprenais pas tout. Mais je savais ! Je savais que ma m?re retournait dans l’antre de l’ogre. Et je cachais ma t?te sous les couvertures, tremblante. Je voyais un ogre affam? avec des traits humains, ceux de mon p?re, que le pouvoir de mon imagination d’enfant rendait plus laids. L’ogre festoyait avec les restes de ma maman, d?chirait ses chairs de ses dents effil?es. Ces images ?taient si r?elles qu’il me semblait sentir l’odeur de son sang vers? sur mon lit. L’ogre m’appelait, m’ordonnait d’entrer dans sa tani?re et me tendait un morceau de son corps, sa main. Cette m?me main qui m’avait caress?e quelques instants auparavant ?tait maintenant inanim?e sous le regard puissant de mon esprit. Souvent, ce cauchemar m’accompagnait toute la nuit et tout le jour suivant, bien que les ombres et les spectres qui habitaient l’obscurit? aient c?d? la place ? la lumi?re du jour. Cette torture allait durer toute ma vie. Mais arriva quelque chose qui r?ussit ? briser cet enchantement mal?fique. Tout s’est ?vanoui ? partir du jour o?, de retour de l’universit?, j’ai trouv? ma m?re morte dans la salle de bain. Elle baignait dans une mare de sang, les poignets lac?r?s par la lame froide et m?tallique d’un rasoir. L’ogre ?tait entr? en elle et l’avait combattue de l’int?rieur, la consumant goutte apr?s goutte. Mais le moignon de bougie, d?sormais fondue, ne laissait pas encore voir sa m?che et la flamme ?tait encore allum?e, bien que faible. Elle, petite et simple femme priv?e de son identit?, avait trouv? le moyen de vaincre son ogre. Elle l’avait fait ? sa mani?re, ce jour-l?. Et ce fut sa plus grande victoire. Ce matin-l?, ma m?re m’avait confi? pour la premi?re fois son jeu de cl?s de la maison. J’avais enfin atteint mon objectif, l’?ge adulte, j’avais gagn? sa confiance sans m?rite particulier. Mais, ? mon insu, elle aussi sentait qu’elle avait atteint le sien. Elle avait vingt-deux ans quand elle avait commenc? ? s’occuper de l’ogre, ? satisfaire seule tous ses d?sirs, m?me les plus malsains. Ses mains, ses pieds, et tout son corps ?taient d?sormais d?di?s ? moi, rien qu’? moi. Je restais seule. Ma compagne de m?saventure m’avait abandonn?e, trop fatigu?e pour poursuivre le jeu avec moi. Fatigu?e de tout, de la vie. Trois longues ann?es sont pass?es avant que je ne parvienne enfin ? me lib?rer de lui, ann?es qui m’ont priv?e de toute dignit?, d?pouill?e comme femme et comme ?tre humain. J’ai cherch? un emploi ? l’h?pital comme infirmi?re et, ?trangement, ils m’ont imm?diatement accept?e. Ce fut mon premier vrai salut. J’ai jet? les horribles souvenirs de mon enfance dans la benne ? ordures devant la maison et r?uni les quelques guenilles encore bonnes, celles que je n’avais pas port?es quand il me violait, qui n’?taient pas impr?gn?es de l’odeur de son sperme, de son vomi m?l? d’alcool et de mon sang. J’ai trouv? une maison ? louer hors de la ville, pas tr?s digne, mais on pouvait y vivre. En fin de compte, qu’est-ce que je savais de la dignit? ? J’ai pay? l’avance avec le peu d’argent que j’avais pu r?unir gr?ce aux petits boulots que des voisins au bon c?ur m’avaient confi?. Ils connaissaient ma situation d’orpheline de m?re suicid?e, et celle dans laquelle je devais me trouver avec un mauvais p?re auquel ils avaient malheureusement eu affaire bien plus d’une fois. J’avais jalousement gard? cet argent dans un coffret en m?tal cach? sous une planche du sol, en attendant que le bon moment arrive pour l’utiliser. L’ogre ne m’avait jamais permis d’aller travailler, il n’aurait jamais voulu que je gagne mon propre argent, que je devienne autonome et peut-?tre assez forte pour trouver le courage d’aller le d?noncer aux autorit?s. Il affirmait que l’autorit?, c’?tait lui, et moi j’?tais sa chose. Et je devrais le rester toute ma vie ou au moins jusqu’? ce qu’il d?cide de me jeter dehors ? coups de pieds. Quand tout a ?t? pr?t, j’ai attendu le soir avec impatience. J’ai suivi chacun de ses pas tandis qu’il se pr?parait ? sortir, essayant de ne pas trahir mes ?motions. Je repensais aux soir?es pr?c?dentes, ? comment je me sentais en voyant un p?re sortir de la maison et ? ce qui arriverait apr?s, quand l’ogre rentrerait ? sa tani?re ? sa place. Je voulais tout r?p?ter ? ce moment, comme l’aurait fait un mime lors d’un de ses num?ros, y compris les expressions de mon visage. Il s’est approch? de la porte, l’a ouverte. Puis s’est arr?t? et s’est tourn? vers moi. « Tu ne vas pas te coucher ? — Pas encore. — Pourquoi ? — Je n’ai pas sommeil. J’irai bient?t. — Comme tu veux. Mais ne te fatigue pas. Tu sais que je me sens mal si je te vois fatigu?e. J’ai l’impression d’?tre un mauvais p?re. » Mon c?ur s’est arr?t? un instant. Si la mort ?tait arriv?e ? ce moment-l?, je l’aurais accueillie ? bras ouverts. Je n’ai pas r?pondu, l’ai regard? et fait un timide “oui” de la t?te. « J’ai ?t? un mauvais p?re, Melanie ? » a-t-il continu? comme s’il appr?ciait de poursuivre ce maudit interrogatoire. R?ponds-moi putain ! J’ai ?t? un mauvais p?re ? » « Non », j’ai r?pondu en pleurant, secouant fr?n?tiquement la t?te pour confirmer une r?ponse ? laquelle je ne croyais ?videmment pas. Je tremblais. Il a attrap? mon oreille et l’a tordue avec force, avec une telle violence que je pensais qu’il allait me l’arracher de la t?te ce jour-l?. « Bien, tr?s bien. ?a va mieux maintenant, beaucoup mieux. Tu as toujours ?t? une brave petite, tr?s gentille. Tu dois toujours ob?ir ? ton papa. C’est moi qui te fais vivre, comme j’ai entretenu ta pute de m?re toute sa vie, comme un parasite. Et sois au lit quand je rentre ou ?a ira mal, tr?s mal ! On s’est compris ? » Il a l?ch? mon oreille et est sorti en claquant la porte. Je suis rest?e quelques instants assise, le temps d’?tre s?re qu’il ne rentrerait pas pour prendre quelque chose qu’il aurait oubli?, comme c’?tait d?j? arriv?. Je me rappelle qu’un jour il ?tait revenu deux minutes plus tard pour prendre un pistolet qu’il gardait cach? dans un coffre, charg? et pr?t ? l’usage. Ce fut la premi?re et derni?re fois que je vis cette arme, je ne sais pas o? elle a fini ou si elle a servi contre quelqu’un. Il avait vu que je le fixais pendant qu’il la glissait dans la ceinture de son pantalon, j’?tais encore petite. Il m’avait regard?e. « Alors ? Qu’est-ce que tu as ? regarder ? Remercie le P?re ?ternel que je ne l’aie pas encore utilis?e contre vous ! » Je n’avais pas boug? pas, p?trifi?e, les yeux et la bouche grands ouverts dans une expression proche de la stupeur, la m?me que quand j’avais re?u l’ours en peluche, mais sans l’ombre d’un sourire. J’?tais ?merveill?e que ses l?vres puissent prononcer le nom de Dieu. Je n’avais vu d’armes que sur quelques affiches jusqu’alors, la t?l?vision n’existait pas, et je ne savais pas ? quoi cet objet pouvait servir, et pourquoi il ?tait tellement f?ch? d’avoir ?t? d?couvert. Ma m?re est arriv?e ? mon secours. « Viens ch?rie, viens avec moi. Papa a beaucoup de choses ? faire, il n’est pas f?ch? sur toi. Tu ne dois pas penser ?a, d’accord ? — D’accord maman. » Ses mains ?taient sur ma bouche, serr?es si fort que je r?ussissais ? peine ? lui r?pondre, comme si elle voulait bloquer une de mes phrases hors de propos. Ou m’?touffer, pour m’?pargner toutes les douleurs que, elle en ?tait s?re, je devrais subir dans les ann?es ? venir. Ses mains sentaient le savon. J’adorais ce parfum de fleurs, le parfum de maman. Il n’est pas rentr?. Durant ces quelques minutes d’attente, j’avais tromp? le temps en go?tant mes larmes, essayant de me rappeler quand, par le pass?, elles avaient eu cette saveur. J’avais un large ?chantillon de choix possibles, mais aucun ne semblait correspondre ? un d?j? connu. J’avais d?couvert un go?t nouveau, mes larmes s’?taient l?g?rement adoucies. J’ai couru dans ma chambre, rassembl? mon argent et l’ai gliss? dans ma valise. J’ai descendu les escaliers sur la pointe des pieds, ouvert la porte et regard? dehors, effray?e de le trouver l? devant moi ? me dire : « Je t’avais pr?venue, tu aurais d? m’?couter morveuse ! Tu vas passer un sale quart d’heure ! » Mais il n’y avait pas trace de son ombre, il n’y en aurait plus. Un pas, deux pas, trois pas. Toujours plus rapides, pr?cipit?s. J’ai pris l’all?e ? droite, vu Monsieur Smith sur le seuil de sa maison arranger des fleurs dans des vases pos?s sur les marches de l’entr?e. Ses enfants Martin et Sandy tournaient autour comme des papillons autour d’une belle fleur. Il plaisantait avec eux et son ?pouse, qui les avait rejoints, les regardait en souriant. J’ai ralenti pour mieux observer cette sc?ne de famille heureuse, celle que je n’avais jamais eue, et l’emporter avec moi en faisant semblant qu’elle ?tait un peu la mienne. Les cinq ann?es qui suivirent, mon p?re ne chercha jamais apr?s moi. Du moins, personne ne m’a jamais dit qu’il l’avait fait. Quand je suis retourn?e ? la maison ? contrec?ur le jour de son enterrement, les voisins m’ont racont? que lorsqu’il ?tait revenu, la nuit de mon d?part, ivre mort comme toujours, il s’?tait mis ? crier et ? alarmer tout le voisinage. Personne ne m’avait vue sortir, personne n’avait pu r?pondre aux questions qu’il avait bafouill?es d’une bouche empoisonn?e par l’alcool. Ils m’ont aussi dit que, gr?ce ? des connaissances peu recommandables, il avait appris o? j’?tais mais avait d?cid? de me laisser tranquille, de ne pas me poursuivre, parce qu’il savait qu’il avait ?t? un mauvais p?re et qu’il ne me ferait que du mal si je devais revenir chez lui. J’avais d?cid? de partir, ?a lui convenait. Quelqu’un affirmait qu’il avait d?cid? de r?compenser mon courage, la capacit? ? l’envoyer dans les cordes dont j’avais fait preuve. Je n’ai pas cru un mot de tout ce que ces gens qui ne me connaissaient m?me pas me dirent, mais j’ai pens? que ?a pouvait aussi ?tre vrai, parce que de toute fa?on rien de ce qui le concernait n’avait plus d’importance. L’ogre ?tait mort, tu? par un autre ogre durant un r?glement de comptes, peut-?tre. Il ?tait environ neuf heures du soir le 15 septembre 1960. Depuis trois jours, il pleuvait ? verse, sans arr?t, et ?a allait encore durer. J’?tais rentr?e du travail depuis peu, je faisais souvent des services un peu plus longs pour gagner plus d’argent. Au bout de cinq ans, j’en avais suffisamment pour d?cider de m’acheter ma propre maison, aid?e par un petit pr?t bancaire. Ma vie avait chang?, je trouvais enfin mon identit?. Faible peut-?tre mais mienne. Le travail m’y avait beaucoup aid?e, il m’avait permis de rafistoler les blessures accumul?es, et toujours douloureuses sous les nombreuses cicatrices ?parpill?es sur mon corps. Une douleur diffuse, plus supportable, bien que continue, mais qui n’autorisait pas le repos de l’?me. J’ai r?chauff? mon repas pr?par? dans le four et me suis assise ? table en attendant qu’il soit pr?t, mes mains supportant le poids de ma t?te. La t?l?vision existait depuis quelques ann?es mais seules les familles les plus riches pouvaient se permettre d’en acheter et entretenir une. S?rement pas moi. Les rares fois o? quelque chose d’int?ressant ?tait transmis, je m’arr?tais devant les vitrines des magasins d’?lectrom?nager avec d’autres qui, comme moi, ne pouvaient se l’offrir. Mais ? l’heure de la fermeture, le m?me petit homme grassouillet et moustachu s’approchait de nous, prot?g? par la vitrine, pour annoncer en ?cartant les bras tristement que “les ?missions ?taient finies pour aujourd’hui ” ou que le surlendemain il y aurait “d’excellentes offres en magasin auxquelles nous ne pourrions pas r?sister pour enfin ramener ? la maison notre premi?re splendide t?l?vision”. Ces mots ?taient ?crits sur son visage, il n’avait pas besoin de les prononcer. J’ai aussi essay? de me r?fugier dans des bars, ceux qui avaient une t?l?vision pour les clients, surtout durant les froids mois d’hiver ou les soirs de pluie. Mais les odeurs de vapeurs d’alcool me montaient ? la t?te, me rappelant mon p?re et me faisaient fuir comme un d?tenu ? la recherche du chemin de la libert?. J’avais une vieille radio ? la maison, que j’allumais de temps en temps, quand l’envie me prenait d’entendre une voix suffisamment lointaine et qui ne demande aucune r?ponse, aucune interaction avec moi. Je l’avais trouv?e sur un ?tal d’occasions, en vente pour quelques dollars. Elle ?tait cass?e mais le vendeur m’avait assur?e que ce serait facile ? arranger. Je l’avais achet?e, pas totalement convaincue d’avoir fait une bonne affaire, et un ami m’avait propos? de me la r?parer gratuitement. Il s’appelait Ryan. Ce gar?on fut le seul homme capable de m’offrir un peu d’amiti? saine et inconditionnelle, celle dont j’avais d?sesp?r?ment besoin, dont je n’avais jamais eu la chance de profiter de toute ma vie. Sous plusieurs aspects, je restais plut?t renferm?e avec lui mais, tandis que les autres se sentaient dans l’obligation de sonder mes faiblesses, lui les respectait. Ryan ne me demanda jamais rien qui concerne mon pass?, il ne jugea jamais le bon ou le mauvais de ma conduite et des quelques choix que j’avais faits depuis que j’avais commenc? ? vivre comme une femme libre. Il comprenait quand j’avais envie de parler parce que je d?versais tout comme un fleuve en crue et il se laissait submerger. Il acceptait ma fragilit?, exprim?e par mes silences, quand je pr?f?rais rester seule ? contempler une feuille de salade pos?e sur la table de la cuisine. Quand il voyait arriver un de ces moments r?currents, il me faisait un salut militaire et s’?loignait de moi d’un pas martial, sans parler, fermant doucement la porte derri?re lui. Il me faisait rire, me faisait me sentir bien. Comme je n’avais jamais ri et comme je ne m’?tais jamais sentie dans ma vie. J’?prouvais quelque chose pour lui, un sentiment ?trange que je ne pouvais reconna?tre, sans nom. Quand un jour, nous ?tions sur le point de nous embrasser, je l’ai repouss? avec force. J’avais eu peur. Je n’ai pas compris de quoi ? l’?poque mais je savais que c’?tait de la peur pure. Mais mon geste ne l’a pas ?branl? et il a continu? ? se comporter de la m?me fa?on avec moi. Un jour, il m’a dit que sa famille d?m?nageait ? cause du travail de son p?re et de certains probl?mes qu’il devrait affronter. Il ne m’a jamais dit o? il allait vivre, pour une question de s?curit?. Nous devions donc nous ?loigner l’un de l’autre quelques temps et je ne pourrais le joindre en aucune fa?on. Mais je n’avais rien ? craindre car il me chercherait, nous resterions en contact et il me donnerait signe de vie d?s que les choses se seraient calm?es. « Je te le promets Melanie. Donne-moi ta main, pose-la ici et ?coute. Tu sens battre mon c?ur ? » ont ?t? les derniers mots qu’il a prononc?s tandis qu’il posait ma main sur sa poitrine, avant son dernier salut militaire, la derni?re marche qui annon?ait son d?part. Je n’ai pas r?pondu ? ses mots avec les miens, que j’aurais pourtant voulu dire, mais qui s’?taient bloqu?s dans ma gorge, nou?e par les larmes, sans plus pouvoir respirer. ? travers cette radio, qui me rappelait sa pr?sence dans ma vie, je subissais passivement les ?missions, les actualit?s, les bulletins m?t?o, les chansons des Beatles, d’Hendrix, d’Armstrong et des Rolling Stones. Depuis quelques ann?es, un petit jeune avait fait son entr?e sur la sc?ne musicale. Il s’appelait Elvis Presley, un joli c?ur qui affolait les filles quand il chantait en faisant des mouvements de hanches lors de ses prestations. Les jeunes ne se souciaient pas d’utiliser une bonne partie de leur salaire pour acheter ses disques ou assister ? ses concerts anim?s, r?vant peut-?tre de se jeter dans le vide et d’?tre r?cup?r?es au vol par ses bras puissants. La fi?vre pour ce beau gar?on de Memphis m’avait atteinte aussi. J’avais trouv? un de ses disques dans un magasin et l’avais achet? m?me si je n’avais pas de tourne-disque ? la maison. Je l’avais laiss? bien en vue pendant des mois, ? prendre la poussi?re. Je l’adorais en silence, il m’arrivait de m’arr?ter plusieurs minutes pour le regarder et chaque fois que je recevais mon salaire, l’envie me prenait d’acheter un tourne-disque pour pouvoir enfin l’?couter. Pour les filles de vingt-huit ans, comme moi, Elvis ?tait le sujet qui monopolisait les conversations entre coll?gues, les pauses d?jeuner, chaque moment de la journ?e. Il faisait un bon parti ? tous points de vue. Mes coll?gues, “les autres” comme je les appelais souvent, d?crivaient avec force d?tails les pens?es ?rotiques qu’elles