Íó âîò è òû øàãíóëà â ïóñòîòó,  "ðàçâåðçñòóþ" ïóãàþùóþ áåçäíó. Äûøàòü íåâìî÷ü è æèòü íåâìîãîòó. Èòîã æåñòîê - áîðîòüñÿ áåñïîëåçíî. Ïîñëåäíèé øàã, óäóøüå è èñïóã, Âíåçàïíûé øîê, æåëàíèå âåðíóòüñÿ. Íî âûáîð ñäåëàí - è çàìêíóëñÿ êðóã. Òâîé íîâûé ïóòü - çàñíóòü è íå ïðîñíóòüñÿ. Ëèöî Áîãèíè, ïîëóäåòñêèé âçãëÿ

La confession d'un enfant du si?cle

la-confession-dun-enfant-du-sicle
Àâòîð:
Òèï:Êíèãà
Öåíà:149.00 ðóá.
Èçäàòåëüñòâî: T8RUGRAM / Original
Ãîä èçäàíèÿ: 2018
Ïðîñìîòðû: 137
Ñêà÷àòü îçíàêîìèòåëüíûé ôðàãìåíò
ÊÓÏÈÒÜ È ÑÊÀ×ÀÒÜ ÇÀ: 149.00 ðóá. ×ÒÎ ÊÀ×ÀÒÜ è ÊÀÊ ×ÈÒÀÒÜ
La confession d'un enfant du si?cle Àëüôðåä äå Ìþññå Alfred de Musset est un po?te et dramaturge fran?ais du XIXe si?cle qui a sa place au Panth?on des romantiques. «La Confession d’un enfant du si?cle» est une de ses ?uvres les plus connues; il y parle des maux de sa g?n?ration, blas?e et m?lancolique. Ce sont ces deux vices qui emp?chent le h?ros principal de go?ter au bonheur avec l’?lue de son c?ur. Alfred de Musset La confession d'un enfant du si?cle © T8RUGRAM, 2018 Premi?re Partie Chapitre I Pour ?crire l’histoire de sa vie, il faut d’abord avoir v?cu; aussi n’est-ce pas la mienne que j’?cris. Mais de m?me qu’un bless? atteint de la gangr?ne s’en va dans un amphith??tre se faire couper un membre pourri; et le professeur qui l’ampute, couvrant d’un linge blanc le membre s?par? du corps, le fait circuler de mains en mains par tout l’amphith??tre, pour que les ?l?ves l’examinent; de m?me, lorsqu’un certain temps de l’existence d’un homme, et, pour ainsi dire, un des membres de sa vie, a ?t? bless? et gangren? par une maladie morale, il peut couper cette portion de lui-m?me, la retrancher du reste de sa vie, et la faire circuler sur la place publique, a?n que les gens du m?me ?ge palpent et jugent la maladie. Ainsi, ayant ?t? atteint, dans la premi?re ?eur de la jeunesse, d’une maladie morale abominable, je raconte ce qui m’est arriv? pendant trois ans. Si j’?tais seul malade, je n’en dirais rien; mais comme il y en a beaucoup d’autres que moi qui souffrent du m?me mal, j’?cris pour ceux-l?, sans trop savoir s’ils y feront attention; car, dans le cas o? personne n’y prendrait garde, j’aurai encore retir? ce fruit de mes paroles de m’?tre mieux gu?ri moi-m?me, et, comme le renard pris au pi?ge, j’aurai rong? mon pied captif. Chapitre II Pendant les guerres de l’empire, tandis que les maris et les fr?res ?taient en Allemagne, les m?res inqui?tes avaient mis au monde une g?n?ration ardente, p?le, nerveuse. Con?us entre deux batailles, ?lev?s dans les coll?ges aux roulements de tambours, des milliers d’enfants se regardaient entre eux d’un ?il sombre, en essayant leurs muscles ch?tifs. De temps en temps leurs p?res ensanglant?s apparaissaient, les soulevaient sur leurs poitrines chamarr?es d’or, puis les posaient ? terre et remontaient ? cheval. Un seul homme ?tait en vie alors en Europe; le reste des ?tres t?chait de se remplir les poumons de l’air qu’il avait respir?. Chaque ann?e, la France faisait pr?sent ? cet homme de trois cent mille jeunes gens; et lui, prenant avec un sourire cette ?bre nouvelle arrach?e au c?ur de l’humanit?, il la tordait entre ses mains, et en faisait une corde neuve ? son arc; puis il posait sur cet arc une de ces ??ches qui travers?rent le monde, et s’en furent tomber dans une petite vall?e d’une ?le d?serte, sous un saule pleureur. Jamais il n’y eut tant de nuits sans sommeil que du temps de cet homme; jamais on ne vit se pencher sur les remparts des villes un tel peuple de m?res d?sol?es; jamais il n’y eut un tel silence autour de ceux qui parlaient de mort. Et pourtant jamais il n’y eut tant de joie, tant de vie, tant de fanfares guerri?res dans tous les c?urs; jamais il n’y eut de soleils si purs que ceux qui s?ch?rent tout ce sang. On disait que Dieu les faisait pour cet homme, et on les appelait ses soleils d’Austerlitz. Mais il les faisait bien lui-m?me avec ses canons toujours tonnants, et qui ne laissaient de nuages qu’aux lendemains de ses batailles. C’?tait l’air de ce ciel sans tache, o? brillait tant de gloire, o? resplendissait tant d’acier, que les enfants respiraient alors. Ils savaient bien qu’ils ?taient destin?s aux h?catombes; mais ils croyaient Murat invuln?rable, et on avait vu passer l’empereur sur un pont o? sif?aient tant de balles, qu’on ne savait s’il pouvait mourir. Et quand m?me on aurait d? mourir, qu’?tait-ce que cela? La mort elle-m?me ?tait si belle alors, si grande, si magni?que, dans sa pourpre fumante! Elle ressemblait si bien ? l’esp?rance, elle fauchait de si verts ?pis qu’elle en ?tait comme devenue jeune, et qu’on ne croyait plus ? la vieillesse. Tous les berceaux de France ?taient des boucliers; tous les cercueils en ?taient aussi; il n’y avait vraiment plus de vieillards; il n’y avait que des cadavres ou des demi-dieux. Cependant l’immortel empereur ?tait un jour sur une colline ? regarder sept peuples s’?gorger; comme il ne savait pas encore s’il serait le ma?tre du monde ou seulement de la moiti?, Azra?l passa sur la route; il l’ef?eura du bout de l’aile, et le poussa dans l’Oc?an. Au bruit de sa chute, les vieilles croyances moribondes se redress?rent sur leurs lits de douleur, et, avan?ant leurs pattes crochues, toutes les royales araign?es d?coup?rent l’Europe, et de la pourpre de C?sar se ?rent un habit d’Arlequin. De m?me qu’un voyageur, tant qu’il est sur le chemin, court nuit et jour par la pluie et par le soleil, sans s’apercevoir de ses veilles ni des dangers; mais d?s qu’il est arriv? au milieu de sa famille et qu’il s’assoit devant le feu, il ?prouve une lassitude sans bornes et peut ? peine se tra?ner ? son lit; ainsi la France, veuve de C?sar, sentit tout ? coup sa blessure. Elle tomba en d?faillance, et s’endormit d’un si profond sommeil que ses vieux rois, la croyant morte, l’envolopp?rent d’un linceul blanc. La vieille arm?e en cheveux gris rentra ?puis?e de fatigue, et les foyers des ch?teaux d?serts se rallum?rent tristement. Alors ces hommes de l’Empire, qui avaient tant couru et tant ?gorg?, embrass?rent leurs femmes amaigries et parl?rent de leurs premi?res amours; ils se regard?rent dans les fontaines de leurs prairies natales, et ils s’y virent si vieux, si mutil?s, qu’ils se souvinrent de leurs ?ls, a?n qu’on leur ferm?t les yeux. Ils demand?rent o? ils ?taient; les enfants sortirent des coll?ges, et ne voyant plus ni sabres, ni cuirasses, ni fantassins, ni cavaliers, ils demand?rent ? leur tour o? ?taient leurs p?res. Mais on leur r?pondit que la guerre ?tait ?nie, que C?sar ?tait mort, et que les portraits de Wellington et de Bl?cher ?taient suspendus dans les antichambres des consultats et des ambassades, avec ces deux mots au bas: Salvatoribus mundi . Alors s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants ?taient des gouttes d’un sang br?lant qui avait inond? la terre; ils ?taient n?s au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient r?v? pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides; on les avait tremp?s dans le m?pris de la vie comme de jeunes ?p?es. Ils n’?taient pas sortis de leurs villes, mais on leur avait dit que par chaque barri?re de ces villes on allait ? une capitale d’Europe. Ils avaient dans la t?te tout un monde; ils regardaient la terre, le ciel, les rues et les chemins; tout cela ?tait vide, et les cloches de leurs paroisses r?sonnaient seules dans le lointain. De p?les fant?mes, couverts de robes noires, traversaient lentement les campagnes; d’autres frappaient aux portes des maisons, et d?s qu’on leur avait ouvert, ils tiraient de leurs poches de grands parchemins tout us?s, avec lesquels ils chassaient les habitants. De tous c?t?s arrivaient des hommes encore tout tremblantsde la peur qui leur avait pris ? leur d?part, vingt ans auparavant. Tous r?clamaient, disputaient et criaient; on s’?tonnait qu’une seule mort p?t appeler tant de corbeaux. Le roi de France ?tait sur son tr?ne, regardant ?? et l? s’il ne voyait pas une abeille dans ses tapisseries. Les uns lui tendaient leur chapeau, et il leur donnait de l’argent; les autres lui montraient un cruci?x, et il le baisait; d’autres se contentaient de lui crier aux oreilles de grands noms retentissants, et il r?pondait ? ceuxl? d’aller dans sa grand’salle, que les ?chos en ?taient sonores; d’autres encore lui montraient leurs vieux manteaux, comme ils en avaient bien effac? les abeilles, et ? ceux-l? il donnait un habit neuf. Les enfants regardaient tout cela, pensant toujours que l’ombre de C?sar allait d?barquer ? Cannes et souf?er sur ces larves; mais le silence continuait toujours, et l’on ne voyait ?otter dans le ciel que la p?leur des lis. Quand les enfants parlaient de gloire, on leur disait: Faites-vous pr?tres; quand ils parlaient d’ambition: Faites-vous pr?tres; d’esp?rance, d’amour, de force, de vie: Faites-vous pr?tres. Cependant, il monta ? la tribune aux harangues un homme qui tenait ? la main un contrat entre le roi et le peuple; il commen?a ? dire que la gloire ?tait une belle chose, et l’ambition et la guerre aussi; mais qu’il y en avait une plus belle, qui s’appelait la libert?. Les enfants relev?rent la t?te et se souvinrent de leurs grands-p?res, qui en avaient aussi parl?. Ils se souvinrent d’avoir rencontr?, dans les coins obscurs de la maison paternelle, des bustes myst?rieux avec de longs cheveux de marbre et une inscription romaine; ils se souvinrent d’avoir vu le soir, ? la veill?e, leurs a?eules branler la t?te et parler d’un ?euve de sang bien plus terrible encore que celui de l’empereur. Il y avait pour eux dans ce mot de libert? quelque chose qui leur faisait battre le c?ur ? la fois comme un lointain et terrible souvenir et comme une ch?re esp?rance, plus lointaine encore. Ils tressaillirent en l’entendant; mais, en rentrant au logis, ils virent trois paniers qu’on portait ? Clamart: c’?taient trois jeunes gens qui avaient prononc? trop haut ce mot de libert?. Un ?trange sourire leur passa sur les l?vres ? cette triste vue; mais d’autres harangueurs, montant ? la tribune, commenc?rent ? calculer publiquement ce que co?tait l’ambition, et que la gloire ?tait bien ch?re; ils ?rent voir l’horreur de la guerre et appel?rent boucherie les h?catombes. Et ils parl?rent tant et si longtemps que toutes les illusions humaines, comme des arbres en automne, tombaient feuille ? feuille autour d’eux, et que ceux qui les ?coutaient passaient leur main sur leur front, comme des ??vreux qui s’?veillent. Les uns disaient: Ce qui a caus? la chute de l’empereur, c’est que le peuple n’en voulait plus; les autres: Le peuple voulait le roi; non, la libert?; non, la raison; non, la religion; non, la constitution anglaise; non, l’absolutisme; un dernier ajouta: Non! rien de tout cela, mais le repos. Et ils continu?rent ainsi, tant?t raillant, tant?t disputant, pendant nombre d’ann?es, et, sous pr?texte de b?tir, d?molissant tout pierre ? pierre, si bien qu’il ne passait plus rien de vivant dans l’atmosph?re de leurs paroles, et que les hommes de la veille devenaient tout ? coup des vieillards. Trois ?l?ments partageaient donc la vie qui s’offrait alors aux jeunes gens: derri?re eux un pass? ? jamais d?truit, s’agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des si?cles de l’absolutisme; devant eux l’aurore d’un immense horizon, les premi?res clart?s de l’avenir; et encore ces deux mondes… quelque chose de semblable ? l’Oc?an qui s?pare le vieux continent de la jeune Am?rique, je ne sais quoi de vague et de ?ottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, travers?e de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire souf?ant une lourde vapeur; le si?cle pr?sent, en un mot, qui s?pare le pass? de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble ? tous deux ? la fois, et o? l’on ne sait, ? chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un d?bris. Voil? dans quel chaos il fallut choisir alors; voil? ce qui se pr?sentait ? des enfants pleins de force et d’audace, ?ls de l’empire et petits-?ls de la r?volution. Or, du pass?, ils n’en voulaient plus, car la foi en rien ne se donne; l’avenir, ils l’aimaient, mais quoi? comme Pygmalion Galath?e; c’?tait pour eux comme une amante de marbre, et ils attendaient qu’elle s’anim?t, que le sang color?t ses veines. Il leur restait donc le pr?sent, l’esprit du si?cle, ange du cr?puscule, qui n’est ni la nuit ni le jour; ils le trouv?rent assis sur un sac de chaux plein d’ossements, serr? dans le manteau des ?go?stes, et grelottant d’un froid terrible. L’angoisse de la mort leur entra dans l’?me ? la vue de ce spectre moiti? momie et moiti? foetus; ils s’en approch?rent comme le voyageur ? qui l’on montre ? Strasbourg la ?lle d’un vieux comte de Saverdern, embaum?e dans sa parure de ?anc?e. Ce squelette enfantin fait fr?mir, car ses mains ?uettes et livides portent l’anneau des ?pous?es, et sa t?te tombe en poussi?re au milieu des ?eurs d’oranger. Comme ? l’approche d’une temp?te il passe dans les for?ts un vent terrible qui fait frissonner tous les arbres, ? quoi succ?de un profond silence, ainsi Napol?on avait tout ?branl? en passant sur le monde; les rois avaient senti vaciller leur couronne, et, portant leur main ? leur t?te, ils n’y avaient trouv? que leurs cheveux h?riss?s de terreur. Le pape avait fait trois cents lieues pour le b?nir au nom de Dieu et lui poser son diad?me; mais il le lui avait pris des mains. Ainsi tout avait trembl? dans cette for?t lugubre des puissances de la vieille Europe; puis le silence avaitsucc?d?. On dit que, lorsqu’on rencontre un chien furieux, si l’on a le courage de marcher gravement, sans se retourner, et d’une mani?re r?guli?re, le chien se contente de vous suivre pendant un certain temps, en grommelant entre ses dents; tandis que, si on laisse ?chapper un geste de terreur, si on fait un pas trop vite, il se jette sur vous et vous d?vore; car une fois la premi?re morsure faite, il n’y a plus moyen de lui ?chapper. Or, dans l’histoire europ?enne, il ?tait arriv? souvent qu’un souverain e?t fait ce geste de terreur et que son peuple l’e?t d?vor?; mais si un l’avait fait, tous ne l’avaient pas fait en m?me temps, c’est-?