«ß õî÷ó áûòü ñ òîáîé, ÿ õî÷ó ñòàòü ïîñëåäíåé òâîåþ, ×òîáû, êðîìå ìåíÿ, íèêîãî òû íå ñìîã ïîëþáèòü. Çàìåíþ òåáå âñåõ è ðàññòðîþ ëþáûå çàòåè, ×òîá íå ñìîã òû ñ äðóãîþ ìåíÿ õîòü íà ìèã ïîçàáûòü». Ëó÷øå á òû íè÷åãî ìíå òîãäà íå ñêàçàëà, Ìîæåò, ÿ á íèêîãäà íå ðàññòàëñÿ ñ òîáîé. Òû ïëîõóþ óñëóãó îáîèì òîãäà îêàçàëà: ß ñâîáîäó ëþáëþ, è îñòàëñÿ çàòåì ñà

Le p?re Goriot / Îòåö Ãîðèî. Êíèãà äëÿ ÷òåíèÿ íà ôðàíöóçñêîì ÿçûêå

le-pre-goriot-
Òèï:Êíèãà
Öåíà:270.00 ðóá.
Èçäàòåëüñòâî: Êàðî
Ãîä èçäàíèÿ: 2020
Ïðîñìîòðû: 356
Ñêà÷àòü îçíàêîìèòåëüíûé ôðàãìåíò
ÊÓÏÈÒÜ È ÑÊÀ×ÀÒÜ ÇÀ: 270.00 ðóá. ×ÒÎ ÊÀ×ÀÒÜ è ÊÀÊ ×ÈÒÀÒÜ
Le p?re Goriot / Îòåö Ãîðèî. Êíèãà äëÿ ÷òåíèÿ íà ôðàíöóçñêîì ÿçûêå Honor? de Balzac Litte?rature classique Îíîðå äå Áàëüçàê (1799–1850) – âñåìèðíî èçâåñòíûé ôðàíöóçñêèé ïèñàòåëü-ðîìàíèñò. «Îòåö Ãîðèî» (1834) – ïåðâûé ðîìàí ñåðèè «×åëîâå÷åñêàÿ êîìåäèÿ». Ãëàâíûé ãåðîé Áàëüçàêà – íåêîãäà ïðåóñïåâàþùèé òîðãîâåö õëåáîì, à íûíå æèâóùèé íà ÷åðäàêå îäíîãî èç ïàíñèîíîâ Ïàðèæà – ñòàðèê Ãîðèî. Âåñü ìèð êàê áû ïåðåñòàë äëÿ íåãî ñóùåñòâîâàòü, âåäü îí ïîòåðÿë âñå, ÷òî ëþáèë… Â êíèãå ïðåäñòàâëåí íåàäàïòèðîâàííûé òåêñò íà ÿçûêå îðèãèíàëà.  ôîðìàòå PDF A4 ñîõðàíåí èçäàòåëüñêèé ìàêåò êíèãè. Îíîðå äå Áàëüçàê Le p?re Goriot / Îòåö Ãîðèî. Êíèãà äëÿ ÷òåíèÿ íà ôðàíöóçñêîì ÿçûêå © Àíòîëîãèÿ, 2005 © ÊÀÐÎ, 2005 Au grand et illustre Geoffroy Saint-Hilaire. Comme un t?moignage d’admiration de ses travaux et de son g?nie.     de Balzac I Une pension bourgeoise Madame Vauquer, n?e de Conflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient ? Paris une pension bourgeoise ?tablie rue Neuve-Sainte-Genevi?ve, entre le Quartier Latin et le faubourg Saint-Marceau. Cette pension, connue sous le nom de la Maison-Vauquer, admet ?galement des hommes et des femmes, des jeunes gens et des vieillards, sans que jamais la m?disance ait attaqu? les m?urs de ce respectable ?tablissement. Mais aussi depuis trente ans ne s’y ?tait-il jamais vu de jeune personne, et pour qu’un jeune homme y demeure, sa famille doit-elle lui faire une bien maigre pension. N?anmoins, en 1819, ?poque ? laquelle ce drame commence, il s’y trouvait une pauvre jeune fille. En quelque discr?dit que soit tomb? le mot «drame» par la mani?re abusive et tortionnaire dont il a ?t? prodigu? dans ces temps de douloureuse litt?rature, il est n?cessaire de l’employer ici: non que cette histoire soit dramatique dans le sens vrai du mot; mais, l’?uvre accomplie, peut-?tre aura-t-on vers? quelques larmes intra muros et extra[1 - larmes intra muros et extra – (ëàò.) â ñàìîì ãîðîäå è çà åãî ñòåíàìè]. Sera-t-elle comprise au-del? de Paris? Le doute est permis. Les particularit?s de cette sc?ne pleine d’observations et de couleurs locales ne peuvent ?tre appr?ci?es qu’entre les buttes de Montmartre et les hauteurs de Montrouge, dans cette illustre vall?e de pl?tras incessamment pr?s de tomber et de ruisseaux noirs de boue; vall?e remplie de souffrances r?elles, de joies souvent fausses, et si terriblement agit?e qu’il faut je ne sais quoi d’exorbitant pour y produire une sensation de quelque dur?e. Cependant il s’y rencontre ?? et l? des douleurs que l’agglom?ration des vices et des vertus rend grandes et solennelles: ? leur aspect, les ?go?smes, les int?r?ts s’arr?tent et s’apitoient; mais l’impression qu’ils en re?oivent est comme un fruit savoureux promptement d?vor?. Le char de la civilisation, semblable ? celui de l’idole de Jaggernat, ? peine