nourrissaient pour lui. Certaines avouaient qu’elles n’auraient aucun scrupule ? quitter mari et enfants si le “beau gar?on” leur avait donn? le moindre espoir. Je ne comprenais pas vraiment ces discours, je n’?tais pas capable de mesurer la force de la source d’?nergie qui les alimentait. Mais quand on parlait de sexe, j’?prouvais une sensation de malaise brut, je sentais l’aversion na?tre et grandir en moi, dans mes entrailles, me prenant en tenaille comme deux mains serr?es autour de mon cou pour m’?touffer. Le sexe me rappelait l’ogre, la souffrance, la douleur et toutes les humiliations que j’avais d? subir, le go?t du sperme d’un homme mauvais r?pandu sans contr?le sur mon jeune ventre, sur ma peau innocente qui n’aurait d? conna?tre que la puret? et la pudeur, mon sang et celui de ma m?re vers? chaque jour sur les draps blancs d’un lit toujours d?fait. Mon entourage s’est aper?u que quelque chose n’allait pas. Certaines ont choisi de ne pas s’en m?ler, une autre l’a fait, sous le pr?texte fallacieux de m’offrir son aide pr?cieuse. « Rien, pourquoi tu me poses la question ? — Comme ?a. Tu es tr?s bizarre. — Je suis comme ?a, on ne peut rien y faire, je r?pondis en ouvrant les bras, signe que je m’?tais r?sign?e au destin de ma vie. — Tu pr?f?res les femmes ? — Pardon ? — Je t’ai demand? si tu pr?f?res les femmes, si tu les aimes. — Les femmes ? Ne dis pas de b?tises, enfin ! — Pendant toutes ces ann?es, tu ne nous as jamais racont? une exp?rience sexuelle avec un homme, alors qu’on l’a toutes fait. Ok, peut-?tre que tu n’en as pas encore eue mais tu voudrais peut-?tre, et tu pourrais comparer avec nous. Et qu’est-ce que tu fais ? Tu te renfermes dans ta coquille comme une hu?tre ! » Comment lui dire que ma “premi?re fois” ?tait ? l’?ge de cinq ans avec mon p?re ? On m’avait dit que ce serait un jeu. Comment la convaincre que ce jeu pens? pour moi et qui consistait en r?alit? en une exploration ?hont?e de mon intimit? ne m’avait pas plu du tout parce que, ? cet ?ge, j’aurais pr?f?r? jouer avec des poup?es comme toutes les petites filles ? Comment lui crier en plein visage que si je n’avais pas jou? avec lui, il aurait contraint ma m?re ? se soumettre aux m?mes pratiques, au m?me jeu, mais avec d’autres r?gles bien plus s?v?res, adapt?es aux adultes ? « C’est une conversation que ne je n’ai pas envie d’avoir, sans raison particuli?re. Peut-?tre que je ne suis pas encore pr?te ou peut-?tre que je ne le serai jamais. C’est comme ?a, point. — Ok Mel, comme tu veux. On se retrouve ce soir pour une soir?e pyjama. Tu te joins ? nous ? — Il y aura des hommes ? — Non. — On parlera de sexe ? — Aucune id?e, mais je crains que oui. — Alors non, merci. Je n’aurais rien ? dire et je serais un poids pour vous toutes. » Quand je suis rentr?e ce soir-l?, j’ai pris le disque d’Elvis et l’ai jet? ? la poubelle. J’ai entendu la sonnette une fois, puis une seconde, avant que je n’atteigne la porte. « J’arrive ! » j’ai cri? d’une voix forte. Quand j’ai ouvert, je me suis retrouv?e face ? un policier. Il pleuvait ? verse. Son uniforme ?tait tremp? bien qu’il soit descendu de sa voiture gar?e ? seulement quelques pas de la porte de la maison. Un de ses coll?gues ?tait encore assis ? la place du conducteur et regardait vers nous, le corps tendu vers l’avant et les yeux tourn?s vers le haut pour mieux encadrer la sc?ne ? travers la vitre. « Bonsoir, monsieur l’agent, je dis surprise. — Bonsoir. Vous ?tes mademoiselle Melanie Warren ? — Oui, monsieur l’agent. Qu’est-ce qu’il se passe ? » J’avais peur et mon attention ?tait attir?e par le gyrophare silencieux de leur voiture qui m’?blouissait. Il dessinait des ombres bleues dans la nuit, qui se d?ployaient au sol et sur la fa?ade de la maison. Des ombres clignotantes, lentes, comme le battement de mon c?ur. « Je suis l’agent Parker, mademoiselle. Je pourrais entrer s’il vous pla?t ? a-t-il demand? en me montrant son insigne et une photo datant de quelques ann?es. Je l’ai fait entrer et laiss? la porte entrouverte. — Et votre coll?gue l?-dehors ? — Ne vous inqui?tez pas, il m’attendra. Je suis ici pour votre p?re, monsieur Brad Warren. » Je suis rest?e silencieuse, immobile, attendant que l’homme continue, qu’il vide son sac. Je me suis pos? mille questions, demand? si l’ogre avait encore frapp? et qui avait pu ?tre sa victime. J’ai pens? ? son implication dans une bagarre. J’avais peur qu’il ne vienne me chercher, qu’il ait contact? la police, et qu’il m’ait trouv?e gr?ce ? eux, pour m’obliger ? revenir ? la maison. « Qu’est-ce que mon p?re a fait ? » je me suis ?cri?e, tandis que mes mains ferm?es en poings, couvertes d’une sueur froide, froissaient nerveusement le tissu de ma jupe. « Il a ?t? tu? mademoiselle Warren, je suis d?sol?e. La dynamique de la situation n’est pas encore claire, le dossier est ouvert et toutes les investigations sont en cours. Il a ?t? touch? par trois coups de feu, dont un directement ? la t?te, qui lui a ?t? fatal. Les voisins ont entendu les coups, trois, rapproch?s, et tir?s d’une voiture en marche. Quand ils sont sortis, ils ont vu le corps de votre p?re au sol, dans une mare de sang. Il ?tait inanim? mais en vie. Il est mort peu apr?s, pendant le trajet vers l’h?pital. On dirait une ex?cution, un r?glement de comptes. » Je n’ai rien r?pondu, ?trangement calme, presque relax. Je n’ai trahi aucune ?motion. Mes yeux fixaient ses jambes, sans les voir, la sueur froide avait disparu, mes mains s’?taient ouvertes, lib?rant enfin le tissu de ma jupe, mon c?ur battait de nouveau normalement. Je me sentais bien, terriblement bien. Je m’en suis voulue de ce sentiment de pure m?chancet?, je m’en suis voulue aussi de m’en vouloir de cette sensation exprim?e naturellement. « Vous vous sentez bien mademoiselle ? » J’ai acquiesc?, tout allait tr?s bien. « Il ?tait saoul ? — Non. Il ne l’?tait pas, le niveau d’alcool dans son sang ?tait dans les normes. » Je l’ai regard? droit dans les yeux, je n’arrivais pas ? croire ? cette fin de conte de f?es, o? tous les m?chants deviennent soudain gentils et vivent heureux jusqu’? la fin de leurs jours. Ou mon p?re avait-il vraiment chang? apr?s ma disparition ? « Votre p?re buvait ? Il se saoulait souvent ? Mentir ! Nier la souffrance incrust?e dans mon ?me par le fer rouge du mensonge ! Imp?ratif ! « C’est arriv?, comme ?a peut arriver ? tout le monde, m?me dans les meilleures familles. — Quel rapport aviez-vous avec votre p?re ? » Moments d’ins?curit? palpable, recherche de mots faux et donc absents. Recherche d’une v?rit? qui ne m’appartenait pas. D?sir de mettre pour toujours le mot “fin” sur tout. C’?tait l’occasion, celle que j’attendais. « Un rapport normal, comme n’importe quel rapport entre un p?re ex-militaire et une jeune fille. — Votre p?re ?tait tr?s strict avec vous ? » Je n’ai pas r?pondu, j’ai h?sit?. Je l’ai regard? un instant, l’affrontant, puis c?d? et ?loign? de nouveau mon regard de lui. « Il vous a fait du mal ? Vous avez frapp? ? » Mentir, encore une fois ! Pers?v?rer dans la honte pour sauver la face ! « Non… — Non ? Vous ?tes s?re ? — Oui, j’en suis s?re monsieur l’agent… — Bien. Depuis combien de temps avez-vous quitt? la maison de votre p?re ? — Cinq ans. — Depuis 1995 donc, r?p?ta-t-il en prenant note sur son calepin. Je peux vous demander pourquoi ? — Pour faire ma vie, monsieur l’agent ! J’avais d?j? vingt-six ans, je n’avais pas de maison, une famille ? moi, un travail ! Je voulais mon ind?pendance, mon autonomie. J’en avais assez d’?tre entretenue et de devoir implorer les gens pour avoir quelque chose pour moi, pour mes d?fauts et pour tout le reste. » L’agent notait, impassible et sans me regarder, comme un journaliste durant une interview avec le champion de baseball du moment. Son attitude de normalit? et de suffisance, cette obligation d’interroger les gens qu’il arrivait ? mener ? bien sans probl?mes me d?rangeaient terriblement, « Avant de quitter votre ancienne maison, ou dans les ann?es qui ont suivi, vous ?tes rest?e en contact avec lui ? — Non, ai-je r?pondu. Mais je l’ai regrett? et ai corrig?. Ou plut?t si, mais rarement. — Vous ne ressentiez pas le d?sir de vous voir, de vous parler, de vous raconter vos journ?es ? — Vous ?tes