-dire qu’un roi avait disparu, mais non la majest? royale. Devant Napol?on la majest? royale l’avait fait ce geste qui perd tout, et non seulement la majest?, mais la religion, mais la noblesse, mais toute puissance divine et humaine. Napol?on mort, les puissances divines et humaines ?taient bien r?tablies de fait; mais la croyance en elles n’existait plus. Il y a un danger terrible ? savoir ce qui est possible, car l’esprit va toujours plus loin. Autre chose est de se dire: Ceci pourrait ?tre, ou de se dire: Ceci a ?t?; c’est la premi?re morsure du chien. Napol?on despote fut la derni?re lueur de la lampe du despotisme; il d?truisit et parodia les rois, comme Voltaire les livres saints. Et apr?s lui on entendit un grand bruit, c’?tait la pierre de Sainte-H?l?ne qui venait de tomber sur l’ancien monde. Aussit?t parut dans le ciel l’astre glacial de la raison; et ses rayons, pareils ? ceux de la froide d?esse des nuits, versant de la lumi?re sans chaleur, envelopp?rent le monde d’un suaire livide. On avait bien vu jusqu’alors des gens qui ha?ssaient les nobles, qui d?clamaient contre les pr?tres, qui conspiraient contre les rois; on avait bien cri? contre les abus et les pr?jug?s; mais ce fut une grande nouveaut? que de voir le peuple en sourire. S’il passait un noble, ou un pr?tre, ou un souverain, les paysans qui avaient fait la guerre commen?aient ? hocher la t?te et ? dire: «Ah! celui-l? en temps et lieu; il avait un autre visage.» Et quand on parlait du tr?ne et de l’autel, ils r?pondaient: «Ce sont quatre ais de bois; nous les avons clou?s et d?clou?s.» Et quand on leur disait: «Peuple, tu es revenu des erreurs qui t’avaient ?gar?; tu as rappel? tes rois et tes pr?tres»; ils r?pondaient: «Ce n’est pas nous; ce sont ces bavards-l?.» Et quand on leur disait: «Peuple, oublie le pass?, laboure et ob?is», ils se redressaient sur leurs si?ges, et on entendait un sourd retentissement. C’?tait un sabre rouill? et ?br?ch? qui avait remu? dans un coin de la chaumi?re. Alors on ajoutait aussit?t: «Reste en repos du moins; si on ne te nuit pas, ne cherche pas ? nuire.» H?las! ils se contentaient de cela. Mais la jeunesse ne s’en contentait pas. Il est certain qu’il y a dans l’homme deux puissances occultes qui combattent jusqu’? la mort; l’une, clairvoyante et froide, s’attache ? la r?alit?, la calcule, la p?se, et juge le pass?; l’autre a soif de l’avenir et s’?lance vers l’inconnu. Quand la passion emporte l’homme, la raison le suit en pleurant et en l’avertissant du danger; mais d?s que l’homme s’est arr?t? ? la voix de la raison, d?s qu’il s’est dit: C’est vrai, je suis un fou; o? allais-je? la passion lui crie: Et moi, je vais donc mourir? Un sentiment de malaise inexprimable commen?a donc ? fermenter dans tous les c?urs jeunes. Condamn?s au repos par les souverains du monde, livr?s aux cuistres de toute esp?ce, ? l’oisivet? et ? l’ennui, les jeunes gens voyaient se retirer d’eux les vagues ?cumantes contre lesquelles ils avaient pr?par? leur bras. Tous ces gladiateurs frott?s d’huile se sentaient au fond de l’?me une mis?re insupportable. Les plus riches se ?rent libertins; ceux d’une fortune m?diocre prirent un ?tat et se r?sign?rent soit ? la robe, soit ? l’?p?e; les plus pauvres se jet?rent dans l’enthousiasme ? froid, dans les grands mots, dans l’affreuse mer de l’action sans but. Comme la faiblesse humaine cherche l’association et que les hommes sont troupeaux de nature, la politique s’en m?la. On s’allait battre avec les gardes du corps sur les marches de la chambre l?gislative, on courait ? une pi?ce de th?atre o? Talma portait une perruque qui le faisait ressembler ? C?sar, on se ruait ? l’enterrement d’un d?put? lib?ral. Mais des membres des deux partis oppos?s, il n’en ?tait pas un qui, en rentrant chez lui, ne sent?t am?rement le vide de son existence et la pauvret? de ses mains. En m?me temps que la vie du dehors ?tait si p?le et si mesquine, la vie int?rieure de la soci?t? prenait un aspect sombre et silencieux; l’hypocrisie la plus s?v?re r?gnaient dans les m?urs; les id?es anglaises se joignant ? la d?votion, la ga?t? m?me avait disparu. Peut-?tre ?tait-ce la Providence qui pr?parait d?j? ses voies nouvelles; peut-?tre ?tait-ce l’ange avant-coureur des soci?t?s futures qui semait d?j? dans le c?ur des femmes les germes de l’ind?pendance humaine, que quelque jour elles r?clameront. Mais il est certain que tout d’un coup, chose inou?e, dans tous les salons de Paris, les hommes pass?rent d’un c?t? et les femmes de l’autre; et ainsi, les uns v?tus de blanc comme des ?anc?es, les autres v?tus de noir comme des orphelins, ils commenc?rent ? se mesurer des yeux. Qu’on ne s’y trompe pas: ce v?tement noir que portent les hommes de notre temps est un symbole terrible; pour en venir l?, il a fallu que les armures tombassent pi?ce ? pi?ce et les broderies ?eur ? ?eur. C’est la raison humaine qui a renvers? toutes les illusions; mais elle en porte elle-m?me le deuil, a?n qu’on la console. Les m?urs des ?tudiants et des artistes, ces m?urs si libres, si belles, si pleines de jeunesse, se ressentirent du changement universel. Les hommes, en se s?parant des femmes, avaient chuchot? un mot qui blesse ? mort: le m?pris; ils s’?taient jet?s dans le vin et dans les courtisanes. Les ?tudiants et les artistes s’y jet?rent aussi; l’amour ?tait trait? comme la gloire et la religion; c’?tait une illusion ancienne. On allait donc aux mauvais lieux; la grisette , cette classe si r?veuse, si romanesque, et d’un amour si tendre et si doux, se vit abandonn?e aux comptoirs des boutiques. Elle ?tait pauvre, et on ne l’aimait plus; elle voulut avoir des robes et des chapeaux: elle se vendit. ? mis?re! le jeune homme qui aurait d? l’aimer; qu’elle aurait aim? elle-m?me, celui qui la conduisait autrefois aux bois de Verri?res et de Romainville, aux danses sur le gazon, aux soupers sous l’ombrage; celui qui venait causer le soir sous la lampe, au fond de la boutique, durant les longues veill?es d’hiver; celui qui partageait avec elle son morceau de pain tremp? de la sueur de son front, et son amour sublime et pauvre; celui-l?, ce m?me homme, apr?s l’avoir d?laiss?e, la retrouvait quelque soir d’orgie au fond du lupana, p?le et plomb?e, ? jamais perdue, avec la faim sur les l?vres et la prostitution dans le c?ur. Or, vers ce temps-l?, deux po?tes, les deux plus beaux g?nies du si?cle apr?s Napol?on, venaient de consacrer leur vie ? rassembler tous les ?l?ments d’angoisse et de douleur ?pars dans l’univers. Goethe, le patriarche d’une litt?rature nouvelle, apr?s avoir peint dans Werther la passion qui m?ne au suicide, avait trac?dans son Faust la plus sombre ?gure humaine qui e?t jamais repr?sent? le mal et le malheur. Ses ?crits commenc?rent alors ? passer d’Allemagne en France. Du fond de son cabinet d’?tude, entour? de tableaux et de statues, riche, heureux et tranquille, il regardait venir ? nous son ?uvre de t?n?bres avec un sourire paternel. Byron lui r?pondit par un cri de douleur qui ?t tressaillir la Gr?ce, et suspendit Manfred sur les ab?mes, comme si le n?ant e?t ?t? le mot de l’?nigme hideuse dont il s’enveloppait. Pardonnez-moi, ? grands po?tes, qui ?tes maintenant un peu de cendre et qui reposez sous la terre; pardonnez-moi! vous ?tes des demi-dieux, et je ne suis qu’un enfant qui souffre. Mais en ?crivant tout ceci, je ne puis m’emp?cher de vous maudire. Que ne chantiez-vous le parfum des ?eurs, les voix de la nature, l’esp?rance et l’amour, la vigne et le soleil, l’azur et la beaut?? Sans doute vous connaissiez la vie, et sans doute vous aviez souffert; et le monde croulait autour de vous, et vous pleuriez sur ses ruines, et vous d?sesp?riez; et vos ma?tresses vous avaient trahis, et vos amis calomni?s, et vos compatriotes m?connus; et vous aviez le vide dans le c?ur, la mort devant les yeux, et vous ?tiez des colosses de douleur. Mais dites-moi, vous, noble Goethe, n’y avait-il plus de voix consolatrice dans le murmure religieux de vos vieilles for?ts d’Allemagne? Vous pour qui la belle po?sie ?tait la s?ur de la science, ne pou-vaient-elles ? elles deux trouver dans l’immortelle nature une plante salutaire pour le c?ur de leur favori? Vous qui ?tiez un panth?iste, un po?te antique de la Gr?ce, un amant des formes sacr?es, ne pouviez-vous mettre un peu de miel dans ces beaux vases que vous saviez faire, vous qui n’aviez qu’? sourire et ? laisser les abeilles vous venir sur les l?vres? Et toi, et toi, Byron, n’avais-tu pas pr?s de Ravenne, sous tes orangers d’Italie, sous ton beau ciel v?nitien, pr?s de ta ch?re Adriatique, n’avais-tu pas ta bien-aim?e? ? Dieu! moi qui te parle, et qui ne suis qu’un faible enfant, j’ai connu peut-?tre des maux que tu n’as pas soufferts, et cependant je crois encore ? l’esp?rance, et cependant je b?nis Dieu. Quand les id?es anglaises et allemandes pass?rent ainsi sur nos t?tes, ce fut comme un d?go?t morne et silencieux, suivi d’une convulsion terrible. Car formuler des id?es g?n?rales, c’est changer le salp?tre en poudre, et la cervelle hom?rique du grand Goethe avait suc?, comme un alambic, toute la liqueur du fruit d?fendu. Ceux qui ne lurent pas alors crurent n’en rien savoir. Pauvre cr?atures! l’explosion les emporta comme des grains de poussi?re dans l’ab?me du doute universel. Ce fut comme une d?n?gation de toutes choses du ciel et de la terre, qu’on peut nommer d?senchantement, ou si l’en veut, d?sesp?rance , comme si l’humanit? en l?thargie avait ?t? crue morte par ceux qui lui t?taient le pouls. De m?me que ce soldat ? qui l’on demanda jadis: A quoi crois-tu? et qui le premier r?pondit: A moi; ainsi la jeunesse de France, entendant cette question, r?pondit la premi?re: A rien. D?s alors il se forma comme deux camps: d’une part, les esprits exalt?s, souffrants, toutes les ?mes expansives qui ont besoin de l’in?ni, pli?rent la t?te en pleurant; ils s’envelopp?rent de r?ves maladifs, et l’on ne vit plus que de fr?les roseaux sur un oc?an d’amertume. D’une autre part, les hommes de chair rest?rent debout, in?exibles, au milieu des jouissances positives, et il ne leur prit d’autre souci que de compter l’argent qu’ils avaient. Ce ne fut qu’un sanglot et un ?clat de rire, l’un venant de l’?me, et l’autre du corps. Voici donc ce que disait l’?me: H?las! h?las! la religion s’en va; les nuages du ciel tombent en pluie; nous n’avons plus ni espoir ni attente, pas deux petits morceaux de bois noir en croix devant lesquels tendre les mains. Le ?euve de la vie charrie de grands gla?ons sur lesquels ?ottent les ours du p?le. L’astre de l’avenir se l?ve ? peine; il ne peut sortir de l’horizon; il y reste envelopp? de nuages, et comme le soleil en hiver, son disque y appara?t d’un rouge de sang qu’il a gard? de quatre-vingt-treize. Il n’y a plus d’amour, il n’y a plus de gloire. Quelle ?paisse nuit sur la terre! Et nous serons morts quand il fera jour. Voici donc ce que disait le corps: L’homme est ici-bas pour se servir de ses sens; il a plus ou moins de morceaux d’un m?tal jaune ou blanc avec quoi il a droit ? plus ou moins d’estime. Manger, boire et dormir, c’est vivre. Quand aux liens qui existent entre les hommes, l’amiti? consiste ? pr?ter de l’argent; mais il est rare d’avoir un ami qu’on puisse aimer assez pour cela. La parent? sert aux h?ritages: l’amour est un exercice du corps; la seule jouissance intellectuelle est la vanit?. De m?me que, dans la machine pneumatique une balle de plomb et un duvet tombent aussi vite l’une que l’autre dans la vide, ainsi les plus fermes esprits subirent alors le m?me sort que les plus faibles et tomb?rent aussi avant dans les t?n?bres. De quoi sert la force lorsqu’elle manque de point d’appui? Il n’y a point de ressource contre le vide. Je n’en veux d’autre preuve que Goethe lui-m?me, qui, lorsqu’il nous ?t tant de mal, avait ressenti la souffrance de Faust avant de la r?pandre, et avait succomb? comme tant d’autres, lui, ?ls de Spinosa, qui n’avait qu’? toucher la terre pour revivre, comme le fabuleux Ant?e. Mais, pareille ? la peste asiatique exhal?e des vapeurs du Gange, l’affreuse d?sesp?rance marchait ? grands pas sur la terre. D?j? Chateaubriand, prince de po?sie, enveloppant l’horrible idole de son manteau de p?lerin, l’avait plac?e sur un autel de marbre, au milieu des parfums des encensoirs sacr?s. D?j?, pleins d’une force d?sormais inutile, les enfants du si?cle raidissaient leurs mains oisives et buvaient dans leur coupe st?rile le breuvage empoisonn?. D?j? tout s’ab?mait, quand les chacals sortirent de terre. Une litt?rature cadav?reuse et infecte, qui n’avait que la forme, mais une forme hideuse, commen?a d’arroser d’un sang f?tide tous les monstres de la nature. Qui osera jamais raonter ce qui se passait alors dans les coll?ges? Les hommes doutaient de tout: les jeunes gens ni?rent tout. Les po?tes chantaient le d?sespoir: les jeunes gens sortirent des ?coles avec le front serein, le visage frais et vermeil, et le blasph?me ? la bouche. D’ailleurs le caract?re fran?ais, qui de sa nature est gai et ouvert, pr?dominant toujours, les cerveaux se remplirent ais?ment des id?es anglaises et allemandes, mais les c?urs, trop l?gers pour lutter et pour souffrir, se ??trirent comme des ?eurs fan?es. Ainsi le principe de mort descendit froidement et sans secousse de la t?te aux entrailles. Au lieu d’avoir l’enthousiasme du mal nous n’e?mes que l’abn?gation du bien; au lieu du d?sespoir, l’insensibilit?. Des enfants de quinze ans, assis nonchalamment sous des arbrisseaux en ?eur, tenaient par passe-temps des propos qui auraient fait fr?mir d’horreur les bosquets immobiles de Versailles. La communion du Christ, l’hostie, ce symbole ?ternel de l’amour c?leste, servait ? cacheter des lettres; les enfants crachaient le pain de Dieu. Heureux ceux qui ?chapp?rent ? ces temps! heureux ceux qui pass?rent sur les ab?mes en regardant le ciel! Il y en eut sans doute, et ceux-l? nous plaindront. Il est malheureusement vrai qu’il y a dans le blasph?me une grande d?perdition de force qui soulage le c?ur trop plein. Lorsqu’un ath?e, tirant sa montre, donnait un quart d’heure ? Dieu pour le foudroyer, il est certain que c’?tait un quart d’heure de col?re et de jouissance atroce qu’il se procurait. C’?tait le paroxysme du d?sespoir, un appel sans nom ? toutes les puissances c?lestes; c’?tait une pauvre et mis?rable cr?ature se tordant sous le pied qui l’?crase; c’?tait un grand cri de douleur. Et qui sait? aux yeux de celui qui voit tout, c’?tait peut-?tre une pri?re. Ainsi les jeunes gens trouvaient un emploi de la force inactive dans l’affectation du d?sespoir. Se railler de la gloire, de la religion, de l’amour, de tout au monde, est une grande consolation, pour ceux qui ne savent que faire; ils se moquent par l? d’eux-m?mes et se donnent raison tout en se faisant la le?on. Et puis, il est doux de se croire malheureux, lorsqu’on n’est que vide et ennuy?. La d?bauche, en outre, premi?re conclusion des principes de mort, est une terrible meule de pressoir lorsqu’il s’agit de s’?nerver. En sorte que les riches se disaient: Il n’y a de vrai que la richesse; tout le reste est un r?ve; jouissons et mourons. Ceux d’une fortune m?diocre se disaient: Il n’y a de vrai que le malheur; tout le reste est un r?ve; blasph?mons et mourons. Ceci est-il trop noir? est-ce exag?r?? Qu’en pensez-vous? Suis-je un misanthrope? Qu’on me permette une r??exion. En lisant l’histoire de la chute de l’empire romain, il est impossible de ne pas s’apercevoir du mal que les chr?tiens, si admirables dans le d?sert, ?rent ? l’?tat d?s qu’ils eurent la puissance. «Quand je pense, dit Montesquieu, ? l’ignorance profonde dans laquelle le clerg? grec plongea les la?ques, je ne puis m’emp?cher de le comparer ? ces Scythes dont parle H?rodote, qui crevaient les yeux ? leurs esclaves, a?n que rien ne p?t les distraire et les emp?cher de battre leur lait. – Aucune affaire d’?tat, aucune paix, aucune guerre, aucune tr?ve, aucune n?gociation, aucun mariage, ne se trait?rent que par le minist?re des moines. On ne saurait croire quel mal il en r?sulta.» Monstesquieu aurait pu ajouter: Le christianisme perdit les empereurs, mais il sauva les peuples. Il ouvrit aux Barbares les palais de Constantinople, mais il ouvrit les portes des chaumi?res aux anges consolateurs du