retard? par un c?ur moins facile ? broyer que les autres et qui enraie sa roue, l’a bris? bient?t et continue sa marche glorieuse. Ainsi ferez-vous, vous qui tenez ce livre d’une main blanche, vous qui vous enfoncez dans un m?lleux fauteuil en vous disant: «Peut-?tre ceci va-t-il m’amuser». Apr?s avoir lu les secr?tes infortunes du p?re Goriot, vous d?nerez avec app?tit en mettant votre insensibilit? sur le compte de l’auteur, en le taxant d’exag?ration, en l’accusant de po?sie. Ah! sachez-le: ce drame n’est ni une fiction, ni un roman. All is true[2 - All is true – (àíãë.) Âñå ïðàâäà], il est si v?ritable, que chacun peut en reconna?tre les ?l?ments chez soi, dans son c?ur peut-?tre. La maison o? s’exploite la pension bourgeoise appartient ? madame Vauquer. Elle est situ?e dans le bas de la rue Neuve-Sainte-Genevi?ve, ? l’endroit o? le terrain s’abaisse vers la rue de l’Arbal?te par une pente si brusque et si rude que les chevaux la montent ou la descendent rarement. Cette circonstance est favorable au silence qui r?gne dans ces rues serr?es entre le d?me du Val-de-Gr?ce et le d?me du Panth?on, deux monuments qui changent les conditions de l’atmosph?re en y jetant des tons jaunes, en y assombrissant tout par les teintes s?v?res que projettent leurs coupoles. L?, les pav?s sont secs, les ruisseaux n’ont ni boue ni eau, l’herbe croit le long des murs. L’homme le plus insouciant s’y attriste comme tous les passants, le bruit d’une voiture y devient un ?v?nement, les maisons y sont mornes, les murailles y sentent la prison. Un Parisien ?gar? ne verrait l? que des pensions bourgeoises ou des institutions, de la mis?re ou de l’ennui, de la vieillesse qui meurt, de la joyeuse jeunesse contrainte ? travailler. Nul quartier de Paris n’est plus horrible, ni, disons-le, plus inconnu. La rue Neuve-Sainte-Genevi?ve surtout est comme un cadre de bronze, le seul qui convienne ? ce r?cit, auquel on ne saurait trop pr?parer l’intelligence par des couleurs brunes, par des id?es graves; ainsi que, de marche en marche, le jour diminue et le chant du conducteur se creuse, alors que le voyageur descend aux Catacombes. Comparaison vraie! Qui d?cidera de ce qui est plus horrible ? voir, ou des c?urs dess?ch?s, ou des cr?nes vides? La fa?ade de la pension donne sur un jardinet, en sorte que la maison tombe ? angle droit sur la rue Neuve-Sainte-Genevi?ve, o? vous la voyez coup?e dans sa profondeur. Le long de cette fa?ade, entre la maison et le jardinet, r?gne un cailloutis en cuvette, large d’une toise, devant lequel est une all?e sabl?e, bord?e de g?raniums, de lauriers-roses et de grenadiers plant?s dans de grands vases en fa?ence bleue et blanche. On entre dans cette all?e par une porte b?tarde, surmont?e d’un ?criteau sur lequel est ?crit: «MAISON-VAUQUER», et dessous: «Pension bourgeoise des deux sexes et autres». Pendant le jour, une porte ? claire-voie, arm?e d’une sonnette criarde, laisse apercevoir au bout du petit pav?, sur le mur oppos? ? la rue, une arcade peinte en marbre vert par un artiste du quartier. Sous le renfoncement que simule cette peinture, s’?l?ve une statue repr?sentant l’Amour. A voir le vernis ?caill? qui la couvre, les amateurs de symboles y d?couvriraient peut-?tre un mythe de l’amour parisien qu’on gu?rit ? quelques pas de l?. Sous le socle, cette inscription ? demi effac?e rappelle le temps auquel remonte cet ornement par l’enthousiasme dont il t?moigne pour