agent ou psychologue ? » je me suis exclam?e. Mon seuil de tol?rance avait ?t? largement d?pass? depuis un moment, et un fleuve plus large que ses berges ne peut contenir son eau et la faire se mouvoir le long de son parcours sans la r?pandre partout et semer mort et destruction. « Les deux en effet. Je vous en prie Melanie, r?pondez ? mes questions. Elles nous aideront ? fermer le dossier. Je compte sur votre collaboration m?me si je me rends bien compte du moment difficile que vous traversez. » Il n’avait vraiment rien compris. Mais je me suis r?sign?e comme toujours et ai r?pondu ? ses questions, avec d?tachement, comme si elles n’avaient vraiment aucune importance. « Du jour o? j’ai quitt? la maison, je n’ai plus rien eu ? partager avec mon p?re. J’ai pris ma vie et mes affaires en main, et je suis partie. J’ai trouv? ce petit appartement o? je vis aujourd’hui et un travail comme infirmi?re dans un h?pital. J’ai commenc? ? ?tre autonome, tout semblait aller bien. Mon p?re, de son c?t?, pouvait reprendre son existence, sans avoir sa fille ? entretenir dans les pieds. Nous n’avions pas vraiment de contact quand je vivais encore avec lui, nous ne nous sommes jamais disput?s. Pour quelle raison l’aurait-on fait apr?s mon d?part ? — Je comprends. Avant de partir, auriez-vous remarqu? quelque chose qui n’allait pas chez votre p?re ou qui indiquerait qu’il avait des probl?mes avec quelque chose ou quelqu’un ? — Non, pas que je sache monsieur l’agent. Non. — Merci Melanie. J’aurais une question sur votre m?re, si ?a ne vous ennuie pas. » Et comment que ?a m’ennuyait ! Je ne voulais pas encore d?ranger ma m?re, elle l’avait d?j? ?t? trop longtemps de son vivant. Je craignais les questions qu’il allait poser mais ai accept? de me soumettre ? l’interrogatoire. « Votre m?re Jane s’est tu?e en 1951. Selon les archives, c’est vous qui avez retrouv? son corps sans vie au retour de l’universit?. Vous confirmez ? — Oui. Ma m?re m’avait confi? le jeu de cl?s de la maison pour la premi?re fois ce matin-l?. — Donc, il est clair que votre m?re avait pr?m?dit? son acte, elle ne l’a pas fait sur l’impulsion du moment. — Si, je crois que si… » Mauvaise r?ponse Melanie ! « Oui. Vous pourriez me parler de votre rapport avec votre m?re, et de celui entre votre m?re et votre p?re s’il vous pla?t ? » ?chec au roi. La reine ?tait mang?e. Je ne respirais plus. J’ai essay? de m’enfermer dans ma coquille, cherchant le moyen le plus rapide d’y entrer. Mais la coquille ?tait rest?e ouverte et l’homme me voyait, me suivait, m’attrapait et me tirait dehors. Chaque fois. Je n’avais pas d’?chappatoire. Mentir, mieux valait continuer ? mentir. « Ma m?re ?tait malade. Elle n’?tait pas m?chante, au contraire ! Mais elle ?tait faible et perdait souvent la t?te. Je l’entendais souvent pleurer la nuit mais j’?tais trop petite pour l’aider. — Je comprends. Selon les archives, il semble que l’on entendait souvent votre p?re crier et qu’il rentrait tard la nuit, compl?tement ivre, c’est vrai ? — Oui, c’est arriv?. — C’est arriv?, d’accord. Pensez-vous que ?a a influenc? le geste extr?me de votre m?re ? — Je ne sais pas, j’?tais trop petite, je vous l’ai dit. — Melanie, quand votre m?re est morte, vous aviez vingt-deux ans, vous n’?tiez pas petite. » Il se trompait. L’?me de ma m?re ?tait d?j? morte depuis des ann?es, ass?ch?e, et ce qu’il restait et que j’avais trouv? froid et immobile baignant dans son sang n’?tait que son enveloppe. « Monsieur l’agent, je suis tr?s fatigu?e maintenant, ai-je r?pondu en essayant de prendre la seule issue de secours qu’il me restait. — Je comprends, Melanie. Je comprends. Je vous demande juste de r?pondre ? une derni?re question s’il vous pla?t. Comment la relation entre votre p?re et vous a-t-elle ?volu? apr?s la mort de votre m?re ? Avant que vous ne quittiez la maison. » Au lit, au son de coups dans le c?ur de la nuit ! Voil? comment avait ?volu? notre relation. Les animaux qui partaient ? l’abattoir ?taient plus respect?s que moi, parce qu’? la fin, ils ?taient tu?s et mang?s, ils disparaissaient. Moi, au contraire, je vivais, bless?e dedans et dehors, oblig?e de me regarder chaque matin dans le miroir pour identifier les nouvelles marques de coups, celles qui enrichissaient ma singuli?re collection. Un dernier mensonge, encore un, le dernier. Ou peut-?tre pas. « Mon p?re a chang? apr?s ce jour-l?, il est devenu compl?tement absent. Il se sentait incapable de s’occuper de moi parce qu’il pensait avoir totalement ?chou? dans sa tentative de sauver sa femme. Il me l’a confi? un soir, en pleurs. — Expliquez-moi. — Ce que disent les archives est correct. Mon p?re revenait souvent tard la nuit et le plus souvent, il avait beaucoup bu. Il criait sur ma m?re, d?foulait sur elle sa rage de ne pas ?tre capable de l’aider, de l’aimer comme il aurait d? et voulu le faire. Les hurlements r?sonnaient dans la maison et s’entendaient ? l’ext?rieur, les voisins me regardaient toujours bizarrement le matin qui suivait, comme s’ils compatissaient, comme s’ils avaient piti? de moi. Quand ma m?re est morte, mon p?re a capitul?. Peut-?tre qu’il est mort aussi ce jour-l?, dans un certain sens. Il s’est d?tach? de moi et passait ses journ?es ? lire assis au salon. Et ? r?fl?chir ? comment il allait de nouveau me violer le soir, ai-je pens?. Mais je me suis bien gard?e de le dire. « Donc, vous, vous sentant abandonn?e, avez d?cid? de partir et de faire votre vie. — C’est ?a, monsieur l’agent. » Je refaisais surface pour la premi?re fois. « Merci Melanie. Je m’excuse pour toutes les questions inopportunes que j’ai pos?es dans un moment pareil mais vous imaginez bien que c’?tait n?cessaire. Le tableau est plus complet maintenant. » Il m’a regard?e avec affection, et j’ai fait pareil. Une affection m?l?e de frustration. Je cachais mon vrai visage, souill? par le mensonge, dans les plis de ma l?chet?, l? o? il y avait encore un peu de place pour m’immerger compl?tement et dispara?tre, hors de vue. J’avais trahi ma m?re, encore une fois. Comme ce jour o?, prot?g?e par l’obscurit? d’une nuit sans lune ni ?toiles, j’?tais rest?e ? l’entr?e de la tani?re ? observer l’ogre d?vorer sa proie. Comme le jour o? j’?tais sortie de la maison toute fi?re, les cl?s ? la main pour la premi?re fois, sans aucun int?r?t pour tout le reste, surtout pour la raison qui avait pouss? ma m?re ? me les donner. Comme tous les jours o? j’aurais voulu lui dire que je l’aimais, mais que je ne l’avais pas fait. « Vous devrez venir au central pour compl?ter le compte-rendu et signer la d?position. Ensuite, on vous demandera d’identifier le corps et de faire le n?cessaire pour l’inhumation. — Tr?s bien, je le ferai demain matin. » Il m’a souri et est parti. Je suis rest?e l?, debout devant la porte ouverte, l’air satur? de pluie mouillant mon visage, se m?langeant ? mes larmes. Son coll?gue a allum? le moteur de la voiture, m’a regard?e et salu?e de la main. J’ai r?pondu. L’agent Parker a ouvert la porti?re et, insouciant de l’averse qui le trempait, s’est arr?t? pour me regarder et me saluer. Il a dit quelque chose que je n’ai pas compris, un grondement lointain avait couvert le son de sa voix. Son visage ?tait d?tendu, il devait donc m’avoir dit quelque chose de gentil. J’ai fait oui de la t?te, me suis tourn?e et suis rentr?e en fermant la porte derri?re moi. La lumi?re bleue clignotante avait disparu, la maison ?tait de nouveau comme avant et moi aussi. Je suis retourn?e ? la cuisine, le plat que j’avais r?chauff? ?tait froid. Je n’avais plus faim, je n’avais plus soif, je n’avais m?me plus d’air dans mes poumons. Ma gorge ?tait serr?e des sanglots que j’avais contenus si longtemps. “Pourquoi pleurer ? Et pour qui ?”