Christ. Il s’agissait bien des grands de la terre; et voil? qui est plus int?ressant que les derniers r?lements d’un empire corrompu jusqu’? la moelle des os, que le sombre galvanisme au moyen duquel s’agitait encore le squelette de la tyrannie sur la tombe d’H?liogabale et de Caracalla! La belle chose ? conserver que la momie de Rome embaum?e des parfums de N?ron, cercl?e du linceul de Tib?re! Il s’agissait, messieurs les politiques, d’aller trouver les pauvres et de leur dire d’?tre en paix; il s’agissait de laisser les vers et les taupes ronger les monuments de honte, mais de tirer des ?ancs de la momie une vierge aussi belle que la m?re du R?dempteur, l’esp?rance, amie des opprim?s. Voil? ce que ?t le christianisme; et maintenant, depuis tant d’ann?es, qu’ont fait ceux qui l’ont d?truit? Ils ont vu que le pauvre se laissait opprimer par le riche, le faible par le fort, par cette raison qu’ils se disaient: Le riche et le fort m’opprimeront sur la terre; mais quand ils voudront entrer au paradis, je serai ? la porte et je les accuserai au tribunal de Dieu. Ainsi, h?las! ils prenaient patience. Les antagonistes du Christ ont donc dit au pauvre: Tu prends patience jusqu’au jour de justice, il n’y a point de justice; tu attends la vie ?ternelle pour y r?clamer ta vengeance, il n’y a point de vie ?ternelle; tu amasses dans un ?acon tes larmes et celles de ta famille, les cris de tes enfants et les sanglots de ta femme, pour les porter au pied de Dieu ? l’heure de ta mort; il n’y a point de Dieu. Alors il est certain que le pauvre a s?ch? ses larmes, qu’il a dit ? sa femme de se taire, ? ses enfants de venir avec lui, et qu’il s’est redress? sur la gl?be avec la force d’un taureau. Il a dit au riche: Toi qui m’opprimes, tu n’es qu’un homme; et au pr?tre: Tu en as menti, toi qui m’as consol?. C’?tait justement l? ce que voulaient les antagonistes du Christ. Peut-?tre croyaientils faire ainsi le bonheur des hommes, en envoyant le pauvre ? la conqu?te de la libert?. Mais si le pauvre, ayant bien compris une fois que les pr?tres le trompent, que les riches le d?robent, que tous les hommes ont les m?mes droits, que tous les biens sont de ce monde, et que sa mis?re est impie; si le pauvre, croyant ? lui et ? ses deux bras pour toute croyance, s’est dit un beau jour: Guerre au riche! ? moi aussi la jouissance ici-bas, puisque le ciel est vide! ? moi et ? tous, puisque tous sont ?gaux! ? raisonneurs sublimes qui l’avez men? l?, que lui direz-vous s’il est vaincu? Sans doute vous ?tes des philanthropes, sans doute vous avez raison pour l’avenir, et le jour viendra o? vous serez b?nis; mais pas encore, en v?rit?, nous ne pouvons pas vous b?nir. Lorsque autrefois l’oppresseur disait: A moi la terre! A moi le ciel, r?pondait l’opprim?. A pr?sent, que r?pondra-t-il? Toute la maladie du si?cle pr?sent vient de deux causes; le peuple qui a pass? par 93 et par 1814 porte au c?ur deux blessures. Tout ce qui ?tait n’est plus; tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux. Voil? un homme dont la maison tombe en ruine; il l’a d?molie pour en b?tir une autre. Les d?combres gisent sur le champ, et il attend des pierres nouvelles pour son ?di?ce nouveau. Au moment o? le voil? pr?t ? tailler ses moellons et ? faire son ciment, la pioche en mains, les bras retrouss?s, on vient lui dire que les pierres manquent et lui conseiller de reblanchir les vieilles pour en tirer parti. Que voulezvous qu’il fasse, lui qui ne veut point de ruines pour faire un nid ? sa couv?e? La carri?re est pourtant profonde, les instruments trop faibles pour en tirer les pierres. Attendez, lui dit-on, on les tirera peu ? peu; esp?rez, travaillez, avancez, reculez. Que ne lui dit-on pas? Et pendant ce temps-l? cet homme, n’ayant plus sa vieille maison et pas encore sa maison nouvelle, ne sait comment se d?fendre de la pluie, ni comment pr?parer son repas du soir, ni o? travailler, ni o? reposer, ni o? vivre, ni o? mourir; et ses enfants sont nouveau-n?s. Ou je me trompe ?trangement, ou nous ressemblons ? cet homme. ? peuples des si?cles futures! lorsque, par une chaude journ?e d’?t?, vous serez courb?s sur vos charrues dans les vertes campagnes de la patrie; lorsque vous verrez, sous un soleil pur et sans tache, la terre, votre m?re f?conde, sourire dans sa robe matinale au travailleur, son enfant bien-aim?; lorsque, essuyant sur vos fronts tranquilles le saint bapt?me de la sueur, vous prom?nerez vos regards sur votre horizon immense, o? il n’y aura pas un ?pi plus haut que l’autre dans la moisson humaine, mais seulement des bleuets et des marguerites au milieu des bl?s jaunissants; ? hommes libres! quand alors vous remercierez Dieu d’?tre n?s pour cette r?colte, pensez ? nous qui n’y serons plus; dites-vous que nous avons achet? bien cher le repos dont vous jouirez; plaignez-nous plus que tous vos p?res; car nous avons beacoup des maux qui les rendaient dignes de plainte, et nous avons perdu ce qui les consolait. Chapitre III J’ai ? raconter ? quelle occasion je fus pris d’abord de la maladie du si?cle. J’?tais ? table, ? un grand souper, apr?s une mascarade. Autour de moi mes amis richement costum?s, de tous c?t?s des jeunes gens et des femmes, tous ?tincelants de beaut? et de joie; ? droite et ? gauche des mets exquis, des ?acons, des lustres, des ?eurs; au-dessus de ma t?te un orchestre bruyant, et en face de moi ma ma?tresse, cr?ature superbe que j’idol?trais. J’avais alors dix-neuf ans; je n’avais ?prouv? aucun malheur ni aucune maladie; j’?tais d’un caract?re ? la fois hautain et ouvert, avec toutes les esp?rances et un c?ur d?bordant. Les vapeurs du vin fermentaient dans mes veines; c’?tait un de ces moments d’ivresse o? tout ce qu’on voit, tout ce qu’on entend vous parle de la bien aim?e. La nature enti?re para?t alors comme une pierre pr?cieuse ? mille facettes, sur laquelle est grav? le nom myst?rieux. On embrasserait volontiers tous ceux qu’on voit sourire, et on se sent le fr?re de tout ce qui existe. Ma ma?tresse m’avait donn? rendez-vous pour la nuit, et je portais lentement mon verre ? mes l?vres en la regardant. Comme je me retournais pour prendre une assiette, ma fourchette tomba. Je me baissai pour la ramasser, et, ne la trouvant pas d’abord, je soulevai la nappe pour voir o? elle avait roul?. J’aper?us alors sous la table le pied de ma ma?tresse qui ?tait pos? sur celui d’un jeune homme assis ? c?t? d’elle; leurs jambes ?taient crois?es et entrelac?es, et ils les resserraient doucement de temps en temps. Je me relevai parfaitement calme, demandai une autre fourchette et continuai ? souper. Ma ma?tresse et son voisin ?taient, de leur c?t?, tr?s tranquilles aussi, se parlant ? peine et ne se regardant pas. Le jeune homme avait les coudes sur la table et plaisantait avec une autre femme qui lui montrait son collier et ses bracelets. Ma ma?tresse ?tait immobile, les yeux ?xes et noy?s de langueur. Je les observai tous deux tant que dura le repas, et je ne vis ni dans leurs gestes, ni sur leurs visages rien qui p?t les trahir. A la ?n, lorsqu’on fut au dessert, je ?s glisser ma serviette ? terre, et, m’?tant baiss? de nouveau, je les retrouvai dans la m?me position, ?troitement li?s l’un ? l’autre. J’avais promis ? ma ma?tresse de la ramener ce soir-l? chez elle. Elle ?tait veuve, et par cons?quent fort libre, au moyen d’un vieux parent qui l’accompagnait et lui servait de chaperon. Comme je traversais le p?ristyle, elle m’appela. «Allons, Octave, me dit-elle, partons, me voil?.» Je me mis ? rire et sortis sans r?pondre. Au bout de quelques pas, je m’assis sur une borne. Je ne sais ? quoi je pensais; j’?tais comme abruti et devenu idiot par l’in?d?lit? de cette femme dont je n’avais jamais ?t? jaloux, et sur laquelle je n’avais jamais con?u un soup?on. Ce que je venais de voir ne me laissant aucun doute, je ne me rappelle rien de ce qui s’op?ra en moi durant le temps que je restai sur cette borne, sinon que, regardant machinalement le ciel et voyant une ?toile ?ler, je saluai cette apparence fugitive, o? les po?tes voient un monde d?truit, et lui ?tai gravement mon chapeau. Je rentrai chez moi tranquillement, n’?prouvant rien, ne sentant rien, et comme priv? de r??exion. Je commen?ai ? me d?shabiller, et me mis au lit; mais ? peine eus-je pos? la t?te sur le chevet, que les esprits de la vengeance me saisirent avec une telle force, comme si tous les muscles de mon corps fussent devenus de bois. Je descendis de mon lit en criant, les bras ?tendus, ne pouvant marcher que sur les talons, tant les nerfs de mes orteils ?taient crisp?s. Je passai ainsi pr?s d’une heure, compl?tement fou et raide comme un squelette. Ce fut le premier acc?s de col?re que j’?prouvai. L’homme que j’avais surpris aupr?s de ma ma?tresse ?tait un de mes amis les plus intimes. J’allai chez lui le lendemain, accompagn? d’un jeune avocat nomm? Desgenais; nous pr?mes des pistolets, un autre t?moin, et f?mes au bois de Vincennes. Pendant toute la route, j’?vitai de parler ? mon adversaire et m?me de l’approcher; je r?sistai ainsi ? l’envie que j’avais de le frapper ou de l’insulter, ces sortes de violence ?tant toujours hideuses et inutiles, du moment que la loi permet le combat en r?gle. Mais je ne pus me d?fendre d’avoir les yeux ?x?s sur lui. C’?tait un de mes camarades d’enfance, et il y avait eu entre nous un ?change perp?tuel de services depuis nombre d’ann?es. Il connaissait parfaitement mon amour pour ma ma?tresse et m’avait m?me plusieurs fois fait entendre clairement que ces sortes de liens ?taient sacr?s pour un ami, et qu’il serait incapable de chercher ? me supplanter, quand m?me il aimerait la m?me femme que moi. En?n, j’avais toute sorte de con?ance en lui, et je n’avais peut-?tre jamais serr? la main d’une cr?ature humaine plus cordialement que la sienne. Je regardais curieusement, avidement, cet homme que j’avais entendu parler de l’amiti? comme un h?ros de l’antiquit? et que je venais de voir caressant ma ma?tresse. C’?tait la premi?re fois de ma vie que je voyais un monstre; je le toisais d’un ?il hagard pour observer comment il ?tait fait. Lui que j’avais connu ? l’?ge de dix ans, avec qui j’avais v?cu jour par jour dans la plus parfaite et la plus ?troite amiti?, il me semblait que je ne l’avais jamais vu. Je me servirai ici d’une comparaison. Il y a une pi?ce espagnole, connue de tout le monde, dans laquelle une statue de pierre vient souper chez un d?bauch?, envoy?e par la justice c?leste. Le d?bauch? fait bonne contenance et s’efforce de para?tre indiff?rent; mais la statue lui demande de lui donner la main, et d?s qu’il la lui a donn?e, l’homme se sent pris d’un froid mort et tombe en convulsions. Or, toutes les fois que, durant ma vie, il m’est arriv? d’avoir cru pendant longtemps avec con?ance, soit ? un ami, soit ? une ma?tresse, et de d?couvrir tout d’un coup que j’?tais tromp?, je ne puis rendre l’effet que cette d?couverte a produit sur moi qu’en le comparant ? la poign?e de main de la statue. C’est v?ritablement l’impression du marbre, comme si la r?alit?, dans toute sa mortelle froideur, me gla?ait d’un baiser; c’est le toucher de l’homme de pierre. H?las! l’affreux convive a frapp? plus d’une fois ? ma porte; plus d’une fois nous avons soup? ensemble. Cependant, les arrangements faits, nous nous m?mes en ligne mon adversaire et moi, avan?ant lentement l’un sur l’autre. Il tira le premier et me fracassa le bras droit. Je pris aussit?t mon pistolet de l’autre main; mais je ne pus le soulever, la force me manquant, et je tombai sur un genou. Alors je vis mon ennemi s’avancer pr?cipitamment, d’un air inquiet et le visage tr?s p?le. Mes t?moins accoururent en m?me temps, voyant que j’?tais bless?; mais il les ?carta et me prit la main de mon bras malade. Il avait les dents serr?es et ne pouvait parler: je vis son angoisse. Il souffrait du plus affreux mal que l’homme puisse ?prouver. «Va-t’en, lui criai-je, va-t’en t’essuyer aux draps de ***!» Il suffoquait et moi aussi. On me mit dans un ?acre, o? je trouvai un m?decin. La blessure ne se trouva pas dangereuse, la balle n’ayant point touch? les os; mais j’?tais dans un tel ?tat d’excitation qu’il fut impossible de me panser sur-le-champ. Au moment o? le ?acre partait, je vis ? la porti?re une main tremblante; c’?tait mon adversaire qui revenait encore. Je secouai la t?te pour toute r?ponse; j’?tais dans une telle rage, que j’aurais vainement fait un effort pour lui pardonner, tout en sentant bien que son repentir ?tait sinc?re. Arriv? chez moi, le sang qui coulait abondamment de mon bras me soulagea beaucoup; car la faiblesse me d?livra de ma col?re, qui me faisait plus de mal que ma blessure. Je me couchai avec d?lices, et je crois que je n’ai jamais rien bu de plus agr?able que le premier verre d’eau qu’on me donna. M’?tant mis au lit, la ??vre me prit. Ce fut alors que le fant?me de ma belle et ador?e ma?tresse ?tant venu se pencher sur moi, je commen?ai ? verser des larmes. Ce que je ne pouvais concevoir, ce n’?tait pas qu’elle e?t cess? de m’aimer, mais c’?tait qu’elle m’e?t tromp?. Je ne comprenais pas par quelle raison une femme qui n’est forc?e ni par le devoir, ni par l’int?r?t, peut mentir ? un homme lorsqu’elle en aime un autre. Je demandais vingt fois par jour ? Desgenais comment cela ?tait possible. «Si j’?tais son mari, disais-je, ou si je la payais, je concevrais qu’elle me tromp?t; mais pourquoi, si elle ne m’aimait plus, ne pas me le dire? pourquoi me tromper?» Je ne concevais pas qu’on p?t mentir en amour; j’?tais un enfant alors, et j’avoue qu’? pr?sent je ne le comprends pas encore. Toutes les fois que je suis devenu amoureux d’une femme, je le lui ai dit, et toutes les fois que j’ai cess? d’aimer une femme, je le lui ai dit de m?me, avec la m?me sinc?rit?, ayant toujours pens? que, sur ces sortes de choses, nous ne pouvons rien par notre volont? et qu’il n’y a de crime qu’au mensonge. Desgenais, ? tout ce que je disais, me r?pondait: C’est une mis?rable; promettezmoi de ne plus la voir. Je le lui jurai solennellement. Il me conseilla en outre de ne lui point ?crire, m?me pour lui faire des reproches, et, si elle m’?crivait, de ne pas r?pondre. Je lui promis tout cela, presque ?tonn? qu’il me le demand?t, et indign? de ce qu’il pouvait supposer le contraire. Cependant la premi?re chose que je ?s, d?s que je pus me lever et sortir de la chambre, fut de courir chez ma ma?tresse. Je la trouvai seule, assise sur une chaise dans un coin de sa chambre, le visage abattu et dans le plus grand d?sordre. Je l’accablai des plus violents reproches; j’?tais ivre de d?sespoir. Je criais ? faire retentir toute la maison, et en m?me temps les larmes me coupaient parfois la parole si violemment, que je tombais sur le lit pour leur donner un libre cours. Ah! in?d?le, ah! malheureuse, lui disais-je en pleurant, tu sais que j’en mourrai; cela te fait-il plaisir? que t’ai-je fait? Elle se jeta ? mon cou, me dit qu’elle avait ?t? s?duite, entra?n?e; que mon rival l’avait enivr?e dans ce fatal souper, mais qu’elle n’avait jamais ?t? ? lui; qu’elle s’?tait abandonn?e ? un moment d’oubli, qu’elle avait commis une faute, mais non pas un crime; en?n, qu’elle voyait bien tout le mal qu’elle m’avait fait, mais que si je ne la