Voltaire, rentr? dans Paris en 1777: Qui que tu sois, voici ton ma?tre: Il l’est, le fut, ou le doit ?tre. A la nuit tombante, la porte ? claire-voie est remplac?e par une porte pleine. Le jardinet, aussi large que la fa?ade est longue, se trouve encaiss? par le mur de la rue et par le mur mitoyen de la maison voisine, le long de laquelle pend un manteau de lierre qui la cache enti?rement, et attire les yeux des passants par un effet pittoresque dans Paris. Chacun de ces murs est tapiss? d’espaliers et de vignes dont les fructifications gr?les et poudreuses sont l’objet des craintes annuelles de madame Vauquer et de ses conversations avec les pensionnaires. Le long de chaque muraille, r?gne une ?troite all?e qui m?ne ? un couvert de tilleuls, mot que madame Vauquer, quoique n?e de Conflans, prononce obstin?ment «tieuille», malgr? les observations grammaticales de ses h?tes. Entre les deux all?es lat?rales est un carr? d’artichauts flanqu? d’arbres fruitiers en quenouille, et bord? d’oseille, de laitue ou de persil. Sous le couvert de tilleuls est plant?e une table ronde peinte en vert, et entour?e de si?ges. L?, durant les jours caniculaires, les convives assez riches pour se permettre de prendre du caf? viennent le savourer par une chaleur capable de faire ?clore des ?ufs. La fa?ade, ?lev?e de trois ?tages et surmont?e de mansardes, est b?tie en m?llons, et badigeonn?e avec cette couleur jaune qui donne un caract?re ignoble ? presque toutes les maisons de Paris. Les cinq crois?es perc?es ? chaque ?tage ont de petits carreaux et sont garnies de jalousies dont aucune n’est relev?e de la m?me mani?re, en sorte que toutes leurs lignes jurent entre elles. La profondeur de cette maison comporte deux crois?es qui, au rez-de-chauss?e, ont pour ornement des barreaux en fer, grillag?s. Derri?re le b?timent est une cour large d’environ vingt pieds, o? vivent en bonne intelligence des cochons, des poules, des lapins, et au fond de laquelle s’?l?ve un hangar ? serrer le bois. Entre ce hangar et la fen?tre de la cuisine se suspend le garde-manger, au-dessous duquel tombent les eaux grasses de l’?vier. Cette cour a sur la rue Neuve-Sainte-Genevi?ve une porte ?troite par o? la cuisini?re chasse les ordures de la maison en nettoyant cette sentine ? grand renfort d’eau, sous peine de pestilence. Naturellement destin? ? l’exploitation de la pension bourgeoise, le rez-de-chauss?e se compose d’une premi?re pi?ce ?clair?e par les deux crois?es de la rue, et o? l’on entre par une porte-fen?tre. Ce salon communique ? une salle ? manger qui est s?par?e de la cuisine par la cage d’un escalier dont les marches sont en bois et en carreaux mis en couleur et frott?s. Rien n’est plus triste ? voir que ce salon meubl? de fauteuils et de chaises en ?toffe de crin ? raies alternativement mates et luisantes. Au milieu se trouve une table ronde ? dessus de marbre Sainte-Anne, d?cor?e de ce cabaret en porcelaine blanche orn?e de filets d’or effac?s ? demi, que l’on rencontre partout aujourd’hui. Cette pi?ce, assez mal planch?i?e, est lambriss?e ? hauteur d’appui. Le surplus des parois est tendu d’un papier verni repr?sentant les principales sc?nes de T?l?maque, et dont les classiques personnages sont colori?s. Le panneau d’entre les crois?es grillag?es offre aux pensionnaires le tableau du festin donn? au fils d’Ulysse par Calypso. Depuis quarante ans, cette peinture excite les plaisanteries