. Ne pas trouver de r?ponse ? ces questions avait abattu mes barri?res, an?anti en un ?clair toutes mes d?fenses. C’?tait ma reddition sans conditions, celle que mon c?ur attendait tant. L’ogre ?tait mort et ne me ferait plus de mal. Oui, l’ogre ?tait enfin mort, tu? par un autre ogre. Il br?lerait dans les flammes de l’enfer, ne rencontrerait plus jamais ma m?re parce qu’elle, j’en ?tais s?re, demeurait au paradis. J’en ?tais certaine maintenant. Mort, tu? le seul soir o? il n’?tait pas ivre, fait ?trange ! Peut-?tre parce que ce soir-l?, l’ogre ?tait rest? un homme, il n’avait pas endoss? son costume de sc?ne, celui qui le rendait fort, agressif. Il avait commis une grave erreur, une l?g?ret? fatale. Il n’aurait pas d? baisser la garde. Quand on choisit le mal comme parcours de vie, il faut apprendre ? regarder autour de soi, parce que le mal viendra. Peut-?tre parce que l’homme, fatigu? de jouer un r?le, fatigu? de tout, avait br?l? son costume. Peut-?tre voulait-il tuer l’ogre lui-m?me pour se transformer en h?ros, se d?nudant devant la foule et se postant devant ses ennemis en criant : « Vous ne me voyez pas ? Je suis ici ! Allez mauviettes, qu’est-ce que vous attendez pour me tuer ? » Peut-?tre voulait-il ressentir la douleur que l’on ?prouve quand la peau est lac?r?e, quand le m?tal d?chire les chairs et p?n?tre le corps. Peut-?tre voulait-il comprendre ce que l’on ?prouve quand le sang s’?chappe des veines, quand les sens s’alt?rent et les sons se font lointains, et que tout devient sombre sous les yeux ?carquill?s qui fixent l’asphalte, pr?s d’une crotte laiss?e par un chien errant pass? par-l? quelques minutes auparavant. Oui, peut-?tre que tout s’?tait pass? comme ?a. J’ai jet? la nourriture ? la poubelle et suis all?e dormir. J’ai fait un beau r?ve cette nuit-l?, mais je ne m’en souviens pas. Le jour suivant, j’ai rempli mes devoirs envers cet homme, mon p?re, pour la derni?re fois. Quand ils m’ont demand? si je pr?f?rais une s?pulture ou une cr?mation, j’ai r?pondu sans h?siter. Je l’ai fait incin?rer, lui ai donn? un avant-go?t de ce qu’il allait bient?t subir, pour l’?ternit?. Je voulais assister au macabre spectacle. Voir cette caisse de bois entrer dans le four pour en sortir r?duite en cendres m’a excit?e de fa?on morbide. Je n’ai pas montr? pas mes ?motions, je n’ai pas vers? une larme. J’ai contenu mes sentiments en les enfermant dans un bloc de glace, mon c?ur transform? en chambre froide pour l’occasion. J’ai pris possession de la maison et du peu d’argent qu’il restait, celui que mon p?re n’avait pas d?pens? en alcool et autres vices. J’ai pos? l’urne au sol, dans un endroit cach?, pour que personne ne la voie. Je me suis m’enferm?e dans la maison, ? ?couter les bruits du silence, observant les empreintes de main laiss?es dans la poussi?re sur les meubles. J’entendais les cris et les pleurs de ma m?re, ceux que j’?touffais dans la nuit sous une comptine, ma peluche dans les bras. J’entendais les plaintes et les sanglots qui suivaient les temp?tes. En regardant le fauteuil de mon p?re, je pouvais voir un homme seul, un vieux priv? de vie. Dans un angle, j’ai remarqu? un b?ton, et je l’ai imagin? serr? entre ses mains tandis qu’il marchait p?niblement dans la maison, peut-?tre ? la recherche de quelqu’un ? frapper. Quelqu’un qui n’?tait plus l?. Un homme oblig? de d?fouler sa col?re contre lui-m?me, jusqu’au dernier jour. Sur une ?tag?re, j’ai trouv? un portefeuille, l’ai pris et ouvert. Il contenait un peu de monnaie et une photo de ma m?re qui me tenait dans ses bras. Elle souriait, heureuse, et moi aussi. J’ai tourn? la photo, elle ?tait dat?e. C’?tait le jour de mon anniversaire, celui o? j’avais re?u la peluche en cadeau. ? dater de ce moment, quelque chose avait chang?, la fable de la famille heureuse avait fait place au cauchemar d’une existence sans futur. Mes souvenirs, vagues et flous, ne me permirent jamais de visualiser ce moment, l’accident de parcours qui a chang? pour toujours le cours des choses et de nos vies. “Il en passera du temps avant que je ne devienne de l’engrais pour les plantes ! ” criait souvent mon p?re dans ses instants de col?re. Ce temps ?tait pass? pour lui comme il passerait pour tous. Le moment ?tait venu pour lui de se transformer en ce qu’il avait toujours refus?. J’ai pris l’urne et bris? le scell?. Je l’ai ouverte et en ai vers? le contenu dans une bassine avec de l’eau. Je l’ai m?lang? avec une cuill?re, d?go?t?e. Je suis sortie dans le jardin et ai vers? cette bouillie boueuse sur les racines des plantes, curieuse de voir ce qu’il se passerait. Mais je suis rest?e d??ue parce rien ne s’est pass?. J’ai dormi ? la maison cette nuit-l?, puis une seconde et une troisi?me. Sans pouvoir fermer l’?il. Je ne pouvais plus y rester, elle ne m’appartenait plus. Je l’ai mise en vente et n’ai pas d? attendre longtemps pour m’en d?barrasser. Elle a ?t? achet?e en quelques semaines par une famille de trois personnes, le p?re, la m?re et une fillette. Sans rien dire, je leur ai souhait? une vie meilleure de celle que j’y avais eue. Quand je les ai salu?s, j’ai confi? mon ours ? la petite fille. « Tiens petite, c’est pour toi. — Oh, comme il est beau ! Maman, papa, regardez ce que la madame m’a offert ! a cri? la petite en se tournant vers ses parents qui, heureux, ont souri pour me remercier. — Je te souhaite de ne jamais en avoir besoin, ma ch?rie, mais souviens-toi que s’il t’arrive quelque chose de mauvais, il te prot?gera toujours, il prendra soin de toi ! — D’accord ! » Je lui ai fait une caresse, les ai salu?s et suis partie. 3. Le jour o? j’ai ferm? la porte derri?re moi, je n’?tais pas pr?te. J’?tais une dilettante dans la vie, un tas anim? de chair et d’os en fuite, ? la recherche de quelque chose qui n’?tait pas clair. Je manquais de dignit?. En avan?ant ? bonne allure, je me suis oblig?e ? ne pas me retourner, sous aucun motif, pensant que tout se terminerait et, qu’? partir de ce moment, ma vie changerait et une nouvelle Melanie na?trait. Dix pas, cent pas, puis deux cents. Je me suis retourn?e, comme trahie par derri?re par une main invisible. J’ai regard? la maison. La lanterne sur la fa?ade oscillait dans le vent, son mouvement m’hypnotisait. J’ai repris mes esprits et j’ai pleur?. J’ai rendu les armes, ai fait demi-tour et suis enfin partie. Les pleurs avaient effac? la peur, peut-?tre que ce que l’on disait ?tait faux. Ou peut-?tre pas. Mon wagon de seconde classe ?tait presque vide. Il n’y avait qu’une jeune femme et un homme ?g? pour me tenir compagnie. Impassible, l’homme lisait son “Daily Telegraph” et le regard de la fille allait de la fen?tre ? mon visage, essayant de comprendre quelle image la surprenait le plus, quel ?tait le meilleur panorama, le plus amusant, ? observer pour tromper le temps. Elle mastiquait ?nergiquement un chewing-gum, son visage ?mergeant du col relev? de sa chemise blanche ? carreaux rouges. Elle portait une paire de jeans assez ?troits pour l’?poque. Je les ai trouv?s plut?t inconfortables ? premi?re vue, une des rares fois o? je l’ai regard?e. Mais ils lui allaient bien, mettant en valeur son corps presque parfait. Je quittais une vie que je ne reconnaissais plus, mile apr?s mile, j’essayais d’oublier l’endroit dont je venais. Et j’y arrivais sans peine, ou je le croyais du moins. Je ne voulais pas qu’une inconnue me fasse retomber dans mon pass? en me posant la stupide question “D’o? viens-tu ? ”, dont la r?ponse n’int?resserait de toute fa?on personne. Je ne l’ai plus regard?e. J’ai ferm? les yeux et me suis replong?e dans le brouillard dense de mes pens?es, perdue dans une succession d’images qui dessinaient des expressions involontaires sur mon visage. Elle en a ?t? tr?s intrigu?e et a d?cid? de le choisir comme spectacle ? regarder, parce que tout compte fait, ce qui se d?roulait dehors n’?tait qu’un paysage statique qu’elle avait d?j? souvent vu dans sa vie. Elle me l’a confi? quelques mois apr?s notre premi?re rencontre dans ce wagon, quand nous ?tions devenues bonnes amies. Le contr?leur est entr? pour nous demander nos billets et j’ai d? ouvrir les yeux. Je l’ai regard?e, elle aussi. Nous avons commenc? ? discuter mais diff?remment, sans se saluer, sans une question hors de propos, rien de ce genre. Elle partait de principes, comme si elle me connaissait depuis toujours. Elle mastiquait son chewing-gum en parlant, comme si de rien n’?tait. Je n’avais jamais pu faire deux choses en m?me temps sans risquer de commettre une erreur, mais pour elle tout semblait normal. « Tu es une fille bizarre. — Qu’est-ce qui te fait penser que je suis bizarre ? » Elle s’est arr?t?e un instant pour r?fl?chir, puis a reprisa : « Tu restes l?, toute seule et silencieuse ? penser ? on ne sait quoi. Au bout du compte, nous sommes dans un train. — Et donc ? Du simple fait qu’on est dans un train, vous et moi devrions nous mettre ? discuter ? » Elle a sembl? accuser le coup et laisser tomber un moment, sans cesser de me regarder. Elle n’abandonnait pas, elle m’?tudiait, cherchait o? porter sa prochaine attaque. J’ai d?tach? mon regard d’elle et fait semblant d’observer l’ext?rieur par la fen?tre, sans fixer de point pr?cis. N’importe quoi, choisi au hasard aurait ?t? parfait, pourvu que ce ne soit pas ses yeux. « Qu’est-ce que tu vois ? — Pardon ? — Je t’ai demand? ce que tu vois dehors. — Je regarde la campagne. — Tu regardes la campagne, bien. Mais qu’est-ce que tu vois ? — Si je regarde la campagne, je vois la campagne ! — Logique. — C’est une question stupide, vous ne croyez pas ? — Ah, je ne sais pas. La plupart du temps, ce que l’on voit n’est pas du tout ce que l’on regarde. Pour moi c’est comme ?a en tous cas. » Cette fois, elle avait gagn?, elle m’avait assen? un coup qui m’avait fait terriblement mal. Je l’ai regard?e, vaincue et sans aucune envie de r?pliquer. Peut-?tre que ma fuite ?tait inutile. Je compris que, m?me en m’?chappant ? toutes jambes de mon pass?, je retomberais dans un pr?sent et un futur faits ? son image et ? sa ressemblance. J’ai baiss? les yeux et crois? les mains sur mes jambes, ajoutant une touche de r?signation ? ma d?faite, attendant que mon adversaire me porte le coup de gr?ce, pour me tuer. Comme un gladiateur dans l’ar?ne le ferait apr?s avoir obtenu de son empereur le droit d’en finir, et ?tancherait sa soif de sang. Mais cette fois, l’empereur me gracia, le pouce lev? vers le haut. La foule ne criait pas parce qu’elle n’avait pas vu le sang jaillir de mes membres lac?r?s par le m?tal froid de l’?p?e, d?cid?e ? arr?ter mon c?ur et ? m’effacer d?finitivement du monde des vivants. Le gladiateur, mon adversaire, m’avait tendu la main pour m’aider ? me relever. Et moi, victime chanceuse d’un cruel spectacle pour adultes, je l’ai prise et me suis laiss? soulever, respirant et admirant de nouveau la beaut? de la lumi?re du soleil dans un ciel bleu sans nuages. Il ne pleuvrait pas ce jour-l?, tant mieux. « Je m’appelle Cindy. — Melanie. — Melanie, joli pr?nom. Je peux t’appeler Mel ? — Vous pouvez. Appelez-moi comme vous voulez. — Tu es s?re que ?a ne t’emb?te pas ? — Non, je vous le dirais. — J’ai vingt-cinq ans Mel ! » Je ne r?pondis pas. Je ne voulais pas me rappeler mon ?ge en cet instant. « Tu sais ce que ?a veut dire ? — Aucune id?e. Peut-?tre que vous ?tes n?e il y a vingt-cinq ans ? — Fine observation Mel ! Mais ce n’est que de l’arithm?tique, rien ? voir avec ce que je voulais dire. ? savoir que je suis jeune. — Je suis heureuse pour vous Cindy. Moi je suis plus ?g?e, j’ai trente-cinq ans. » J’ai sursaut? quand je me suis rendu compte que j’avais accidentellement livr? un d?tail de ma vie, que je n’avais aucune intention de partager avec les autres. Je lui avais dit mon ?ge, lui confiant une bo?te qui contenait mon existence, m?me la partie que j’avais si difficilement tent? d’oublier. « Bien, on est presque de la m?me g?n?ration alors. — Pas vraiment. On a dix ans de diff?rence. — ?a ne veut rien dire ! On est de la m?me g?n?ration. Celle des Beatles, d’Elvis, des jeans et des chemises ouvertes, de la brillantine dans les cheveux et des Cadillac ! Tu as entendu “A hard day’s night”, la nouvelle chanson des Beatles ? — Bien s?r que je l’ai entendue ! J’adore les Beatles, je lui ai confi?, surprise de nouveau. — Moi aussi je les adore ! Et ils sont trop beaux en plus. Mon Dieu, je me les ferais bien ! s’est-elle exclam?e avant de se mettre ? chantonner la m?lodie d’un ton juste. Mel, tutoie-moi allez ! Je ne vais pas te manger, ne t’inqui?te pas. » J’ai r?fl?chi trop longtemps, comme si le choix ? faire, accepter ou non sa proposition, ?tait une question de vie ou de mort. C’?tait pourtant quelque chose de banal pour une personne “normale”, une d?cision instinctive. L’instinct qui guide les animaux, mais que je n’avais jamais cultiv?. Cindy m’a regard?e, attendant ma r?ponse. Mon silence et ma r?ticence l’avaient un peu d?sorient?e. « D’accord. » Je lui ai souri, comme pour la r?compenser de son attente, en r?ponse aux mille questions qui lui avaient peut-?tre travers? l’esprit en ce moment. J’avais peut-?tre attendu que ce soit elle qui le demande, qu’elle fasse sauter le coffre-fort o? je m’?tais enferm?e, seule, m’apportant de l’oxyg?ne et peut-?tre un souffle de vie. Peut-?tre que Cindy me prenait pour une folle, une personne qui avait urgemment besoin d’aide. Et elle aurait eu raison. « Tu vas o? ? » Question inopportune et ? la r?ponse compliqu?e pour moi. Mais j’?tais d?j? compromise. Une confession de plus n’aurait pas sali mon image plus qu’elle ne l’?tait. Le cours de mon destin n’en serait pas modifi?. Toutefois, j’ai gard? une certaine r?serve quand j’ai r?pondu. « Je vais ? Cleveland. — ? Cleveland ! Mais c’est g?nial ! Je suis de Cleveland, je retourne chez moi ! » Ce fut comme si un rouleau compresseur me passait dessus, une de ces machines infernales utilis?es pour ?taler l’asphalte sur les routes et qui rendent le goudron lisse et doux comme une plaque de verre. Mais c’?tait moi le goudron ?tal? et ?cras?. « Ah ! » Ce fut le seul son que mes cordes vocales p?trifi?es purent produire. « Et tu loges o? ? » Et voil?, une nouvelle br?che s’ouvrait dans le gouffre d?j? sanglant. Qu’est-ce que je pouvais r?pondre ? Que je n’avais pas de but pr?cis ? Que je n’avais nulle part o? aller en r?alit? mais que je parcourrais les rues comme une clocharde qui cherche un endroit bon march? pour dormir ? Voil? une id?e ! Je pourrais lui dire que je ne resterais ? Cleveland qu’un court laps de temps, que je n’?tais que de passage ! Je pourrais ainsi me sortir du p?trin et lui ?chapper ? tout moment, pour r?cup?rer ma vie ! Ma vie ! Oui, mais quelle vie ? En avais-je vraiment une ? « Dans un h?tel. Je suis juste de passage, je ne resterai que quelques jours », ai-je r?pondu, fi?re d’avoir pris la bonne direction pour la premi?re fois, d’avoir d?cid? seule quoi faire. C’?tait une sensation nouvelle pour moi, terriblement puissante, prodigieuse, une avalanche d’?nergie. « Oh, je comprends. Quelques jours. Bien, alors tu peux rester chez moi, ? la maison ! — Il ne manquerait plus que ?a ! Je ne veux ?tre un poids pour personne moi. Merci pour ton offre mais je ne peux vraiment pas accepter, d?sol?e. — Mais un poids pour qui, Mel ! On est comme ?a dans l’Ohio ! Ne refuse pas notre hospitalit?. — On est un peu diff?rents en Virginie-Occidentale. — En Virginie-Occidentale ! Tu viens de l? ? De quelle ville ? » Ma vie ?tait d?sormais du domaine public. M?me le vieux monsieur avait baiss? son journal pour voir le visage de cette fugitive dont les mots emplissaient l’air de cet endroit exigu. Sans d?fenses, j’ai aussi crach? cette information. « Cool ! — Qu’est-ce que ?a veut dire “cool” ? » — ?a veut dire “super”, “terrible” ! Mais tu vis o? ? Tu n’as jamais entendu ce mot ? » Je lui ai menti en lui disant que je l’avais entendu mais que je ne l’avais jamais fait entrer dans mon r?pertoire et que je m’?tais d?sint?ress?e de sa signification. En r?alit?, je connaissais tr?s bien le sens de ce mot utilis? surtout par les adolescents. Ce que je ne comprenais pas, c’?tait ce qu’elle trouvait de “cool” dans ce que je disais. Pourquoi cette fille arrivait ? trouver du bien et du beau dans des choses, des pays ou des situations que j’avais toujours d?test?s ? Je commen?ais ? penser que rester un peu avec elle me ferait du bien. Peut-?tre que j’apprendrais ? vivre un peu, volant des le?ons de vie gratuites ? une fille plus jeune que moi, comme un parasite social. Peut-?tre qu’elle savait vraiment comme vivre dans le monde, ce monde dont nous faisions toutes deux parties, avec nos innombrables diff?rences. « Et toi, tu vis o? ? ai-je demand?. — Au bord du lac Erie. C’est un endroit tr?s beau, surtout le soir quand les bruits de la ville s’att?nuent et que tu n’entends plus que ceux du lac. Ma maison lui fait vraiment face et tu peux profiter de magnifiques couchers de soleil tr?s color?s depuis