reprenais, elle en mourrait aussi. Tout ce que le repentir sinc?re a de larmes, tout ce que la douleur a d’?loquence, elle l’?puisa pour me consoler; p?le et ?gar?e, sa robe entrouverte, ses cheveux ?pars sur ses ?paules, ? genoux au milieu de la chambre, jamais je ne l’avais vue si belle, et je fr?missais d’horreur pendant que, tous mes sens se soulevaient ? ce spectacle. Je sortis bris?, n’y voyant plus et pouvant ? peine me soutenir. Je ne voulais jamais la revoir; mais au bout d’un quart d’heure j’y retournai. Je ne sais quelle force d?sesp?r?e m’y poussait; j’avais comme une sourde envie de la poss?der encore une fois, de boire sur son corps magni?que toutes ces larmes am?res et de nous tuer apr?s tous les deux. En?n, je l’abhorrais et je l’idol?trais; je sentais que son amour ?tait ma perte, mais que vivre sans elle ?tait impossible. Je montai chez elle comme un ?clair; je ne parlai ? aucun domestique, j’entrai tout droit, connaissant la maison, et je poussai la porte de sa chambre. Je la trouvai assise devant sa toilette, immobile et couverte de pierreries. Sa femme de chambre la coiffait; elle tenait ? la main un morceau de cr?pe rouge qu’elle passait l?g?rement sur ses joues. Je crus faire un r?ve; il me paraissait impossible que ce f?t l? cette femme que je venais de voir, il y avait un quart d’heure, noy?e de douleur et ?tendue sur le carreau. Je restai comme une statue. Elle, entendant sa porte s’ouvrir, tourna la t?te en souriant. Est-ce vous? dit-elle. Elle allait au bal et attendait mon rival qui devait l’y conduire. Elle me reconnut, serra ses l?vres et fron?a le sourcil. Je ?s un pas pour sortir; je regardais sa nuque, lisse et parfum?e, o? ses cheveux ?taient nou?s et sur laquelle ?tincelait un peigne de diamant. Cette nuque, si?ge de la force vitale, ?tait plus noire que l’enfer; deux tresses luisantes y ?taient tordues, et de l?gers ?pis d’argent se balan?aient au-dessus. Ses ?paules et son cou, plus blancs que le lait, en faisaient ressortir le duvet rude et abondant. Il y avait dans cette crini?re retrouss?e je ne sais quoi d’impudemment beau qui semblait me railler du d?sordre o? je l’avais vue un instant auparavant. J’avan?ai tout d’un coup et frappai cette nuque d’un revers de mon poing ferm?. Ma ma?tresse ne poussa pas un cri; elle tomba sur ses mains. Apr?s quoi je sortis pr?cipitamment. Rentr? chez moi, la ??vre me reprit avec une telle violence que je fus oblig? de me remettre au lit. Ma blessure s’?tait rouverte et j’en souffrais beaucoup. Desgemais vint me voir; je lui racontai tout ce qui s’?tait pass?. Il m’?couta dans un grand silence, puis se promena quelque temps par la chambre comme un homme irr?solu. En?n il s’arr?ta devant moi, et partit d’un ?clat de rire. Est-ce que c’est votre premi?re ma?tresse? me dit-il. Non! lui dis-je, c’est la derni?re. Vers le milieu de la nuit, comme je dormais d’un sommeil agit?, il me sembla dans un r?ve entendre un profond soupir. J’ouvris les yeux et vis ma ma?tresse debout pr?s de mon lit, les bras crois?s, pareille ? un spectre. Je ne pus retenir uncri d’?pouvante, croyant ? une apparition sortie de mon cerveau malade. Je me lan?ai hors du lit et m’enfuis ? l’autre bout de la chambre; mais elle vint ? moi. C’est moi, dit-elle; et, me prenant ? bras-le-corps, elle m’entra?na. Que me veux-tu? criai-je; l?che-moi! je suis capable de te tuer tout ? l’heure. Eh bien! tue-moi, dit-elle. Je t’ai trahi, je t’ai menti, je suis inf?me et mis?rable; mais je t’aime, et ne puis me passer de toi. Je la regardai; qu’elle ?tait belle! Tout son corps fr?missait; ses yeux, perdus d’amour, r?pandaient des torrents de volupt?; sa gorge ?tait nue, ses l?vres br?laient. Je la soulevai dans mes bras. Soit, lui dis-je; mais, devant Dieu qui nous voit, par l’?me de mon p?re, je te jure que je te tue tout ? l’heure et moi aussi. Je pris un couteau de table qui ?tait sur ma chemin?e et le posai sous l’oreiller. Allons, Octave, me dit-elle en souriant et en m’embrassant, ne fais pas de folie. Viens, mon enfant; toutes ces horreurs te font mal; tu as la ??vre. Donne-moi ce couteau. Je vis qu’elle voulait le prendre. Ecoutez-moi, lui dis-je alors; je ne sais qui vous ?tes et quelle com?die vous jouez, mais, quant ? moi, je ne la joue pas. Je vous ai aim?e autant qu’un homme peut aimer sur terre, et, pour mon malheur et ma mort, sachez que je vous aime encore ?perdument. Vous venez me dire que vous m’aimez aussi, je le veux bien; mais par tout ce qu’il y a de sacr? au monde, si je suis votre amant ce soir, un autre ne le sera pas demain. Devant Dieu, devant Dieu, r?p?tai-je, je ne vous reprendrai pas pour ma?tresse, car je vous hais autant que je vous aime. Devant Dieu, si vous voulez de moi, je vous tue demain matin. En parlant ainsi, je me renversai dans un complet d?lire. Elle jeta son manteau sur ses ?paules et sortit en courant. Lorsque Desgenais sut cette histoire, il me dit: Pourquoi n’avez-vous pas voulu d’elle? vous ?tes bien d?go?t?; c’est une jolie femme. Plaisantez-vous? lui dis-je. Croyez-vous qu’une pareille femme puisse ?tre ma ma?tresse? croyez-vous que je consente jamais ? partager avec un autre? songezvous qu’elle-m?me avoue qu’un autre la poss?de, et voulez-vous que j’oublie que je l’aime, a?n de la poss?der aussi? Si ce sont l? vos amours, vous me faites piti?. Desgenais me r?pondit qu’il n’aimait que les ?lles, et qu’il n’y regardait pas de si pr?s. Mon cher Octave, ajouta-t-il, vous ?tes bien jeune; vous voudriez avoir bien des choses, et de belles choses, mais qui n’existent pas. Vous croyez ? une singuli?re sorte d’amour; peut-?tre en ?tes-vous capable; je le crois, mais ne le souhaite pas pour vous. Vous aurez d’autres ma?tresses, mon ami, et vous regretterez un jour ? venir ce qui vous est arriv? cette nuit. Quand cette femme est venue vous trouver, il est certain qu’elle vous aimait; elle ne vous aime peut-?tre pas ? l’heure qu’il est, elle est peut-?tre dans les bras d’un autre; mais elle vous aimait cette nuit-l?, dans cette chambre; et que vous importe le reste? Vous aviez l? une belle nuit; et vous la regretterez, soyez-en s?r, car elle ne reviendra plus. Une femme pardonne tout, except? qu’on ne veuille pas d’elle. Il fallait que son amour pour vous f?t terrible, pour qu’elle v?nt vous trouver, se sachant et s’avouant coupable, se doutant peut-?tre qu’elle serait refus?e. Croyez-moi, vous regretterez une nuit pareille, car c’est moi qui vous dis que vous n’en aurez gu?re. Il y avait dans tout ce que disait Desgenais un air de conviction si simple et si profond, une si d?sesp?rante tranquillit? d’exp?rience, que je frissonnais en l’?coutant. Pendant qu’il parlait, j’?prouvai une tentation violente d’aller encore chez ma ma?tresse, ou de lui ?crire pour la faire venir. J’?tais incapable de me lever; cela me sauva de la honte de m’exposer de nouveau ? la trouver ou attendant mon rival, ou enferm?e avec lui. Mais j’avais toujours la facilit? de lui ?crire; je me demandais malgr? moi, dans le cas o? je lui ?crirais, si elle viendrait. Lorsque Desgenais fut parti, je sentis une agitation si affreuse, que je r?solus d’y mettre un terme, de quelque mani?re que ce f?t. Apr?s une lutte terrible, l’horreur surmonta en?n l’amour. J’?crivis ? ma ma?tresse que je ne la reverrais jamais, et que je la priais de ne plus revenir, si elle ne voulait s’exposer ? ?tre refus?e ? ma porte. Je sonnai violemment, et ordonnai qu’on port?t ma lettre le plus vite possible. A peine mon domestique eut-il ferm? la porte, que je le rappelai. Il ne m’entendit pas; je n’osai le rappeler une seconde fois; et, mettant mes deux mains sur mon visage, je demeurai enseveli dans le plus profond d?sespoir. Chapitre IV Le lendemain, au lever du soleil, la premi?re pens?e qui me vint fut de me demander: Que ferai-je ? pr?sent? Je n’avais point d’?tat, aucune occupation. J’avais ?tudi? la m?decine, le droit, sans pouvoir me d?cider ? prendre l’une ou l’autre de ces deux carri?res; j’avais travaill? six mois chez un banquier, avec une telle inexactitude, que j’avais ?t? oblig? de donner ma d?mission ? temps pour n’?tre pas renvoy?. J’avais fait de bonnes ?tudes, mais super?cielles, ayant une m?moire qui veut de l’exercice, et qui oublie aussi facilement qu’elle apprend. Mon seul tr?sor, apr?s l’amour, ?tait l’ind?pendance. D?s ma pubert?, je lui avais vou? un culte farouche, et je l’avais pour ainsi dire consacr?e dans mon c?ur. C’?tait un certain jour que mon p?re, pensant d?j? ? mon avenir, m’avait parl? de plusieurs carri?res, entre lesquelles il me laissait le choix. J’?tais accoud? ? ma fen?tre, et je regardais un peuplier maigre et solitaire qui se balan?ait dans le jardin. Je r???chissais ? tous ces ?tats divers et d?lib?rais d’en prendre un. Je les remuai tous dans ma t?te l’un apr?s l’autre jusqu’au dernier, apr?s quoi, ne me sentant de go?t pour aucun, je laissai ?otter mes pens?es. Il me sembla tout ? coup que je sentais la terre se mouvoir, et que la force sourde et invisible qui l’entra?ne dans l’espace se rendait saisissable ? mes sens; je la voyais monter dans le ciel; il me semblait que j’?tais comme sur un navire; le peuplier que j’avais devant les yeux me paraissait comme un m?t de vaisseau; je me levai en ?tendant les bras, et m’?criai: C’est bien assez peu de chose d’?tre un passager d’un jour sur ce navire ?ottant dans l’?ther; c’est bien assez peu d’?tre un homme, un point noir sur ce navire; je serai un homme, mais non une esp?ce d’homme particuli?re. Tel ?tait le premier v?u qu’? l’?ge de quatorze ans j’avais prononc? en face de la nature; et depuis ce temps je n’avais rien essay? que par ob?issance pour mon p?re, mais sans pouvoir jamais vaincre ma r?pugnance. J’?tais donc libre, non par paresse, mais par volont?; aimant d’ailleurs tout ce qu’a fait Dieu, et bien peu de ce qu’a fait l’homme. Je n’avais connu de la vie que l’amour, du monde que ma ma?tresse, et n’en voulais savoir autre chose. Aussi, ?tant devenu amoureux en sortant du coll?ge, j’avais cru sinc?rement que c’?tait pour ma vie enti?re, et toute autre pens?e avait disparu. Mon existence ?tait s?dentaire. Je passais la journ?e chez ma ma?tresse; mon grand plaisir ?tait de l’emmener ? la campagne durant les beaux jours de l’?t?, et de me coucher avec elle dans les bois, sur l’herbe ou sur la mousse, le spectacle de la nature dans sa splendeur ayant toujours ?t? pour moi le plus puissant des aphrodisiaques. En hiver, comme elle aimait le monde, nous courions les bals et les masques, en sorte que cette vie oisive ne cessait jamais; et par la raison que je n’avais pens? qu’? elle tant qu’elle m’avait ?t? ?d?le, je me trouvai sans une pens?e lorsqu’elle m’eut trahi. Pour donner une id?e de l’?tat o? se trouvait alors mon esprit, je ne puis mieux le comparer qu’? un de ces appartements comme on en voit aujourd’hui, o? se trouvent rassembl?s et confondus des meubles de tous les temps et de tous les pays. Notre si?cle n’a point de formes. Nous n’avons donn? le cachet de notre temps ni ? nos maisons, ni ? nos jardins, ni ? quoi que ce soit. On rencontre dans les rues des gens qui ont la barbe coup?e comme du temps d’Henri III, d’autres qui sont ras?s, d’autres qui ont les cheveux arrang?s comme ceux du portrait de Rapha?l, d’autres comme du temps de J?sus-Christ. Aussi les appartements des riches sont des cabinets de curiosit?s; l’antique, le gothique, le go?t de la Renaissance, celui de Louis XIII, tout est p?le-m?le. En?n nous avons de tous les si?cles, hors du n?tre, chose qui n’a jamais ?t? vue ? une autre ?poque; l’?clectisme est notre go?t; nous prenons tout ce que nous trouvons, ceci pour sa beaut?, ceci pour sa commodit?, telle autre chose pour son antiquit?, telle autre pour sa laideur m?me; en sorte que nous ne vivons que de d?bris, comme si la ?n du monde ?tait proche. Tel ?tait mon esprit; j’avais beaucoup lu; en outre, j’avais appris ? peindre. Je savais par c?ur une grande quantit? de choses, mais rien par ordre, de fa?on que j’avais la t?te ? la fois vide et gon??e, comme une ?ponge. Je devenais amoureux de tous les po?tes l’un apr?s l’autre; mais, ?tant d’une nature tr?s impressionnable, le dernier venu avait toujours le don de me d?go?ter du reste. Je m’?tais fait un grand magasin de ruines, jusqu’? ce qu’en?n, n’ayant plus soif ? force de boire la nouveaut? et l’inconnu, je m’?tais trouv? une ruine moi-m?me. Cependant sur cette ruine il y avait quelque chose de bien jeune encore; c’?tait l’esp?rance de mon c?ur, qui n’?tait qu’un enfant. Cette esp?rance, que rien n’avait ??trie ni corrompue, et que l’amour avait exalt?e jusqu’? l’exc?s, venait tout ? coup de recevoir une blessure mortelle. La per?die de ma ma?tresse l’avait frapp?e au plus haut de son vol, et lorsque j’y pensais, je me sentais dans l’?me quelque chose qui d?faillait convulsivement, comme un oiseau bless? qui agonise. La soci?t?, qui fait tant de mal, ressemble ? ce serpent des Indes dont la maison est la feuille d’une plante qui gu?rit sa morsure. Elle pr?sente presque toujours le rem?de ? c?t? de la souffrance qu’elle a caus?e. Par exemple, un homme qui a son existence r?gl?e, les affaires au lever, les visites ? telle heure, le travail ? telle autre, l’amour ? telle autre, peut perdre sans danger sa ma?tresse. Ses occupations et ses pens?es sont comme ces soldats impassibles, rang?s ? la bataille sur une m?me ligne; un coup de feu en emporte un, les voisins se resserrent, et il n’y para?t pas. Je n’avais pas cette ressource; la nature, ma m?re ch?rie, depuis que j’?tais seul, me semblait au contraire plus vaste et plus vide que jamais. Si j’avais pu oublier enti?rement ma ma?tresse, j’aurais ?t? sauv?. Que de gens ? qui il n’en faut pas tant pour les gu?rir! Ceux-l? sont incapables d’aimer une femme in?d?le, et leur conduite, en pareil cas, est admirable de fermet?. Mais est-ce ainsi qu’on aime ? dix-neuf ans, alors que, ne connaissant rien du monde, d?sirant tout, le jeune homme sent ? la fois le germe de toutes les passions? De quoi doute cet ?ge? A droite, ? gauche, l?