des jeunes pensionnaires, qui se croient sup?rieurs ? leur position en se moquant du d?ner auquel la mis?re les condamne. La chemin?e en pierre, dont le foyer toujours propre atteste qu’il ne s’y fait de feu que dans les grandes occasions, est orn?e de deux vases pleins de fleurs artificielles, vieillies et encag?es, qui accompagnent une pendule en marbre bleu?tre du plus mauvais go?t. Cette premi?re pi?ce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appeler l’odeur de pension. Elle sent le renferm?, le moisi, le rance; elle donne froid, elle est humide au nez, elle p?n?tre les v?tements; elle a le go?t d’une salle o? l’on a d?n?; elle pue le service, l’office, l’hospice. Peut-?tre pourrait-elle se d?crire si l’on inventait un proc?d? pour ?valuer les quantit?s ?l?mentaires et naus?abondes qu’y jettent les atmosph?res catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux[3 - les atmosph?res catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux – áîëåçíåííûå çàïàõè, èñòî÷àåìûå êàæäûì ìîëîäûì èëè ñòàðûì æèëüöîì]. Eh bien! malgr? ces plates horreurs, si vous le compariez ? la salle ? manger, qui lui est contigu?, vous trouveriez ce salon ?l?gant et parfum? comme doit l’?tre un boudoir. Cette salle, enti?rement bois?e, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd’hui, qui forme un fond sur lequel la crasse a imprim? ses couches de mani?re ? y dessiner des figures bizarres. Elle est plaqu?e de buffets gluants sur lesquels sont des carafes ?chancr?es, ternies, des ronds de moir? m?tallique, des piles d’assiettes en porcelaine ?paisse, ? bords bleus, fabriqu?es ? Tournai. Dans un angle est plac?e une boite ? cases num?rot?es qui sert ? garder les serviettes, ou tach?es ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s’y rencontre de ces meubles indestructibles, proscrits partout, mais plac?s l? comme le sont les d?bris de la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un barom?tre ? capucin qui sort quand il pleut, des gravures ex?crables qui ?tent l’app?tit, toutes encadr?es en bois verni ? filets dor?s; un cartel en ?caille incrust?e de cuivre; un po?le vert, des quinquets d’Argand o? la poussi?re se combine avec l’huile, une longue table couverte en toile cir?e assez grasse pour qu’un fac?tieux externe y ?crive son nom en se servant de son doigt comme de style, des chaises estropi?es, de petits paillassons piteux en sparterie qui se d?roule toujours sans se perdre jamais, puis des chaufferettes mis?rables ? trous cass?s, ? charni?res d?faites, dont le bois se carbonise. Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevass?, pourri, tremblant, rong?, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l’int?r?t de cette histoire, et que les gens press?s ne pardonneraient pas. Le carreau rouge est plein de vall?es produites par le frottement ou par les mises en couleur. Enfin, l? r?gne la mis?re sans po?sie; une mis?re ?conome, concentr?e, r?p?e. Si elle n’a pas de fange encore, elle a des taches; si elle n’a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture. Cette pi?ce est dans tout son lustre au moment o?, vers sept heures du matin, le chat de madame Vauquer pr?c?de sa ma?tresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieurs jattes couvertes d’assiettes, et fait entendre son rourou matinal. Bient?t la veuve se montre, attif?e de son bonnet de tulle sous lequel pend un tour de faux cheveux mal mis; elle marche en tra?nassant ses pantoufles grimac?es. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez ? bec de perroquet; ses petites mains potel?es, sa personne dodue comme un rat d’?glise, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle o? suinte le malheur, o? s’est blottie la sp?culation et dont madame Vauquer respire l’air chaudement f?tide sans en ?tre ?c?ur?e. Sa figure fra?che comme une premi?re gel?e d’automne, ses yeux rid?s, dont l’expression passe du sourire prescrit aux danseuses ? l’amer renfrognement de l’escompteur, enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. Le bagne ne va pas sans l’argousin, vous n’imagineriez pas l’un sans l’autre. L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la cons?quence des exhalaisons d’un h?pital. Son jupon de laine tricot?e, qui d?passe sa premi?re jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate s’?chappe par les fentes de l’?toffe l?zard?e, r?sume le salon, la salle ? manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est l?, ce spectacle est complet. Ag?e d’environ cinquante ans, madame Vauquer ressemble ? toutes les femmes qui ont eu des malheurs. Elle a l’?il vitreux, l’air innocent d’une entremetteuse qui va se gendarmer pour se faire payer plus cher, mais d’ailleurs pr?te ? tout pour adoucir son sort, ? livrer Georges ou Pichegru, si Georges ou Pichegru ?taient encore ? livrer. N?anmoins, elle est bonne femme au fond, disent les pensionnaires, qui la croient sans fortune en l’entendant geindre et tousser comme eux. Qu’avait ?t? monsieur Vauquer? Elle ne s’expliquait jamais sur le d?funt. Comment avait-il perdu sa fortune? Dans les malheurs, r?pondait-elle. Il s’?tait mal conduit envers elle, ne lui avait laiss? que les yeux pour pleurer, cette maison pour vivre, et le droit de ne compatir ? aucune infortune, parce que, disait-elle, elle avait souffert tout ce qu’il est possible de souffrir. En entendant trottiner sa ma?tresse, la grosse Sylvie, la cuisini?re, s’empressait de servir le d?jeuner des pensionnaires internes. G?n?ralement les pensionnaires externes ne s’abonnaient qu’au d?ner, qui co?tait trente francs par mois. A l’?poque o? cette histoire commence, les internes ?taient au nombre de sept. Le premier ?tage contenait les deux meilleurs appartements de la maison. Madame Vauquer habitait le moins consid?rable, et l’autre appartenait ? madame Couture, veuve d’un Commissaire-Ordonnateur de la R?publique fran?aise. Elle avait avec elle une tr?s jeune personne, nomm?e Victorine Taillefer, ? qui elle servait de m?re. La pension de ces deux dames montait ? dix-huit cents francs. Les deux appartements du second ?taient occup?s, l’un par un vieillard nomm? Poiret; l’autre, par un homme ?g? d’environ quarante ans, qui portait une perruque noire, se teignait les favoris, se disait ancien n?gociant, et s’appelait monsieur Vautrin. Le troisi?me ?tage se composait de quatre chambres, dont deux ?taient lou?es, l’une par une vieille fille nomm?e mademoiselle Michonneau, l’autre par un ancien fabricant de vermicelles, de p?tes d’Italie et d’amidon, qui se laissait nommer le p?re Goriot. Les deux autres chambres ?taient destin?es aux oiseaux de passage, ? ces infortun?s ?tudiants qui, comme le p?re Goriot et mademoiselle Michonneau, ne pouvaient mettre que quarante-cinq francs par mois ? leur nourriture et ? leur logement; mais madame Vauquer souhaitait peu leur pr?sence et ne