le jardin. Tu aimeras, tu verras. Et je vis seule, personne ne nous d?rangera ! » a-t-elle conclu avec un sourire malicieux que j’avais vu chez quelques jeunes d’une quinzaine d’ann?es victimes de leurs premiers bouleversements hormonaux. Je lui ai souri, et confirm? ainsi que j’acceptais son invitation. Je la d?dommagerais d’une fa?on ou l’autre, je partagerais avec elle les frais de nourriture et de logement, je travaillerais et c’est tout. ? ce moment-l?, je pensais qu’il ne s’agirait que d’un bref s?jour, que je chercherais un endroit ? moi et que je verrais mon amie ? l’occasion, chaque fois que ce serait n?cessaire. Mon amie ! C’?tait tellement ?trange ? dire, et irr?el ? entendre. Mais je me trompais, car j’ai pass? une bonne partie de ma vie dans cette maison sur le lac Erie. En un seul jour, j’avais gagn? deux choses rien qu’? moi, une amie et une vie. Et tout ?a, gr?ce ou ? cause de Cindy, de sa pr?sence insolente qui avait abattu tous mes murs, toute trace de d?sir de solitude. D’une pr?sence de taille qui m’apportait aujourd’hui de la s?curit?, comme l’amour d’une m?re ou les bras d’une s?ur que je n’avais jamais eue. De sa fa?on violente d’?tre entr?e dans ma vie avec ses mots, son regard, toute son ?nergie et son chewing-gum. Je lui ai demand? si elle en avait un pour moi et elle m’en a offert. Je m?chais un chewing-gum pour la premi?re fois de ma vie, au go?t de fraise. 4. Quand j’ai quitt? mon emploi d’infirmi?re au bout de huit ans d’activit?, mes coll?gues m’ont organis? une f?te surprise. Les m?decins particip?rent aussi, chacun leur tour pour ne pas laisser vide le service de soins aux malades hospitalis?s. Elle dura environ une heure, soixante minutes de brouhaha et de joie que d’autres vivaient ? ma place. Ils m’avaient sortie de ma l?thargie, me pla?ant pour la premi?re fois au centre d’un cercle, rendant mon d?part encore plus compliqu?. Avec les ann?es, j’avais compris que les gens organisent une f?te en ton honneur parce que, en fin de compte, ils ?prouvent une certaine affection pour toi. Ils appellent ?a de l’amiti?. J’avais donc compris que l’amiti? est ce sentiment primitif que l’on a pour une autre personne avec laquelle on partage quelque chose, une sorte de rapport humain. J’avais donc peut-?tre eu des amis dans ma jeunesse mais j’?tais trop brute pour m’en rendre compte. Ou alors, il ne s’agissait que d’une relation de coexistence, d’une acceptation r?ciproque et d’une tol?rance qui n’allaient pas au-del? d’un simple salut ou du partage d’une petite heure de jeu. Si l’ami est celui qui t’?coute et prend soin de toi, qui partage tes joies et tes peurs, alors ma peluche ?tait mon amie, cadeau de l’ogre, qui m’avait d?fendue contre lui aussi longtemps qu’elle avait pu. Mon p?re, l’ogre, m’avait offert mon seul moyen de d?fense, pour que je puisse lutter contre lui. Il m’avait donn? une amiti? de tissu et de poils synth?tiques, parce qu’il ne pourrait jamais rien m’apporter de plus. Ryan avait aussi ?t? mon ami, ce gar?on doux qui ?tait parvenu ? me procurer des frissons, m?me si leur sens ?tait ?nigmatique. Ils ont coup? un g?teau d?cor? de mon nom et d’un v?u pour l’avenir, ?crits dans un filet de chocolat noir. Mais quel avenir ? Et surtout, l’avenir de qui ? Ils ont vers? des boissons sans alcool dans des verres en plastique, faisant autant de bruit que des fous ivres et d?cha?n?s au festival du poisson du village. Mon esprit retourna un instant aux nuits de larmes, quand mon p?re rentrait ? la maison et d?foulait sa col?re sur le corps de ma m?re, r?sign? et d?j? pr?t, dans son lit, ? accepter encore une fois, pas la derni?re, son destin. “ Heureux ceux qui sont pers?cut?s car le royaume des cieux est ? eux ! ” entendait-elle dans les sermons ? l’?glise. Et elle souriait en entendant ces mots, elle acceptait sa vie comme elle l’?tait, rassur?e par le fait que chaque coup de poing, gifle ou coup de pied, chaque violence re?ue, la rapprocherait toujours plus de la porte de ce paradis si beau d?crit par les hommes pour eux-m?mes. Les ogres n’entreraient jamais dans ce paradis. Quelqu’un m’a remarqu?e. Au milieu de ce vacarme, ils ont vu une larme furtive glisser de mes paupi?res incontinentes et descendre en suivant le profil de mon visage. Ils m’ont dit “C’est beau de te voir ?mue par la f?te, tu es toujours si douce, tu nous manqueras tu sais ? ” Personne ne m’avait comprise, encore une fois. Ils ne me connaissaient pas du tout, nous ne partagions rien. Nous ne pouvions donc pas nous consid?rer comme des “amis”. Ce sentiment si important n’avait pour nous aucune signification. L’h?pital n’?tait plus que vacarme. Boucan et cris me faisaient penser que ces personnes ?taient peut-?tre plut?t contentes de mon d?part, de mon choix de me mettre hors de leur chemin, de mon propre gr?. J’?tais d?rangeante pour eux tous, trop diff?rente et donc anormale. Certains avaient form? un petit train, chantant des airs priv?s de sens et de musicalit?, chacun les bras tendus et les mains pos?es sur les ?paules de celui qui le pr?c?dait. Le “chef de train” avait un c?ne ? l’envers de travers sur la t?te. On aurait dit une glace tomb?e par terre. J’ai souri sans raison apparente. Sur le c?ne, une main experte avait joliment calligraphi? les mots “Nous ne t’oublierons jamais Melanie ! ”, et je l’ai cru un moment. ? la fin de la f?te, quand les fous sont retourn?s s’enfermer dans leur cellule pour r?duire le temps de gu?rison de leurs maladies, j’ai vu le c?ne en carton froiss? et jet? dans une poubelle. J’ai pu voir mon nom dans les plis, souill? par une tache de beurre de cacahu?tes. J’ai souri, pleur?, je ne sais plus tr?s bien. J’ai jet? dessus les restes de la f?te jusqu’? le recouvrir compl?tement, m?me mon nom, ?liminant toute trace. J’ai admir? mon ?uvre, soupir? de satisfaction, chiffonn? la feuille avec les coordonn?es que quelques-uns m’avaient laiss?es en me disant “On reste en contact surtout ! ”. Dans mon esprit, tout ?a sonnait plus comme une menace que comme une sympathique invitation dict?e par un r?el int?r?t pour moi. Je l’ai jet?e avec les papiers au rebut parce que c’?tait sa place, ils se compl?taient. Une fois la poubelle ferm?e, j’ai oubli?. Oublier, comme ils feraient tous avec moi d’ici quelques heures. Nous nous verrions au paradis s’il existait vraiment, si l’enfer ne m’avait pas engloutie avant que le temps ne le fasse. Comme ?a, juste pour s’amuser encore un peu avec moi. Je n’ai plus revu aucun d’eux, de toute ma vie, et je n’ai jamais su qui avait surv?cu ? cette journ?e, ? cette heure fugace d’euphorie de catalogue. ? part une personne, Melanie. L’enfer n’avait pas voulu de moi, m?me le diable ne prenait plus de plaisir ? se moquer de ma personne. Ce soir-l?, je suis rentr?e tard ? la maison. J’aurais voulu faire mes bagages et partir la nuit-m?me vers un nouvel endroit, sans d?cider, sans but pr?cis. Beaucoup de jeunes le faisaient, c’?tait ? la mode, presque une obligation pour ceux qui avaient r?ussi ? mettre un peu d’argent de c?t?. J’aurais donc pu le faire aussi. Mais j’ai retard? mes bagages et le d?part ? un meilleur moment. J’ai pos? le cadeau que les autres m’avaient donn? avant de me saluer et me souhaiter “Bonne chance pour le futur”, phrase qui sentait un peu la r?signation et portait en elle une note am?re qui disait “? partir d’aujourd’hui, tu ne nous concernes plus ”. Ils m’avaient offert une montre. Ils avaient aussi offert une montre ? ceux qui ?taient partis avant moi, qui s’?taient mari?s, qui avaient eu des enfants. Pourquoi offre-t-on toujours une montre ? C’est donc si important de constamment rappeler ? une personne que son temps est destin? ? passer, et qu’? la fin, elle arrivera ? expiration comme une brique de lait abandonn?e de tous au fond d’une ?tag?re dans un petit supermarch? de province ? Il n’y a qu’aux enterrements que l’on n’offre pas de montre au d?funt, sans doute parce que le temps n’existe plus pour lui. Le temps n’est rien compar? ? l’?ternit? qui le contient. J’ai ouvert le paquet, regard? la montre, d?j? r?gl?e ? la bonne heure. Quelqu’un s’en ?tait occup?, pour qu’elle soit pr?te ? l’usage et que je ne perde pas de temps, justement. Perdre du temps pour r?gler le