-bas, ? l’horizon, partout quelque voix qui l’appelle. Tout est d?sir, tout est r?verie. Il n’y a r?alit? qui tienne lorsque le c?ur est jeune; il n’y a ch?ne si noueux et si dur dont il ne sorte une dryade; et si on avait cent bras, on ne craindrait pas de les ouvrir dans le vide: on n’a qu’? y serrer sa ma?tresse, et le vide est rempli. Quant ? moi, je ne concevais pas qu’on f?t autre chose que d’aimer; et lorsqu’on me parlait d’une autre occupation, je ne r?pondais pas. Ma passion pour ma ma?tresse avait ?t? comme sauvage, et toute ma vie en ressentait je ne sais quoi de monacal et de farouche. Je n’en veux citer qu’un exemple. Elle m’avait donn? son portrait en miniature dans un m?daillon; je le portais sur le c?ur, chose que font bien des hommes; mais, ayant trouv? un jour chez un marchand de curiosit?s une discipline de fer, au bout de laquelle ?tait une plaque h?riss?e de pointes, j’avais fait attacher le m?daillon sur la plaque et le portais ainsi. Ces clous, qui m’entraient dans la poitrine ? chaque mouvement, me causaient une volupt? si ?trange, que j’y appuyais quelquefois ma main pour les sentir plus profond?ment. Je sais bien que c’est de la folie; l’amour en fait bien d’autres. Depuis que cette femme m’avait trahi, j’avais ?t? le cruel m?daillon. Je ne puis dire avec quelle tristesse j’en d?tachai la ceinture de fer, et quel soupir poussa mon c?ur lorsqu’il s’en trouva d?livr?! Ah! pauvres cicatrices, me dis-je, vous allez donc vous effacer? Ah! ma blessure, ma ch?re blessure, quel baume vais-je poser sur toi? J’avais beau ha?r cette femme, elle ?tait, pour ainsi dire, dans le sang de mes veines; je la maudissais, mais j’en r?vais. Que faire ? cela? que faire ? un r?ve? quelle raison donner ? des souvenirs de chair et de sang? Macbeth, ayant tu? Duncan, dit que l’Oc?an ne laverait pas ses mains; il n’aurait pas lav? mes cicatrices. Je le disais ? Desgenais: Que voulez-vous! d?s que je m’endors, sa t?te est l? sur l’oreiller. Je n’avais v?cu que par cette femme; douter d’elle, c’?tait douter de tout; la maudire, tout renier; la perdre, tout d?truire. Je ne sortais plus; le monde m’apparaissait comme peupl? de monstres, de b?tes fauves et de crocodiles. A tout ce qu’on me disait pour me distraire, je r?pondais: Oui, c’est bien dit, et soyez certain que je n’en ferai rien. Je me mettais ? la fen?tre et je me disais: Elle va venir, j’en suis s?r; elle vient; elle tourne la rue; je la sens qui approche. Elle ne peut vivre sans moi, pas plus que moi sans elle. Que lui dirai-je? quel visage ferai-je? L?-dessus, ses per?dies me revenaient. Ah! qu’elle ne vienne pas! m’?criais-je; qu’elle n’approche pas! Je suis capable de la tuer. Depuis ma derni?re lettre, je n’en entendais plus parler. En?n, que fait-elle? me disais-je. Elle en aime un autre? Aimons-en donc une autre aussi. Qui aimer? Et, tout en cherchant, j’entendais comme une voix lointaine qui me criait: Toi, une autre que moi! Deux ?tres qui s’aiment, qui s’embrassent, et qui ne sont pas toi et moi! Est-ce que c’est possible? Est-ce que tu es fou? L?che! me disait Desgenais, quand oublierez-vous cette femme? Est-ce donc une si grande perte? Le beau plaisir d’?tre aim? d’elle! Prenez la premi?re venue. Non, lui r?pondais-je; ce n’est pas une si grande perte. N’ai-je pas fait ce que je devais? Ne l’ai-je pas chass?e d’ici? Qu’avez-vous donc ? dire? Le reste me regarde; les taureaux bless?s dans le cirque ont la permission d’aller se coucher dans un coin avec l’?p?e du matador dans l’?paule, et de ?nir en paix. Qu’est-ce que j’irai faire, dites-moi, l? ou l?? Qu’est-ce que c’est que vos premi?res venues? Vous me montrerez un ciel pur, des arbres et des maisons, des hommes qui parlent, boivent, chantent, des femmes qui dansent et des chevaux qui galopent. Ce n’est pas la vie tout cela: c’est le bruit de la vie. Allez, allez; laissez-moi le repos. Chapitre V Quand Desgenais vit que mon d?sespoir ?tait sans rem?de, que je ne voulais ?couter personne ni sortir de ma chambre, il prit la chose au s?rieux. Je le vis arriver un soir avec un air de gravit?; il me parla de ma ma?tresse, et continua sur un ton de persi?age, disant des femmes tout le mal qu’il pensait. Tandis qu’il parlait, je m’?tais appuy? sur mon coude, et, me soulevant sur mon lit, je l’?coutais attentivement. C’?tait par une de ces sombres soir?es o? le vent qui sif?e ressemble aux plaintes d’un mourant; une pluie aigu? fouettait les vitres, laissant par intervalles un silence de mort. Toute la nature souffre par ces temps: les arbres s’agitent avec douleur ou courbent tristement la t?te; les oiseaux des champs se serrent dans les buissons; les rues des cit?s sont vides. Ma blessure me faisait souffrir. La veille encore, j’avais une ma?tresse et un ami: ma ma?tresse m’avait trahi, mon ami m’avait ?tendu dans un lit de douleur. Je ne d?m?lais pas encore clairement ce qui se passait dans ma t?te; il me semblait tant?t que j’avais fait un r?ve plein d’horreur, et que je n’avais qu’? fermer les yeux pour me r?veiller heureux le lendemain; tant?t, c’?tait ma vie enti?re qui me paraissait un songe ridicule et pu?ril, dont la fausset? venait de se d?voiler. Desgenais ?tait assis devant moi, pr?s de la lampe; il ?tait ferme et s?rieux, avec un sourire perp?tuel. C’?tait un homme plein de c?ur, mais sec comme la pierre ponce. Une pr?coce exp?rience l’avait rendu chauve avant l’?ge; il connaissait la vie et avait pleur? dans son temps, mais sa douleur portait cuirasse; il ?tait mat?rialiste et attendait la mort. Octave, me dit-il, d’apr?s ce qui se passe en vous, je vois que vous croyez ? l’amour tel que les romanciers et les po?tes le repr?sentent; vous croyez, en un mot, ? ce qui se dit ici-bas et non ? ce qui s’y fait. Cela vient de ce que vous ne raisonnez pas sainement, et peut vous mener ? de tr?s grands malheurs. Les po?tes repr?sentent l’amour comme les sculpteurs nous peignent la beaut?, comme les musiciens cr?ent la m?lodie; c’est-?-dire que, dou?s d’une organisation nerveuse et exquise, ils rassemblent avec discernement et avec ardeur les ?l?ments les plus purs de la vie, les lignes les plus belles de la mati?re et les voix les plus harmonieuses de la nature. Il y avait, dit-on, ? Ath?nes, une grande quantit? de belles ?lles; Praxit?le les dessina toutes l’une apr?s l’autre; apr?s quoi, de toutes ces beaut?s diverses qui, chacune, avaient leur d?faut, il ?t une beaut? unique, sans d?faut, et cr?a la V?nus. Le premier homme qui ?t un instrument de musique et qui donna ? cet art ses r?gles et ses lois, avait ?cout?, longtemps auparavant, murmurer les roseaux et chanter les fauvettes. Ainsi les po?tes, qui connaissaient la vie, apr?s avoir vu beaucoup d’amours plus ou moins passagers, apr?s avoir senti profond?ment jusqu’? quel degr? d’exaltation sublime la passion peut s’?lever par moments, retranchant de la nature humaine tous les ?l?ments qui la d?gradent, cr??rent ces noms myst?rieux qui pass?rent d’?ge en ?ge sur les l?vres des hommes: Daphnis et Chlo?, H?ro et L?andre, Pyrame et Thisb?. Vouloir chercher dans la vie r?elle des amours pareils ? ceux-l?, ?ternels et absolus, c’est la m?me chose que de chercher sur la place publique des femmes aussi belles que la V?nus, ou de vouloir que les rossignols chantent les symphonies de Beethoven. La perfection n’existe pas; la comprendre est le triomphe de l’intelligence humaine; la d?sirer pour la poss?der est la plus dangereuse des folies. Ouvrez votre fen?tre, Octave; ne voyez-vous pas l’in?ni? ne sentez-vous pas que le ciel est sans bornes? votre raison ne vous le dit-elle pas? Cependant concevez-vous l’in?ni? vous faites-vous quelque id?e d’une chose sans ?n, vous qui ?tes n? d’hier et qui mourrez demain? Ce spectacle de l’immensit? a, dans tous les pays du monde, produit les plus grandes d?mences. Les religions viennent de l?; c’est pour poss?der l’in?ni que Caton s’est coup? la gorge, que les chr?tiens se jetaient aux lions, que les huguenots se jetaient aux catholiques; tous les peuples de la terre ont ?tendu les bras vers cet espace immense, et ont voulu le presser sur leur poitrine. L’insens? veut poss?der le ciel; le sage l’admire, s’agenouille, et ne d?sire pas. La perfection, ami, n’est pas plus faite pour nous que l’immensit?. Il faut ne la chercher en rien, ne la demander ? rien, ni ? l’amour, ni ? la beaut?, ni au bonheur, ni ? la vertu; mais il faut l’aimer, pour ?tre vertueux, beau et heureux, autant que l’homme peut l’?tre. Supposons que vous avez dans votre cabinet d’?tude un tableau de Rapha?l que vous regardiez comme parfait; supposons qu’hier soir, en le consid?rant de pr?s, vous avez d?couvert dans un des personnages de ce tableau une faute grossi?re de dessin, un membre cass? ou un muscle hors nature, comme il y en a un, diton, dans l’un des bras du gladiateur antique. Vous ?prouverez certainement un grand d?plaisir, mais vous ne jetterez cependant pas au feu votre tableau; vous direz seulement qu’il n’est pas parfait, mais qu’il y a des morceaux qui sont dignes d’admiration. Il y a des femmes que leur bon naturel et la sinc?rit? de leur c?ur emp?chent d’avoir deux amants ? la fois. Vous avez cru que votre ma?tresse ?tait ainsi; cela vaudrait mieux en effet. Vous avez d?couvert qu’elle vous trompait; cela vous oblige-t-il ? la m?priser, ? la maltraiter, ? croire en?n qu’elle est digne de votre haine? Quand bien m?me votre ma?tresse ne vous aurait jamais tromp?, et quand elle n’aimerait que vous ? pr?sent, songez, Octave, combien son amour serait encore loin de la perfection, combien il serait humain, petit, restreint aux lois de l’hypocrisie du monde; songez qu’un autre homme l’a poss?d?e avant vous, et m?me plus d’un autre homme; que d’autres encore la poss?deront apr?s vous. Faites cette r??exion: ce qui vous pousse en ce moment au d?sespoir, c’est cette id?e de perfection que vous vous ?tiez faite sur votre ma?tresse, et dont vous voyez qu’elle est d?chue. Mais d?s que vous comprendrez bien que cette id?e premi?re elle-m?me ?tait humaine, petite et restreinte, vous verrez que c’est bien peu de chose qu’un degr? de plus ou de moins sur cette grande ?chelle pourrie de l’imperfection humaine. Vous conviendrez volontiers, n’est-ce pas? que votre ma?tresse a eu d’autres hommes et qu’elle en aura d’autres; vous me direz sans doute que peu vous importe de le savoir, pourvu qu’elle vous aime, et qu’elle n’ait que vous tant qu’elle vous aimera. Mais, moi, je vous dis: Puisqu’elle a eu d’autres hommes que vous, qu’importe donc que ce soit hier ou il y a deux ans? Puisqu’elle aura d’autres hommes, qu’importe que ce soit demain ou dans deux autres ann?es? Puisqu’elle ne doit vous aimer qu’un temps, et puisqu’elle vous aime, qu’importe donc que ce soit pendant deux ans ou pendant une nuit? ?tes-vous homme, Octave? Voyezvous les feuilles tomber des arbres, le soleil se lever et se coucher? Entendez-vous vibrer l’horloge de la vie ? chaque battement de votre c?ur? Y a-t-il donc une si grande diff?rence pour vous entre un amour d’un an et un amour d’une heure, insens?, qui, par cette fen?tre grande comme la main, pouvez voir l’in?ni? Vous appelez honn?te la femme qui vous aime deux ans ?d?lement; vous avez apparemment un almanach fait expr?s pour savoir combien de temps les baisers des hommes mettent ? s?cher sur les l?vres des femmes. Vous faites une grande diff?rence entre la femme qui se donne pour de l’argent et celle qui se donne pour du plaisir, entre celle qui se donne pour de l’orgueil et celle qui se donne pour du d?vouement. Parmi les femmes que vous achetez, vous payez les unes plus cher que les autres; parmi celles que vous recherchez pour le plaisir des sens, vous vous abandonnez aux unes avec plus de con?ance qu’aux autres; parmi celles que vous avez par vanit?, vous vous montrez plus glorieux de celle-ci que de celle-l?; et de celles ? qui vous vous d?vouez, il y en a ? qui vous donnez le tiers de votre c?ur, ? une autre le quart, ? une autre la moiti?, selon son ?ducation, ses m?urs, son nom, sa naissance, sa beaut?, son temp?rament, selon l’occasion, selon ce qu’on en dit, selon l’heure qu’il est, selon ce que vous avez bu ? d?ner. Vous avez des femmes, Octave, par la raison que vous ?tes jeune, ardent, que votre visage est ovale et r?gulier, que vos cheveux sont peign?s avec soin; mais par cette raison m?me, mon ami, vous ne savez pas ce que c’est qu’une femme. La nature, avant tout, veut la reproduction des ?tres; partout, depuis le sommet des montagnes jusqu’au fond de l’Oc?an, la vie a peur de mourir. Dieu, pour conserver son ouvrage, a donc ?tabli cette loi, que la plus grande jouissance de tous les ?tres vivants f?t l’acte de la g?n?ration. Le palmier, envoyant ? sa femelle sa poussi?re f?conde, fr?mit d’amour dans les vents embras?s; le cerf en rut ?ventre sa biche qui lui r?siste; la colombe palpite sous les ailes du m?le comme une sensitive amoureuse; et l’homme, tenant dans ses bras sa compagne, au sein de la toute-puissante nature, sent bondir dans son c?ur l’?tincelle divine qui l’a cr??. O mon ami! lorsque vous serrez dans vos bras nus une belle et robuste femme, si la volupt? vous arrache des larmes, si vous sentez sangloter sur vos l?vres des serments d’amour ?ternel, si l’in?ni vous descend dans le c?ur, ne craignez pas de vous livrer, fussiez-vous avec une courtisane. Mais ne confondez pas le vin avec l’ivresse; ne croyez pas la coupe divine o? vous buvez le breuvage divin; ne vous ?tonnez pas le soir de la trouver vide et bris?e. C’est une femme, c’est un vase fragile, fait de terre, par un potier. Remerciez Dieu de vous montrer le ciel, et parce que vous battez de l’aile, ne vous croyez pas un oiseau. Les oiseaux euxm?mes ne peuvent franchir les nuages; il y a une sph?re o? ils manquent d’air, et l’alouette qui s’?l?ve en chantant dans les brouillards du matin, retombe quelquefois morte sur le sillon. Prenez de l’amour ce qu’un homme sobre prend de vin; ne devenez pas un ivrogne. Si votre ma?tresse est sinc?re et ?d?le, aimez-la pour cela; mais si elle ne l’est pas, et qu’elle soit jeune et belle, aimez-la parce qu’elle est jeune et belle; et si elle est agr?able et spirituelle, aimez-la encore; et si elle n’est rien de tout cela, mais qu’elle vous aime seulement, aimez-la encore. On n’est pas aim? tous les soirs. Ne vous arrachez pas les cheveux et ne parlez pas de vous poignarder parce que vous avez un rival. Vous dites que votre ma?tresse vous trompe pour un autre; c’est votre orgueil qui en souffre; mais changez seulement les mots: dites-vous que c’est lui qu’elle trompe pour vous, et vous voil? glorieux. Ne vous faites pas de r?gle de conduite et ne dites pas que vous voulez ?tre aim? exclusivement; car, en disant cela, comme vous ?tes homme et inconstant vousm?me, vous ?tes forc? d’ajouter tacitement: Autant que cela est possible. Prenez le temps comme il vient, le vent comme il souf?e, la femme comme elle est. Les Espagnoles, les premi?res des femmes, aiment ?d?lement; leur c?ur est sinc?re et violent, mais elles portent un stylet sur le c?ur. Les Italiennes sont lascives; mais elles cherchent de larges ?paules et prennent mesure de leur amant avec des aunes de tailleurs. Les Anglaises sont exalt?es et m?lancoliques, mais elles sont froides et guind?es. Les Allemandes sont tendres et douces, mais fades et monotones. Les Fran?aises sont spirituelles, ?l?gantes et voluptueuses, mais elles mentent comme des d?mons. Avant tout, n’accusez pas les femmes d’?tre ce qu’elles sont; c’est nous qui les avons faites ainsi, d?faisant l’ouvrage de la nature en toute occasion. La nature, qui pense ? tout, a fait la vierge pour ?tre amante; mais, ? son premier enfant, ses cheveux tombent, son sein se d?forme, son corps porte une cicatrice; la femme est faite pour ?tre m?re. L’homme s’en ?loignerait peut-?tre alors, d?go?t? par la beaut? perdue; mais son enfant s’attache ? lui en pleurant. Voil? la famille, la loi humaine; tout ce qui s’en ?carte est monstrueux. Ce qui fait la vertu des campagnards, c’est que leurs femmes sont des machines ? enfantement et ? allaitement, comme ils sont, eux, des machines ? labourage. Ils n’ont ni faux cheveux, ni lait virginal; mais leurs amours n’ont pas la l?pre; ils ne s’aper?oivent pas, dans leurs accouplements na?fs, qu’on a d?couvert l’Am?rique. A d?faut de sensualit?, leurs femmes sont saines; elles ont les mains calleuses, aussi leur c?ur ne l’est-il pas. La civilisation fait le contraire de la nature. Dans nos villes et selon nos m?urs, la vierge faite pour courir au soleil, pour admirer les lutteurs nus, comme ? Lac?d?mone, pour choisir, pour aimer, on l’enferme, on la verrouille; cependant elle cache un roman sous son cruci?x. P?le et oisive, elle se corrompt devant son miroir, elle ??trit dans le silence des nuits cette beaut? qui l’?touffe et qui a besoin du grand air. Puis tout d’un coup on la tire de l?, ne sachant rien, n’aimant rien, d?sirant tout; une vieille l’endoctrine, on lui chuchote un mot obsc?ne ? l’oreille, et on la jette dans le lit d’un inconnu qui la viole. Voil? le mariage, c’est-?-dire la famille civilis?e. Et maintenant voil? cette pauvre ?lle qui fait un enfant; voil? ses cheveux, son beau sein, son corps, qui se ??trissent; voil? qu’elle a perdu la beaut? des amantes, et elle n’a point aim?! Voil? qu’elle a con?u, voil? qu’elle a enfant?, et elle se demande pourquoi; on lui apporte un enfant et on lui dit: Vous ?tes m?re. Elle r?pond: Je ne suis pas m?re; qu’on donne cet enfant ? une femme qui ait du lait; il n’y en a pas dans mes mamelles. Ce n’est pas ainsi que le lait vient aux femmes. Son mari lui r?pond qu’elle a raison, que son enfant le d?go?terait d’elle. On vient, on la pare, on met une dentelle de Malines sur son lit ensanglant?; on la soigne, on la gu?rit du mal de la maternit?. Un mois apr?s, la voil? aux Tuileries, au bal, ? l’Op?ra; son enfant est ? Chaillot, ? Auxerre; son mari, au mauvais lieu. Dix jeunes gens lui parlent d’amour, de d?vouement, de sympathie, d’?ternel embrassement, de tout ce qu’elle a dans le c?ur. Elle en prend un, l’attire sur sa poitrine; il la d?shonore, se retourne, et s’en va ? la Bourse. Maintenant la voil? lanc?e; elle pleure une nuit et trouve que les larmes lui rougissent les yeux. Elle prend un consolateur, de la perte duquel un autre la console; ainsi jusqu’? trente ans et plus. C’est alors que, blas?e et gangren?e, n’ayant plus rien d’humain, pas m?me le d?go?t, elle rencontre un soir un bel adolescent aux cheveux noirs, ? l’oeil ardent, au c?ur palpitant d’esp?rance; elle reconna?t sa jeunesse, elle se souvient de ce qu’elle a souffert, et, lui rendant les le?ons de sa vie, elle lui apprend ? ne jamais aimer. Voil? la femme telle que nous l’avons faite; voil? nos ma?tresses. Mais quoi! ce sont des femmes, et il y a avec elles de bons moments! Si vous ?tes d’une trempe ferme, s?r de vous-m?me et vraiment homme, voil? donc ce que je vous conseille: lancez-vous sans crainte dans le torrent du monde; ayez des courtisanes, des danseuses, des bourgeoises et des marquises. Soyez constant et in?d?le, triste et joyeux, tromp? ou respect?; mais sachez si vous ?tes aim?, car, du moment que vous le serez, que vous importe le reste? Si vous ?tes un homme m?diocre et ordinaire, je suis d’avis que vous cherchiez quelque temps avant de vous d?cider, mais que vous ne comptiez sur rien de ce que vous aurez cru trouver dans votre ma?tresse. Si vous ?tes un homme faible, enclin ? vous laisser dominer et ? prendre racine l? o? vous voyez un peu de terre, faitesvous une cuirasse qui r?siste ? tout; car, si vous c?dez ? votre nature d?bile, l? o? vous aurez pris racine, vous ne pousserez pas; vous s?cherez comme une plante oisive, et vous n’aurez ni ?eurs, ni fruits. La s?ve de votre vie passera dans une ?corce ?trang?re; toutes vos actions seront p?les comme la feuille du saule; vous n’aurez pour vous arroser que vos propres larmes, et pour vous nourrir que votre propre c?ur. Mais si vous ?tes une nature exalt?e, croyant ? des r?ves et voulant les r?aliser, je vous r?ponds alors tout net: L’amour n’existe pas. Car j’abonde dans votre sens, et je vous dis: Aimer, c’est se donner corps et ?me, ou, pour mieux dire, c’est faire un seul ?tre de deux. C’est se promener au soleil, en plein vent, au milieu des bl?s et des prairies, avec un corps ? quatre bras, ? deux t?tes et ? deux c?urs. L’amour, c’est la foi, c’est la religion du bonheur terrestre; c’est un triangle lumineux plac? ? la vo?te de ce temple qu’on appelle le monde. Aimer, c’est marcher librement dans ce temple, et avoir ? son c?t? un ?tre capable de comprendre pourquoi une pens?e, un mot, une ?eur, font que vous vous arr?tez et que vous relevez la t?te vers le triangle c?leste. Exercer les nobles facult?s de l’homme est un grand bien, voil? pourquoi le g?nie est une belle chose; mais doubler ses facult?s, presser un c?ur et une intelligence sur son intelligence et sur son c?ur, c’est le bonheur supr?me. Dieu n’en a pas fait plus pour l’homme; voil? pourquoi l’amour vaut mieux que le g?nie. Or, dites-moi, est-ce l? l’amour de nos femmes? Non, non, il faut en convenir. Aimer, pour elles, c’est autre chose: c’est sortir voil?es, ?crire avec myst?re, marcher en tremblant sur la pointe du pied, comploter et railler, faire des yeux languissants, pousser de chastes soupirs dans une robe empes?e et guind?e, puis tirer les verrous pour la jeter par-dessus sa t?te, humilier une rivale, tromper un mari, d?soler ses amants; aimer, pour nos femmes, c’est jouer ? mentir, comme les enfants jouent ? se cacher; hideuse d?bauche du c?ur, pire que toute la lubricit? romaine aux saturnales de Priape; parodie b?tarde du vice luim?me aussi bien que de la vertu; com?die sourde et basse, o? tout se chuchote et se travaille avec des regards obliques, o? tout est petit, ?l?gant et difforme, comme dans ces monstres de porcelaine qu’on apporte de Chine; d?rision lamentable de ce qu’il y a de beau et de laid, de divin et d’infernal au monde; ombre sans corps, squelette de tout ce que Dieu a fait. Ainsi parlait Desgenais, d’une voix mordante, au milieu du silence de la nuit. Chapitre VI Je fus le lendemain au bois de Boulogne, avant d?ner; le temps ?tait sombre. Arriv? ? la porte Maillot, je laissai mon cheval aller o? bon lui sembla, et m’abandonnant ? une r?verie profonde, je repassai peu ? peu dans ma t?te tout ce que m’avait dit Desgenais. Comme je traversais une all?e, je m’entendis appeler par mon nom. Je me retournai, et vis, dans une voiture d?couverte, une des amies intimes de ma ma?tresse. Elle cria d’arr?ter, et, me tendant la main d’un air amical, me demanda, si je n’avais rien ? faire, de venir d?ner avec elle. Cette femme, qui s’appelait madame Levasseur, ?tait petite, grasse et tr?s blonde; elle m’avait toujours d?plu, je ne sais pourquoi, nos relations n’ayant jamais rien eu que d’agr?able. Cependant je ne pus r?sister ? l’envie d’accepter son invitation; je serrai sa main en la remerciant; je sentais que nous allions parler de ma ma?tresse. Elle me donna quelqu’un pour ramener mon cheval; je montai dans sa voiture; elle y ?tait seule, et nous repr?mes aussit?t le chemin de Paris. La pluie commen?ait ? tomber, on ferma la voiture; ainsi enferm?s en t?te ? t?te, nous demeur?mes d’abord silencieux. Je la regardais avec une tristesse inexprimable; non seulement elle ?tait l’amie de mon in?d?le, mais elle ?tait sa con?dente. Souvent, durant les jours heureux, elle avait ?t? en tiers dans nos soir?es. Avec quelle impatience je l’avais support?e alors! combien de fois j’avais compt? les instants qu’elle passait avec nous! De l? sans doute mon aversion pour elle. J’avais beau savoir qu’elle approuvait nos amours, qu’elle me d?fendait m?me parfois aupr?s de ma ma?tresse dans les jours de brouille, je ne pouvais, en faveur de toute son amiti?, lui pardonner ses importunit?s. Malgr? sa bont? et les services qu’elle nous rendait, elle me semblait laide, fatigante. H?las! maintenant que je la trouvais belle! Je regardais ses mains, ses v?tements; chacun de ses gestes m’allait au c?ur; tout le pass? y ?tait ?crit. Elle me voyait, elle sentait ce que j’?prouvais aupr?s d’elle et que de souvenirs m’oppressaient. Le chemin s’?coula ainsi, moi la regardant, elle me souriant. En?n, quand nous entr?mes ? Paris, elle me prit la main. Eh bien? dit-elle. Eh bien! r?pondisje en sanglotant, dites-le-lui, madame, si vous voulez. Et je versai un torrent de larmes. Mais lorsqu’apr?s d?ner nous f?mes au coin du feu: Mais en?n, dit-elle, toute cette affaire est-elle irr?vocable? n’y at-il plus aucun moyen? H?las! madame, lui r?pondis-je, il n’y a rien d’irr?vocable que la douleur qui me tuera. Mon histoire n’est pas longue ? dire: je ne puis ni l’aimer, ni en aimer une autre, ni me passer d’aimer. Elle se renversa sur sa chaise, ? ces paroles, et je vis sur son visage les marques de sa compassion. Longtemps elle parut r???chir et se reporter sur elle-m?me, comme sentant dans son c?ur un ?cho. Ses yeux se voil?rent, et elle restait enferm?e comme dans un souvenir. Elle me tendit la main, je m’approchai d’elle. Et moi, murmura-t-elle, et moi aussi! voil? ce que j’ai connu en temps et lieu. Une vive ?motion l’arr?ta. De toutes les s?urs de l’amour, l’une des plus belles est la piti?. Je tenais la main de madame Levasseur; elle ?tait presque dans mes bras; elle commen?a ? me dire tout ce qu’elle put imaginer en faveur de ma ma?tresse, pour me plaindre autant que pour l’excuser. Ma tristesse s’en accrut; que r?pondre? Elle en vint ? parler d’elle-m?me. Il n’y avait pas longtemps, me dit-elle, qu’un homme qu’elle aimait l’avait quitt?e. Elle avait fait de grands sacri?ces; sa fortune ?tait compromise, aussi bien que l’honneur de son nom. De la part de son mari, qu’elle connaissait pour vindicatif, il y avait eu des menaces. Ce fut un r?cit m?l? de larmes, et qui m’int?ressa au point que j’oubliai mes douleurs en ?coutant les siennes. On l’avait mari?e ? contre-c?ur, elle avait lutt? pendant longtemps; mais elle ne regrettait rien, sinon de n’?tre plus aim?e. Je crus m?me qu’elle s’accusait en quelque sorte, comme n’ayant pas su conserver le c?ur de son amant, et ayant agi avec l?g?ret? ? son ?gard. Lorsqu’apr?s avoir soulag? son c?ur, elle demeura peu ? peu comme muette et incertaine: Non, madame, lui dis-je, ce n’est point le hasard qui m’a conduit aujourd’hui au bois de Boulogne. Laissez-moi croire que les douleurs humaines sont des s?urs ?gar?es, mais qu’un bon ange est quelque part qui unit parfois ? dessein ces faibles mains tremblantes, tendues vers Dieu. Puisque je vous ai revue, et que vous m’avez appel?, ne vous repentez donc point d’avoir parl?; et, qui que ce soit qui vous ?coute, ne vous repentez jamais des larmes. Le secret que vous me con?ez n’est qu’une larme tomb?e de vos yeux, mais elle est rest?e sur mon c?ur. Permettez-moi de revenir, et souffrons quelquefois ensemble. Une sympathie si vive s’empara de moi en parlant ainsi, que, sans y r???chir, je l’embrassai; il ne me vint pas ? l’esprit qu’elle s’en p?t trouver offens?e, et elle ne parut m?me pas s’en apercevoir. Un silence profond r?gnait dans l’h?tel qu’habitait madame Levasseur. Quelque locataire y ?tant malade, on avait r?pandu de la paille dans la rue, en sorte que les voitures n’y faisaient aucun bruit. J’?tais pr?s d’elle, la tenant dans mes bras, et m’abandonnant ? l’une des plus douces ?motions du c?ur, le sentiment d’une douleur partag?e. Notre entretien continua sur le ton de la plus expansive amiti?. Elle me disait ses souffrances, je lui contais les miennes, et, entre ces deux douleurs qui se touchaient, je sentais s’?lever je ne sais quelle douceur, je ne sais quelle voix consolante, comme un accord pur et c?leste n? du concert de deux voix g?missantes. Cependant, durant toutes ces larmes, comme je m’?tais pench? sur madame Levasseur, je ne voyais que son visage. Dans un moment de silence, m’?tant relev? et ?loign? quelque peu, je m’aper?us que, pendant que nous parlions, elle avait appuy? son pied assez haut sur le chambranle de la chemin?e, en sorte que, sa robe ayant gliss?, sa jambe se trouvait enti?rement d?couverte. Il me parut singulier que, voyant ma confusion, elle ne se d?range?t point, et je ?s quelques pas en tournant la t?te pour lui donner le temps de s’ajuster; elle n’en ?t rien. Revenant ? la chemin?e, j’y restai appuy? en silence, regardant ce d?sordre, dont l’apparence ?tait trop r?voltante pour se supporter. En?n, ?xant ses yeux, et voyant clairement qu’elle s’apercevait fort bien elle-m?me de ce qui en ?tait, je me sentis frapp? de la foudre; car je compris net que j’?tais le jouet d’une effronterie tellement monstrueuse, que la douleur elle-m?me n’?tait pour elle qu’une s?duction des sens. Je pris mon chapeau sans dire un mot; elle rabaissa lentement sa robe, et je sortis de la salle en lui faisant un grand salut. Chapitre VII En rentrant chez moi, je trouvai au milieu de ma chambre une grande caisse de bois. Une de mes tantes ?tait morte, et j’avais une part dans son h?ritage, qui n’?tait pas consid?rable. Cette caisse renfermait, entre autres objets indiff?rents, une quantit? de vieux livres poudreux. Ne sachant que faire et rong? d’ennui, je pris le parti d’en lire quelques-uns. C’?taient pour la plupart des romans du si?cle de Louis XV; ma tante, fort d?vote, en avait probablement h?rit? elle-m?me, et les avait conserv?s sans les lire; car ils ?taient de la plus grande licence, et, pour ainsi dire, comme autant de cat?chismes de libertinage. J’ai dans l’esprit une singuli?re propension ? r???chir ? tout ce qui m’arrive, m?me aux moindres incidents, et ? leur donner une sorte de raison cons?quente et morale; j’en fais en quelque sorte comme des grains de chapelet, et je t?che malgr? moi de les rattacher ? un m?me ?l. Duss?