temps, quel curieux paradoxe ! J’ai pos? la bo?te referm?e sur la tablette de la chemin?e, o? je la prendrais avant de partir. Peut-?tre. 5. Cleveland ?tait proche d?sormais. Cindy s’?tait endormie durant la derni?re partie du trajet. Nous ?tions rest?es seules dans le wagon, je l’observais avec attention parce qu’elle ne pouvait pas me voir. Je l’enviais de la voir si heureuse, s?re d’elle, de sa vie. Une fille plus jeune que moi qui avait plus v?cu que je n’avais pu le faire, qui avait fait des choix en ?tant consciente de tenir sa vie en main. “Sa” vie. Je me demandais pourquoi j’avais parl? avec elle, r?pondu ? ses questions et m’en posant ? mon tour sur elle. Je ne trouvais pas de r?ponse. Je ne me connaissais pas assez, ?videmment. Je transpirais malgr? les tourbillons d’air frais qui parcouraient le wagon et me p?n?traient jusqu’aux os. Elle restait l?, tranquille, b?atement berc?e par ses r?ves. Puis le train a commenc? ? ralentir, accompagn? du crissement aga?ant des roues et des freins, qui anticipe l’arriv?e dans la gare. Cindy a ouvert les yeux et ?tir? ses bras comme je faisais chaque matin depuis mon enfance dans les premi?res secondes qui suivaient mon r?veil, quand les peurs de la nuit ne m’?taient pas encore revenues ? l’esprit pour me rappeler ? la r?alit?. Elle m’a souri. « Je suis tomb?e comme une poire, d?sol?e ! » Je lui ai rendu son sourire. J’?tais sinc?re et ?merveill?e de l’?tre en m?me temps. « Tu t’es repos?e un peu, ai-je confirm?. Elle a acquiesc?. — Qu’est-ce que tu as fait toi ? — J’ai regard? dehors. — Tout le temps ? J’ai dormi combien de temps ? Je regardai ma montre. — Presque deux heures. — Quand m?me ! Pas mal ! » Je ne comprenais pas ? quoi elle faisait allusion. Qu’est-ce qui n’?tait pas “mal” ? Le fait d’avoir dormi quasi deux heures dans un amas de ferraille en mouvement au milieu de la campagne de l’Ohio ? Je l’ai regard?e en fron?ant les sourcils. « Ta montre ! Pas mal ! — Ah, merci. C’est un cadeau. — De ton homme ? » J’ai baiss? les yeux. Cette fille d?terrait doucement tous les cadavres que j’avais difficilement, patiemment et d?votement recouverts de terre et oubli?s. J’ai r?pondu ? moiti?. « Je n’ai pas d’homme, je suis seule. C’est un cadeau de mes ex-coll?gues de l’h?pital, ils me l’ont donn? le jour o? j’ai quitt? mon travail, durant la f?te d’adieu. » Elle m’a regard?e, me d?taillant de la t?te aux pieds. Elle m’observait, je me sentais ?tudi?e en profondeur, comme un rat de laboratoire auquel on aurait inject? un virus mortel et dont on ?tudiait le temps qu’il mettrait ? mourir. Ma montre ne l’int?ressait plus tout ? coup, elle ?tait concentr?e sur moi, sur mon aspect, ma tristesse, comme si elle la percevait. Elle pensait peut-?tre ? se “sacrifier” pour moi, ? prendre en main les r?nes de ma vie pour la conduire quelque part. “Ma” vie, encore une fois. J’ai relev? mes barri?res ou le peu qu’il en restait, je ne voulais pas souffrir de nouveau. J’?tais experte d?sormais et je reconnaissais les sympt?mes qui anticipent l’arriv?e de la souffrance avec une absolue certitude. En termes de souffrance, j’?tais vraiment infaillible, on pouvait compter sur moi. J’ai d?cid? que notre rencontre ne durerait que le temps du voyage. Je n’irais pas chez elle, dans sa maison. Ou peut-?tre que si, quelques heures, quelques jours, quelques ann?es ou pour toujours. Le train s’est arr?t? et une voix enregistr?e a annonc? dans les voitures que nous ?tions arriv?es. Cindy s’est lev?e, a remis sa chemise dans son pantalon. Elle ?tait ?trangement impeccable malgr? les heures pass?es assise sur son si?ge. Je sentais son parfum. Il ?tait frais, comme si elle venait de le mettre. J’ai alors remarqu? les deux grandes valises qu’elle avait emport?es et me suis demand?, ?merveill?e, comment elle avait pu les porter seule, sans l’aide de personne. Je me suis lev?e et ai senti mon corps exsuder une mauvaise odeur de transpiration. J’eus honte au point de me rasseoir. J’attendrais qu’elle soit sortie du wagon pour me relever sans crainte de baptiser l’air de ma fragrance d’?gout. Mais elle ne faisait pas du tout attention ? moi. Elle avait peut-?tre compris mon probl?me, ou pas. Je ne l’ai jamais su. « Je passe devant, on se voit dehors, me dit-elle avec un sourire. — D’accord, je prends ma valise et je te rejoins tout de suite. » Elle m’a regard?e tandis que je tendais le bras vers le compartiment au-dessus de ma t?te. Elle n’a pas boug?. « C’est tout ? Tu n’as que ?a comme bagage ? — Oui, j’ai emport? peu de choses. J’ai laiss? le reste ? la maison, je n’en aurai pas besoin ici. Elle m’a regard?e d’un air perplexe. — Si tu le dis, Mel ! Allez, on y va avant que le cheval ne d?cide de repartir avec les ?nes dessus ! — Pardon ? — Rien, c’est une expression d’ici ! Nous serions les ?nes, c’est tout ! » Elle a ?clat? de rire, visiblement heureuse d’?tre rentr?e ? la maison, sa maison, pour poursuivre la vie, sa vie. Et pour tra?ner derri?re elle les restes us?s de mon existence. Elle marchait devant moi et je la suivais, comme un chien attach? par une invisible laisse suit son ma?tre. J’admirais son joli corps de jeune de vingt-cinq ans, j’enviais son physique qui semblait avoir ?t? cr?? par les mains expertes d’un sculpteur. Sa poitrine ?tait g?n?reuse, ses fesses fermes, ses belles jambes longues et droites faites pour son jean ?troit. J’ai touch? mes hanches et mon imagination s’est ?vapor?e. Seule l’envie m’accompagnait encore une fois, et pas la derni?re. Durant les ann?es pass?es ? l’universit?, j’avais r?ussi malgr? tout ? obtenir des petites satisfactions personnelles. J’?tais une ?tudiante mod?le, une de ces filles toujours impeccables, le col de l’uniforme propre et bien repass?, pr?par?e, toujours ? jour dans ses cours et ses devoirs bien faits. ? part ?a, je ne communiquais pas. Par choix mais aussi par n?cessit?, je n’ai jamais fait partie d’un des groupes qui peuplaient le campus. C’est pour cette raison, je pense, que j’?tais jalous?e et consid?r?e comme un l?che-bottes par la plupart de mes camarades, comme une qui cache beaucoup d’int?r?ts personnels et d’arri?re-pens?es derri?re un visage d’ange. Certaines rumeurs s’?taient faites plus insistantes et l’une d’elles, peut-?tre la plus insultante pour une femme de l’?poque, est arriv?e aux oreilles du doyen. Il connaissait bien mon parcours d’?tudes, mes succ?s scolaires et mon comportement, ? l’?cole comme en-dehors. Mais surtout, il connaissait bien mon p?re et son caract?re. Ils avaient combattu ensemble, lui aussi se souvenait du spectacle d?chirant de mon p?re qui tenait son ami et compagnon d’armes mourant dans ses bras, tentant de contenir ses larmes, le d?sespoir et la peur. Mais une fois de retour aupr?s des siens, cet homme ?tait parvenu ? tout oublier, il avait entrepris une brillante carri?re acad?mique pour ensuite devenir doyen de l’institut. C’est peut-?tre pour cette raison qu’il s’est occup? de me prendre sous son aile protectrice, me d?fendant contre tout et tous. Mais ? cause de sa fonction ? l’?cole, il ne pouvait le montrer publiquement. Il m’a appel?e un jour dans son bureau sous la banale excuse de me demander quelles ?taient mes intentions pour l’avenir, et me proposer une activit? de recherche ? effectuer ? l’institut en compl?ment de mes ?tudes. Il m’a fait part des vilains bruits qu’il avait entendus sur mon compte et qui lui avaient ?t? rapport?s par une employ?e selon ses dires. Êîíåö îçíàêîìèòåëüíîãî ôðàãìåíòà. Òåêñò ïðåäîñòàâëåí ÎÎÎ «ËèòÐåñ». Ïðî÷èòàéòå ýòó êíèãó öåëèêîì, êóïèâ ïîëíóþ ëåãàëüíóþ âåðñèþ (https://www.litres.ru/pages/biblio_book/?art=57158666&lfrom=688855901) íà ËèòÐåñ. Áåçîïàñíî îïëàòèòü êíèãó ìîæíî áàíêîâñêîé êàðòîé Visa, MasterCard, Maestro, ñî ñ÷åòà ìîáèëüíîãî òåëåôîíà, ñ ïëàòåæíîãî òåðìèíàëà, â ñàëîíå ÌÒÑ èëè Ñâÿçíîé, ÷åðåç PayPal, WebMoney, ßíäåêñ.Äåíüãè, QIWI Êîøåëåê, áîíóñíûìè êàðòàìè èëè äðóãèì óäîáíûì Âàì ñïîñîáîì.
Íàø ëèòåðàòóðíûé æóðíàë Ëó÷øåå ìåñòî äëÿ ðàçìåùåíèÿ ñâîèõ ïðîèçâåäåíèé ìîëîäûìè àâòîðàìè, ïîýòàìè; äëÿ ðåàëèçàöèè ñâîèõ òâîð÷åñêèõ èäåé è äëÿ òîãî, ÷òîáû âàøè ïðîèçâåäåíèÿ ñòàëè ïîïóëÿðíûìè è ÷èòàåìûìè. Åñëè âû, íåèçâåñòíûé ñîâðåìåííûé ïîýò èëè çàèíòåðåñîâàííûé ÷èòàòåëü - Âàñ æä¸ò íàø ëèòåðàòóðíûé æóðíàë.