-je para?tre pu?ril en ceci, l’arriv?e de ces livres me frappa dans la circonstance o? je me trouvais. Je les d?vorai avec une amertume et une tristesse sans bornes, le c?ur bris? et le sourire sur les l?vres. Oui, vous avez raison, leur disais-je, vous seuls savez les secrets de la vie; vous seuls osez dire que rien n’est vrai que la d?bauche, l’hypocrisie et la corruption. Soyez mes amis; posez sur la plaie de mon ?me vos poisons corrosifs; apprenez-moi ? croire en vous. Pendant que je m’enfon?ais ainsi dans les t?n?bres, mes po?tes favoris et mes livres d’?tude restaient ?pars dans la poussi?re. Je les foulais aux pieds dans mes acc?s de col?re. Et vous, leur disais-je, r?veurs insens?s qui n’apprenez qu’? souffrir, mis?rables arrangeurs de paroles, charlatans si vous saviez la v?rit?, niais si vous ?tiez de bonne foi, menteurs dans les deux cas, qui faites des contes de f?e avec le c?ur humain, je vous br?lerai tous jusqu’au dernier. Au milieu de tout cela, les larmes venaient ? mon aide, et je m’apercevais qu’il n’y avait de vrai que ma douleur. Eh bien! criai-je alors dans mon d?lire, ditesmoi, bons et mauvais g?nies, conseillers du bien et du mal, dites-moi donc ce qu’il faut faire. Choisissez donc un arbitre entre vous. Je saisis une vieille Bible qui ?tait sur ma table, et l’ouvris au hasard. R?pondsmoi, toi, livre de Dieu, lui dis-je, sachons un peu quel est ton avis. Je tombai sur ces paroles de l’Eccl?siaste, chapitre IX: «J’ai agit? toutes ces choses dans mon c?ur, et je me suis mis en peine d’en trouver l’intelligence. Il y a des justes et des sages, et leurs ?uvres sont dans la main de Dieu; n?anmoins l’homme ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. «Mais tout est r?serv? pour l’avenir, et demeure incertain, parce que tout arrive ?galement au juste et ? l’injuste, au bon et au m?chant, au pur et ? l’impur, ? celui qui immole des victimes et ? celui qui m?prise les sacri?ces. «L’innocent est trait? comme le p?cheur, et le parjure comme celui qui jure la v?rit?.» «C’est l? ce qu’il y a de plus f?cheux dans tout ce qui se passe sous le soleil, que tout arrive de m?me ? tous. De l? vient que les c?urs des enfants des hommes sont remplis de malice et de m?pris pendant leur vie, et apr?s cela ils seront mis entre les morts.» Je demeurai stup?fait apr?s avoir lu ces paroles; je ne croyais pas qu’un sentiment pareil exist?t dans la Bible. Ainsi donc, lui dis-je, et toi aussi, tu doutes, livre de l’esp?rance! Que pensent donc les astronomes lorsqu’ils pr?disent ? point nomm?, ? l’heure dite, le passage d’une com?te, le plus irr?gulier des promeneurs c?lestes? que pensent donc les naturalistes lorsqu’ils vous montrent ? travers un microscope des animaux dans une goutte d’eau? croient-ils donc qu’ils inventent ce qu’ils aper?oivent, et que leurs microscopes et leurs lunettes fassent la loi ? la nature? Que pensa donc le premier l?gislateur des hommes, lorsque, cherchant quelle devait ?tre la premi?re pierre de l’?di?ce social, irrit? sans doute par quelque parleur importun, il frappa sur ses tables de marbre, et sentit crier dans ses entrailles la loi du talion? avait-il donc invent? la justice? Et celui qui le premier arracha de la terre le fruit plant? par son voisin, et qui le mit sous son manteau, et qui s’enfuit en regardant ?? et l?, avait-il invent? la honte? Et celui qui, ayant trouv? ce m?me voleur qui l’avait d?pouill? du produit de son travail, lui pardonna le premier sa faute, et, au lieu de lever la main sur lui, lui dit: Assieds-toi l? et prends encore ceci; lorsqu’apr?s avoir ainsi rendu le bien pour le mal, il releva la t?te vers le ciel, et sentit son c?ur tressaillir, et ses yeux se mouiller de larmes, et ses genoux ??chir jusqu’? terre, avait-il donc invent? la vertu? O Dieu! ? Dieu! voil? une femme qui parle d’amour, et qui me trompe; voil? un homme qui parle d’amiti?, et qui me conseille de me distraire dans la d?bauche; voil? une autre femme qui pleure, et qui veut me consoler avec les muscles de son jarret; voil? une Bible qui parle de Dieu, et qui r?pond: Peut-?tre; tout cela est indiff?rent. Je me pr?cipitai vers ma fen?tre ouverte. Est-ce donc vrai que tu es vide? criaije en regardant un grand ciel p?le qui se d?ployait sur ma t?te. R?ponds, r?ponds! Avant que je meure, me mettras-tu autre chose qu’un r?ve entre ces deux bras que voici? Un profond silence r?gnait sur la place que dominaient mes crois?es. Comme je restais les bras ?tendus et les yeux perdus dans l’espace, une hirondelle poussa un cri plaintif; je la suivis du regard malgr? moi; tandis qu’elle disparaissait comme une ??che ? perte de vue, une ?llette passa en chantant. Chapitre VIII Je ne voulais pourtant pas c?der. Avant d’en venir ? prendre r?ellement la vie par son c?t? plaisant, qui m’en paraissait le c?t? sinistre, j’?tais r?solu ? tout essayer. Je restai ainsi fort longtemps en proie ? des chagrins sans nombre et tourment? de r?ves terribles. La grande raison qui m’emp?chait de gu?rir, c’?tait ma jeunesse. Dans quelque lieu que je fusse, quelque occupation que je m’imposasse, je ne pouvais penser qu’aux femmes; la vue d’une femme me faisait trembler. Que de fois je me suis relev?, la nuit, baign? de sueur, pour coller ma bouche sur mes murailles, me sentant pr?t ? suffoquer! Il m’?tait arriv? un des plus grands bonheurs, et peut-?tre des plus rares, celui de donner ? l’amour ma virginit?. Mais il en r?sultait que toute id?e de plaisir des sens s’unissait en moi ? une id?e d’amour; c’?tait l? ce qui me perdait. Car, ne pouvant m’emp?cher de penser continuellement aux femmes, je ne pouvais faire autre chose en m?me temps que repasser jour et nuit dans ma t?te toutes ces id?es de d?bauche, de faux amour et de trahisons f?minines, dont j’?tais plein. Poss?der une femme, pour moi, c’?tait aimer; or, je ne songeais qu’aux femmes, et je ne croyais plus ? la possibilit? d’un v?ritable amour. Toutes ces souffrances m’inspiraient comme une sorte de rage; tant?t j’avais envie de faire comme les moines, et de me meurtrir pour vaincre mes sens; tant?t j’avais envie d’aller dans la rue, dans la campagne, je ne sais o?, de me jeter aux pieds de la premi?re femme que je rencontrerais, et de lui jurer un amour ?ternel. Dieu m’est t?moin que je ?s tout au monde pour me distraire et pour me gu?rir. D’abord, toujours pr?occup? de cette id?e involontaire que la soci?t? des hommes ?tait un repaire de vices et d’hypocrisie, o? tout ressemblait ? ma ma?tresse, je r?solus de m’en s?parer et de m’isoler tout ? fait. Je repris d’anciennes ?tudes; je me jetai dans l’histoire, dans les po?tes antiques, dans l’anatomie. Il y avait dans la maison, au quatri?me ?tage, un vieil Allemand fort instruit, qui vivait seul et retir?. Je le persuadai, non sans peine, de m’apprendre sa langue; une fois ? la besogne, ce pauvre homme la prit ? c?ur. Mes perp?tuelles distractions le d?solaient. Que de fois, assis en t?te ? t?te avec moi, sous sa lampe enfum?e, il est rest? avec un ?tonnement patient, me regardant les mains crois?es sur son livre, tandis que, perdu dans mes r?ves, je ne m’apercevais ni de sa pr?sence ni de sa piti?! Mon bon monsieur, lui dis-je en?n, voil? qui est inutile; mais vous ?tes le meilleur des hommes. Quelle t?che vous entreprenez! Il faut me laisser ? ma destin?e; nous n’y pouvons rien, ni vous ni moi. Je ne sais s’il comprit ce langage; il me serra les mains sans mot dire, et il ne fut plus question de l’allemand. Je sentis aussit?t que la solitude, loin de me gu?rir, me perdait, et changeai compl?tement de syst?me. J’allai ? la campagne, je me lan?ai au galop dans les bois, ? la chasse; je faisais des armes jusqu’? perdre haleine; je me brisais de fatigue, et lorsque apr?s une journ?e de sueur et de courses j’arrivais le soir ? mon lit, sentant l’?curie et la poudre, j’enfon?ais ma t?te dans l’oreiller, je me roulais dans mes couvertures, et je criais: Fant?me, fant?me, es-tu las aussi? me quitteras-tu quelque nuit? Mais ? quoi bon ces vains efforts? La solitude me renvoyait ? la nature, et la nature ? l’amour. Lorsqu’? la rue de l’observance, je me voyais entour? de cadavres, essuyant mes mains sur mon tablier sanglant, p?le au milieu des morts, suffoqu? par l’odeur de la putr?faction, je me d?tournais malgr? moi; je sentais ?otter dans mon c?ur des moissons verdoyantes, des prairies embaum?es, et la pensive harmonie du soir. Non, me disais-je, ce n’est pas la science qui me consolera; j’aurai beau me plonger dans cette nature morte, j’y mourrai moi-m?me, comme un noy? livide dans la peau d’un agneau ?corch?. Je ne me gu?rirai pas de ma jeunesse; allons vivre l? o? est la vie, ou mourons du moins au soleil. Je partais, je prenais un cheval, je m’enfon?ais dans les promenades de S?vres et de Chaville; j’allais m’?tendre sur un pr? en ?eurs, dans quelque vall?e ?cart?e. H?las! et toutes ces for?ts, toutes ces prairies me criaient: Que viens-tu chercher? Nous sommes vertes, pauvre enfant, nous portons la couleur de l’esp?rance. Alors je rentrais dans la ville; je me perdais dans les rues obscures; je regardais les lumi?res de toutes ces crois?es, tous ces nids myst?rieux des familles, les voitures passant, les hommes se heurtant. Oh! quelle solitude! quelle triste fum?e sur ces toits! quelle douleur dans ces rues tortueuses o? tout pi?tine, travaille et sue, o? des milliers d’inconnus vont se touchant le coude; cloaque o? les corps seuls sont en soci?t?, laissant les ?mes solitaires, et o? il n’y a que les prostitu?es qui vous tendent la main au passage! Corromps-toi, corromps-toi, tu ne souffriras plus! Voil? ce que les villes crient ? l’homme, ce qui est ?crit sur les murs avec du charbon, sur les pav?s avec de la boue, sur les visages avec du sang extravas?. Et parfois, lorsqu’assis ? l’?cart dans un salon, j’assistais ? une f?te brillante, voyant sauter toutes ces femmes roses, bleues, blanches, avec leurs bras nus et leurs grappes de cheveux, comme des ch?rubins ivres de lumi?re dans leurs sph?res d’harmonie et de beaut?: Ah! quel jardin! me disais-je, quelles ?eurs ? cueillir, ? respirer! Ah! marguerites, marguerites, que dira votre dernier p?tale ? celui qui vous effeuillera? Un peu, un peu, et pas du tout. Voil? la morale du monde, voil? la ?n de vos sourires. C’est sur ce triste ab?me de nos r?ves que vous promenez si l?g?rement toutes ces gazes parsem?es de ?eurs; c’est sur cette v?rit? hideuse que vous courez comme des biches, sur la pointe de vos petits pieds! Eh, mon Dieu! disait Desgenais, pourquoi tout prendre au s?rieux? C’est ce qui ne s’est jamais vu. Vous plaignez-vous que les bouteilles se vident? Il y a des tonneaux dans les caves, et des caves sur les coteaux. Faites-moi un bon hame?on, dor? de douces paroles, avec une mouche ? miel pour app?t; et alerte! p?chez-moi dans le ?euve d’oubli une jolie consolatrice, fra?che et glissante comme une anguille; il nous en restera encore, quand elle vous aura pass? entre les doigts. Aimez, aimez; vous en mourez d’envie. Il faut que jeunesse se passe, et si j’?tais de vous, j’enl?verais plut?t la reine de Portugal que de faire de l’anatomie. Tels ?taient les conseils qu’il me fallait entendre ? tout propos; et quand l’heure arrivait, je prenais le chemin du logis, le c?ur gon??, le manteau sur le visage; je m’agenouillais sur le bord de mon lit, et le pauvre c?ur se soulageait. Quelles larmes! quels v?ux! quelles pri?res! Galil?e frappait la terre en s’?criant: «Elle se meut, pourtant!» Ainsi je me frappais le c?ur. Chapitre IX Tout ? coup, au milieu du plus noir chagrin, le d?sespoir, la jeunesse et le hasard me ?rent commettre une action qui d?cida de mon sort. J’avais ?crit ? ma ma?tresse que je ne voulais plus la revoir; je tenais en effet ma parole, mais je passais les nuits sous ses crois?es, assis sur un banc ? sa porte; je voyais ses fen?tres ?clair?es, j’entendais le bruit de son piano; parfois je l’apercevais comme une ombre derri?re ses rideaux entrouverts. Une certaine nuit que j’?tais sur ce banc, plong? dans une affreuse tristesse, je vis passer un ouvrier attard? qui chancelait. Il balbutiait des mots sans suite, m?l?s d’exclamations de joie; puis il s’interrompait pour chanter. Il ?tait pris de vin, et ses jambes affaiblies le conduisaient tant?t d’un c?t? du ruisseau, tant?t de l’autre. Il vint tomber sur le banc d’une autre maison en face de moi. L? il se ber?a quelque temps sur ses coudes, puis s’endormit profond?ment. La rue ?tait d?serte; un vent sec balayait la poussi?re; la lune, au milieu d’un ciel sans nuages, ?clairait la place o? dormait l’homme. Je me trouvais donc t?te ? t?te avec ce rustre qui ne se doutait pas de ma pr?sence, et qui reposait sur cette pierre plus d?licieusement peut-?tre que dans son lit. Malgr? moi, cet homme ?t diversion ? ma douleur; je me levai pour lui c?der la place, puis je revins et me rassis. Je ne pouvais quitter cette porte, o? je n’aurais pas frapp? pour un empire; en?n, apr?s m’?tre promen? dans tous les sens, je m’arr?tai machinalement devant le dormeur. Quel sommeil! me disais-je, cet homme ne fait aucun r?ve assur?ment; sa femme, ? l’heure qu’il est, ouvre peut-?tre ? son voisin la porte du grenier o? il couche. Ses habits sont en haillons; ses joues sont creuses, ses mains rid?es: c’est quelque malheureux qui n’a pas de pain tous les jours. Mille soucis d?vorants, mille angoisses mortelles l’attendent ? son r?veil; cependant il avait ce soir un ?cu dans sa poche; il est entr? dans un cabaret o? on lui a vendu l’oubli de ses maux; il a gagn? dans sa semaine de quoi avoir une nuit de sommeil; il l’a prise peut-?tre sur le souper de ses enfants. Maintenant sa ma?tresse peut le trahir, son ami peut se glisser comme un voleur dans son taudis; moi-m?me, je peux lui frapper sur l’?paule et lui crier qu’on l’assassine, que sa maison est en feu; il se retournera sur l’autre ?anc et se rendormira. Et moi, et moi, continuai-je en traversant ? grands pas la rue, je ne dors pas, moi qui ai dans ma poche ce soir de quoi le faire dormir un an; je suis si ?er et si insens? que je n’ose entrer dans un cabaret, et je ne m’aper?ois pas que, si tous les malheureux y entrent, c’est parce qu’il en sort des heureux. O Dieu! une grappe de raisin ?cras?e sous la plante des pieds suf?t pour disperser les soucis les plus noirs, et pour briser tous les ?ls invisibles que les g?nies du mal tendent sur notre chemin. Nous pleurons comme des femmes, nous souffrons comme des martyrs; il nous semble, dans notre d?sespoir, qu’un monde s’est ?croul? sur notre t?te, et nous nous asseyons dans nos larmes comme Adam aux portes d’Eden. Et pour gu?rir une blessure plus large que le monde, il suf?t de faire un petit mouvement de la main et d’humecter notre poitrine. Quelles mis?res sont donc nos chagrins, puisqu’on les console ainsi? Nous nous ?tonnons que la Providence, qui les voit, n’envoie pas ses anges nous exaucer dans nos pri?res; elle n’a pas besoin de se tant mettre en peine, elle a vu toutes nos souffrances, tous nos d?sirs, tout notre orgueil d’esprits d?chus, et l’oc?an de maux qui nous environne; et elle s’est content?e de suspendre un petit fruit noir au bord de nos routes. Puisque cet homme dort si bien sur ce banc, pourquoi ne dormirais-je pas de m?me sur le mien? Mon rival passe peut-?tre la nuit chez ma ma?tresse; il en sortira au point du jour; elle l’accompagnera demi-nue jusqu’? la porte, et ils me verront endormi. Leurs baisers ne m’?veilleront pas; ils me frapperont sur l’?paule: je me retournerai sur l’autre ?anc et me rendormirai. Ainsi, plein d’une joie farouche, je me mis en qu?te d’un cabaret. Comme il ?tait minuit pass?, presque tous se trouvaient ferm?s; cela me mettait en fureur. Eh quoi! pensais-je, cette consolation m?me me sera refus?e? Je courais de tous c?t?s, frappant aux boutiques et criant: Du vin! du vin! En?n je trouvai un cabaret ouvert; je demandai une bouteille, et, sans regarder si elle ?tait bonne ou mauvaise, je l’avalai coup sur coup; une seconde suivit, puis une troisi?me. Je me traitais comme un malade et je buvais par force, comme s’il se f?t agi d’un rem?de ordonn? par un m?decin, sous peine de la vie. Bient?t les vapeurs de la liqueur ?paisse, qui sans doute ?tait frelat?e, m’environn?rent d’un nuage. Comme j’avais bu pr?cipitamment, l’ivresse me prit tout ? coup; je sentis mes id?es se troubler, puis se calmer, puis se troubler encore. En?n la r??exion m’abandonnant, je levai les yeux au ciel, comme pour me dire adieu ? moi-m?me, et m’?tendis les coudes sur la table. Alors seulement je m’aper?us que je n’?tais pas seul dans la salle. A l’autre extr?mit? du cabaret ?tait un groupe d’hommes hideux, avec des ?gures h?ves et des voix rauques. Leur costume annon?ait qu’ils n’?taient pas du peuple, sans ?tre des bourgeois; en un mot, ils appartenaient ? cette classe ambigu?, la plus vile de toutes, qui n’a ni ?tat, ni fortune, ni m?me une industrie, sinon une industrie ignoble, qui n’est ni le pauvre, ni le riche, et qui a les vices de l’un et la mis?re de l’autre. Ils disputaient sourdement sur des cartes d?go?tantes; au milieu d’eux ?tait une ?lle tr?s jeune et tr?s jolie, proprement mise, et qui ne paraissait leur ressembler en rien, si ce n’est par la voix, qu’elle avait aussi enrou?e et aussi cass?e, avec un visage de rose, que si elle avait ?t? crieuse publique pendant soixante ans. Elle me regardait attentivement, ?tonn?e sans doute de me voir dans un cabaret; car j’?tais ?l?gamment v?tu et presque recherch? dans ma toilette. Peu ? peu elle s’approcha; en passant devant ma table, elle souleva les bouteilles qui s’y trouvaient, et, les voyant toutes trois vides, elle sourit. Je vis qu’elle avait des dents superbes et d’une blancheur ?clatante; je lui pris la main et la priai de s’asseoir pr?s de moi; elle le ?t de bonne gr?ce, et demanda, pour son compte, qu’on lui apport?t ? souper. Je la regardais sans dire un mot et j’avais les yeux pleins de larmes; elle s’en aper?ut et me demanda pourquoi. Mais je ne pouvais lui r?pondre; je secouais la t?te, comme pour faire couler mes pleurs plus abondamment, car je les sentais ruisseler sur mes joues. Elle comprit que j’avais quelque chagrin secret, et ne chercha pas ? en deviner la cause; elle tira son mouchoir, et, tout en soupant fort gaiement, elle m’essuyait de temps en temps le visage. Il y avait dans cette ?lle je ne sais quoi de si horrible et de si doux, et une impudence si singuli?rement m?l?e de piti?, que je ne savais qu’en penser. Si elle m’e?t pris la main dans la rue, elle m’e?t fait horreur; mais il me paraissait si bizarre qu’une cr?ature que je n’avais jamais vue, quelle qu’elle f?t, v?nt, sans me dire un mot, souper en face de moi et m’essuyer mes larmes avec son mouchoir, que je restais interdit, ? la fois r?volt? et charm?. J’entendis que le cabaretier lui demandait si elle me connaissait; elle r?pondit qu’oui, et qu’on me laiss?t tranquille. Bient?t les joueurs s’en all?rent; et le cabaretier ayant pass? dans son arri?reboutique apr?s avoir ferm? sa porte et ses volets au-dehors, je restai seul avec cette ?lle. Tout ce que je venais de faire ?tait venu si vite, et j’avais ob?i ? un mouvement de d?sespoir si ?trange, que je croyais r?ver et que mes pens?es se d?battaient dans un labyrinthe. Il me semblait, ou que j’?tais fou, ou que j’avais ob?i ? une puissance surnaturelle. Qui es-tu? m’?criai-je tout d’un coup, que me veux-tu? d’o? me connais-tu? qui t’a dit d’essuyer mes larmes? Est-ce ton m?tier que tu fais et crois-tu que je veuille de toi? Je ne te toucherais pas seulement du bout du doigt. Que fais-tu l?? r?ponds. Est-ce de l’argent qu’il te faut? Combien vends-tu cette piti? que tu as? Je me levai et voulus sortir; mais je sentis que je chancelais. En m?me temps, mes yeux se troubl?rent, une faiblesse mortelle s’empara de moi, et je tombai sur un escabeau. Vous souffrez, me dit cette ?lle en me prenant le bras; vous avez bu comme un enfant que vous ?tes, sans savoir ce que vous faisiez. Restez sur cette chaise et attendez qu’il passe un ?acre dans la rue; vous me direz o? demeure votre m?re, et il vous m?nera chez vous; puisque vraiment, ajouta-t-elle en riant, puisque vraiment vous me trouvez laide. Comme elle parlait, je levai les yeux. Peut-?tre fut-ce l’ivresse qui me trompa; je ne sais si j’avais mal vu jusqu’alors ou si je vis mal en ce moment; mais je m’aper?us tout ? coup que cette malheureuse portait sur son visage la ressemblance fatale de ma ma?tresse. Je me sentis glac? ? cette vue. Il y a un certain frisson qui prend l’homme aux cheveux; les gens du peuple disent que c’est la mort qui vous passe sur la t?te, mais ce n’?tait pas la mort qui passait sur la mienne. C’?tait la maladie du si?cle, ou plut?t cette ?lle l’?tait ellem?me, et ce fut elle qui, sous ces traits p?les et moqueurs, avec cette voix enrou?e, vint s’asseoir devant moi au fond du cabaret. Chapitre X Au moment o? je m’?tais aper?u que cette ?lle ressemblait ? ma ma?tresse, une id?e affreuse, irr?sistible, s’?tait empar?e de mon cerveau malade et je l’ex?cutai tout ? coup. Durant les premiers temps de nos amours, ma ma?tresse ?tait venue quelquefois me visiter ? la d?rob?e. C’?taient alors des jours de f?te pour ma petite chambre; les ?eurs y arrivaient, le feu s’allumait gaiement, les rayons poudreux voyaient se pr?parer un bon souper; le lit avait aussi sa parure de noces pour recevoir la bienaim?e. Souvent, assise sur mon canap?, sous la glace, je l’avais contempl?e durant les heures silencieuses o? nos c?urs se parlaient. Je la regardais, pareille ? la f?e Mab, changer en paradis ce petit espace solitaire o? tant de fois j’avais pleur?. Elle ?tait l?, au milieu de tous ces livres, de tous ces v?tements ?pars, de tous ces meubles d?labr?s, entre ces quatre murs si tristes; elle brillait comme une pi?ce d’or dans toute cette pauvret?. Ces souvenirs, depuis que je l’avais perdue me poursuivaient sans rel?che; ils m’?taient le sommeil. Mes livres, mes murs me parlaient d’elle; je ne pouvais les supporter. Mon lit me chassait dans la rue; je l’avais en horreur quand je n’y pleurais pas. J’amenai donc l? cette ?lle; je lui dis de s’asseoir en me tournant le dos; je la ?s mettre demi-nue; puis j’arrangeai ma chambre autour d’elle comme autrefois pour ma ma?tresse. Je pla?ai les fauteuils l? o? ils ?taient un certain soir que je me rappelais. En g?n?ral, dans toutes nos id?es de bonheur il y a un certain souvenir qui domine; un jour, une heure qui a surpass? tous les autres, ou, sinon, qui en a ?t? comme le type, comme le mod?le ineffa?able; un moment est venu, au milieu de tout cela, o? l’homme s’est ?cri? comme Th?odore, dans Lope de V?ga: «Fortune! mets un clou d’or ? ta roue.» Ayant ainsi tout dispos?, j’allumai un grand feu, et, m’asseyant sur mes talons, je commen?ai ? m’enivrer d’un d?sespoir sans bornes. Je descendais jusqu’au fond de mon c?ur, pour le sentir se tordre et se serrer. Cependant je murmurais dans ma t?te une romance tyrolienne que ma ma?tresse chantait sans cesse: Altra volta gieri biele, Blanch’e rossa com’ un’ ?ore; Ma ora no. Non son pi? biele Consumatis dal’ amore. J’?coutais l’?cho de cette pauvre romance r?sonner dans le d?sert de mon c?ur. Je disais: Voil? le bonheur de l’homme; voil? mon petit paradis; voil? ma f?e Mab: c’est une ?lle des rues. Ma ma?tresse ne vaut pas mieux. Voil? ce qu’on trouve au fond du verre o? on a bu le nectar des dieux; voil? le cadavre de l’amour. La malheureuse, m’entendant chanter, se mit ? chanter aussi. J’en devins p?le comme la mort; car cette voix rauque et ignoble, sortant de cet ?tre qui ressemblait ? ma ma?tresse, me paraissait comme un symbole de ce que j’?prouvais. C’?tait la d?bauche en personne qui lui grasseyait dans la gorge, au milieu d’une jeunesse en ?eurs. Il me semblait que ma ma?tresse, depuis ses per?dies, devait avoir cette voix-l?. Je me souvins de Faust qui, dansant au Broken avec une jeune sorci?re nue, lui voit sortir une souris rouge de la bouche. Tais-toi, lui criai-je, viens l? et gagne ta pitance. Je la jetai sur mon lit et m’y ?tendis ? c?t? d’elle, comme ma propre statue sur mon tombeau. Je vous le demande, ? vous, hommes du si?cle, qui, ? l’heure qu’il est, courez ? vos plaisirs, au bal ou ? l’Op?ra, et qui ce soir, en vous couchant, lirez pour vous endormir quelque blasph?me us? du vieux Voltaire, quelque badinage raisonnable de PaulLouis Courier, quelque discours ?conomique d’une commission de nos Chambres, qui respirerez, en un mot, par quelqu’un de vos pores, les froides substances de ce n?nuphar monstrueux que la Raison plante au c?ur de nos villes; je vous le demande, si par hasard ce livre obscur vient ? tomber entre vos mains, ne souriez pas d’un noble d?dain, ne haussez pas trop les ?paules; ne vous dites pas avec trop de s?curit? que je me plains d’un mal imaginaire, qu’apr?s tout la raison humaine est la plus belle de nos facult?s, et qu’il n’y a de vrai ici-bas que les agiotages de la Bourse, les brelans au jeu, le vin de Bordeaux ? table, une bonne sant? au corps, l’indiff?rence pour autrui, et le soir, au lit, des muscles lascifs recouverts d’une peau parfum?e. Car quelque jour, au milieu de votre vie stagnante et immobile, il peut passer un coup de vent. Ces beaux arbres que vous arrosez des eaux tranquilles de vos fleuves d’oubli, la Providence peut souffler dessus; vous pouvez ?tre au d?sespoir, messieurs les impassibles; il y a des larmes dans vos yeux. Je ne vous dirai pas que vos ma?tresses peuvent vous trahir; ce n’est pas pour vous peine si grande que lorsqu’il vous meurt un cheval; mais je vous dirai qu’on perd ? la Bourse, que, quand on joue avec un brelan, on peut en rencontrer un autre; et si vous ne jouez pas, pensez que vos ?cus, votre tranquillit? monnay?e, votre bonheur d’or et d’argent, sont chez un banquier qui peut faillir, ou dans des fonds publics qui peuvent ne pas payer; je vous dirai qu’enfin, tout glac?s que vous ?tes, vous pouvez aimer quelque chose; il peut se d?tendre une fibre au fond de vos entrailles, et vous pouvez pousser un cri qui ressemble ? de la douleur. Quelque jour, errant dans les rues boueuses, quand les jouissances mat?rielles ne seront plus l? pour user votre force oisive, quand le r?el et le quotidien vous manqueront, vous pouvez d’aventure en venir ? regarder autour de vous avec des joues creuses et ? vous asseoir sur un banc d?sert ? minuit. O hommes de marbre! sublimes ?go?stes, inimitables raisonneurs, qui n’avez jamais fait ni un acte de d?sespoir ni une faute d’arithm?tique, si jamais cela vous arrive, ? l’heure de votre ruine ressouvenez-vous d’Ab?lard quand il eut perdu H?lo?se. Car il l’aimait plus que vous vos chevaux, vos ?cus d’or et vos ma?tresses; car il avait perdu, en se s?parant d’elle, plus que vous ne perdrez jamais, plus que votre prince Satan ne perdrait lui-m?me en retombant une seconde fois des cieux; car il l’aimait d’un certain amour dont les gazettes ne parlent pas, et dont vos femmes et vos ?lles n’aper?oivent pas l’ombre sur nos th??tres et dans nos livres; car il avait pass? la moiti? de sa vie ? la baiser sur son front candide en lui apprenant ? chanter les psaumes de David et les cantiques de Sa?l; car il n’avait qu’elle sur terre; et cependant Dieu l’a consol?. Croyez-moi, lorsque, dans vos d?tresses, vous penserez ? Ab?lard, vous ne verrez pas du m?me oeil les doux blasph?mes du vieux Voltaire et les badinages de Courier; vous sentirez que la raison humaine peut gu?rir les illusions, mais non pas gu?rir les souffrances; que Dieu l’a faite bonne m?nag?re, mais non pas s?ur de charit?. Vous trouverez que le c?ur de l’homme, quand il a dit: Je ne crois ? rien, car je ne vois rien, n’avait pas dit son dernier mot. Vous chercherez autour de vous quelque chose comme une esp?rance; vous irez secouer les portes des ?glises pour voir si elles branlent encore; mais vous les trouverez mur?es; vous penserez ? vous faire trappistes, et la destin?e qui vous raille vous r?pondra par une bouteille de vin du peuple et une courtisane. Et si vous buvez la bouteille, si vous prenez la courtisane et l’emmenez dans votre lit, sachez comme il en peut advenir. Deuxieme Partie Chapitre I Je sentis, en m’?veillant le lendemain, un si profond d?go?t de moi-m?me, je me trouvai si avili, si d?grad? ? mes propres yeux, qu’une tentation horrible s’empara de moi au premier mouvement. Je m’?lan?ai hors du lit, j’ordonnai ? la cr?ature de s’habiller et de partir le plus vite possible; puis je m’assis, et comme je promenais des regards d?sol?s sur les murs de la chambre, je les arr?tai machinalement vers l’angle o? ?taient suspendus mes pistolets. Lors m?me que la pens?e souffrante s’avance pour ainsi dire les bras tendus vers l’an?antissement, lorsque notre ?me prend un parti violent, il semble que, dans l’action physique de d?crocher une arme, de l’appr?ter, dans le froid m?me du fer, il semble qu’il y ait une horreur mat?rielle, ind?pendante de la volont?; les doigts se pr?parent avec angoisse, le bras se raidit. Quiconque marche ? la mort, la nature enti?re recule en lui. Ainsi je ne puis exprimer ce que j’?prouvai tandis que cette ?lle s’habillait, si ce n’est que ce fut comme si mon pistolet m’e?t dit: Pense ? ce que tu vas faire. J’ai, en effet, pens? souvent depuis ? ce qui me serait arriv? si, comme je le voulais, la cr?ature se f?t habill?e ? la h?te et aussit?t retir?e. Sans doute le premier effet de la honte se serait calm?; la tristesse n’est pas le d?sespoir, et Dieu les a unis comme des fr?res, a?n que l’un ne nous laiss?t jamais seul avec l’autre. Une fois l’air de ma chambre vide de cette femme, mon c?ur e?t ?t? soulag?. Il ne serait rest? aupr?s de moi que le repentir, ? qui l’ange du pardon c?leste a d?fendu de tuer personne. Mais sans doute, du moins, j’?tais gu?ri pour la vie; la d?bauche ?tait pour toujours chass?e du seuil de ma porte, et je ne serais jamais revenu sur le sentiment d’horreur que sa premi?re visite m’avait inspir?. Mais il en arriva tout autrement. La lutte qui se faisait en moi, les r??exions poignantes qui m’accablaient, le d?go?t, la crainte, la col?re m?me (car je ressentais mille choses ? la fois), toutes ces puissances fatales me clouaient sur mon fauteuil; et tandis que j’?tais ainsi en proie au plus dangereux d?lire, la cr?ature, pench?e devant le miroir, ne pensait qu’? ajuster de son mieux sa robe, et se coiffait en souriant le plus tranquillement du monde. Tout ce man?ge de coquetterie dura plus d’un quart d’heure, durant lequel j’avais presque ?ni par l’oublier. En?n, ? quelque bruit qu’elle ?t, m’?tant retourn? avec impatience, je la priai de me laisser seul avec un accent de col?re si marqu? qu’elle fut pr?te en un moment, et tourna le bouton de la porte en m’envoyant un baiser. Au m?me instant, on sonna ? la porte ext?rieure. Je me levai pr?cipitamment, et n’eus que le temps d’ouvrir ? la cr?ature un cabinet o? elle se jeta. Desgenais entra presque aussit?t avec deux jeunes gens du voisinage. Ces grands courants d’eau que l’on rencontre au milieu des mers ressemblent ? certains ?v?nements de la vie. Fatalit?, hasard, providence, qu’importe le nom? Ceux qui croient nier l’un en lui opposant l’autre, ne font qu’abuser de la parole. Il n’en est pourtant pas un de ceux-l? m?mes qui, en parlant de C?sar ou de Napol?on, ne dise naturellement: «C’?tait l’homme de la providence.» Ils croient apparemment que les h?ros m?ritent seuls que le ciel s’en occupe, et que la couleur de la pourpre attire les dieux comme les taureaux. Êîíåö îçíàêîìèòåëüíîãî ôðàãìåíòà. Òåêñò ïðåäîñòàâëåí ÎÎÎ «ËèòÐåñ». Ïðî÷èòàéòå ýòó êíèãó öåëèêîì, êóïèâ ïîëíóþ ëåãàëüíóþ âåðñèþ (https://www.litres.ru/alfred-musse/la-confession-d-un-enfant-du-siecle/?lfrom=688855901) íà ËèòÐåñ. Áåçîïàñíî îïëàòèòü êíèãó ìîæíî áàíêîâñêîé êàðòîé Visa, MasterCard, Maestro, ñî ñ÷åòà ìîáèëüíîãî òåëåôîíà, ñ ïëàòåæíîãî òåðìèíàëà, â ñàëîíå ÌÒÑ èëè Ñâÿçíîé, ÷åðåç PayPal, WebMoney, ßíäåêñ.Äåíüãè, QIWI Êîøåëåê, áîíóñíûìè êàðòàìè èëè äðóãèì óäîáíûì Âàì ñïîñîáîì.
Íàø ëèòåðàòóðíûé æóðíàë Ëó÷øåå ìåñòî äëÿ ðàçìåùåíèÿ ñâîèõ ïðîèçâåäåíèé ìîëîäûìè àâòîðàìè, ïîýòàìè; äëÿ ðåàëèçàöèè ñâîèõ òâîð÷åñêèõ èäåé è äëÿ òîãî, ÷òîáû âàøè ïðîèçâåäåíèÿ ñòàëè ïîïóëÿðíûìè è ÷èòàåìûìè. Åñëè âû, íåèçâåñòíûé ñîâðåìåííûé ïîýò èëè çàèíòåðåñîâàííûé ÷èòàòåëü - Âàñ æä¸ò íàø ëèòåðàòóðíûé æóðíàë.