les prenait que quand elle ne trouvait pas mieux: ils mangeaient trop de pain. En ce moment, l’une de ces deux chambres appartenait ? un jeune homme venu des environs d’Angoul?me ? Paris pour y faire son Droit, et dont la nombreuse famille se soumettait aux plus dures privations afin de lui envoyer douze cents francs par an. Eug?ne de Rastignac, ainsi se nommait-il, ?tait un de ces jeunes gens fa?onn?s au travail par le malheur, qui comprennent d?s le jeune ?ge les esp?rances que leurs parents placent en eux, et qui se pr?parent une belle destin?e en calculant d?j? la port?e de leurs ?tudes, et, les adaptant par avance au mouvement futur de la soci?t?, pour ?tre les premiers ? la pressurer. Sans ses observations curieuses et l’adresse avec laquelle il sut se produire dans les salons de Paris, ce r?cit n’e?t pas ?t? color? des tons vrais qu’il devra sans doute ? son esprit sagace et ? son d?sir de p?n?trer les myst?res d’une situation ?pouvantable, aussi soigneusement cach?e par ceux qui l’avaient cr??e que par celui qui la subissait. Au-dessus de ce troisi?me ?tage ?taient un grenier ? ?tendre le linge et deux mansardes o? couchaient un gar?on de peine, nomm? Christophe, et la grosse Sylvie, la cuisini?re. Outre les sept pensionnaires internes, madame Vauquer avait, bon an, mal an, huit ?tudiants en Droit ou en M?decine, et deux ou trois habitu?s qui demeuraient dans le quartier, abonn?s tous pour le d?ner seulement. La salle contenait ? d?ner dix-huit personnes et pouvait en admettre une vingtaine; mais le matin, il ne s’y trouvait que sept locataires dont la r?union offrait pendant le d?jeuner l’aspect d’un repas de famille. Chacun descendait en pantoufles, se permettait des observations confidentielles sur la mise ou sur l’air des externes, et sur les ?v?nements de la soir?e pr?c?dente, en s’exprimant avec la confiance de l’intimit?. Ces sept pensionnaires ?taient les enfants g?t?s de madame Vauquer, qui leur mesurait avec une pr?cision d’astronome les soins et les ?gards, d’apr?s le chiffre de leurs pensions. Une m?me consid?ration affectait ces ?tres rassembl?s par le hasard. Les deux locataires du second ne payaient que soixante-douze francs par mois. Ce bon march?, qui ne se rencontre que dans le faubourg Saint-Marcel, entre la Bourbe et la Salp?tri?re, et auquel madame Couture faisait seule exception, annonce que ces pensionnaires devaient ?tre sous le poids de malheurs plus ou moins apparents. Aussi le spectacle d?solant que pr?sentait l’int?rieur de cette maison se r?p?tait-il dans le costume de ses habitu?s, ?galement d?labr?s. Les hommes portaient des redingotes dont la couleur ?tait devenue probl?matique, des chaussures comme il s’en jette au coin des bornes dans les quartiers ?l?gants, du linge ?lim?, des v?tements qui n’avaient plus que l’?me. Les femmes avaient des robes pass?es reteintes, d?teintes, de vieilles dentelles raccommod?es, des gants glac?s par l’usage, des collerettes toujours rousses et des fichus ?raill?s. Si tels ?taient les habits, presque tous montraient des corps solidement charpent?s, des constitutions qui avaient r?sist? aux temp?tes de la vie, des faces froides, dures, effac?es comme celles des ?cus d?mon?tis?s. Les bouches fl?tries ?taient arm?es de dents avides. Ces pensionnaires faisaient pressentir des drames accomplis ou en action; non pas de ces drames jou?s ? la lueur des rampes, entre des toiles peintes mais des drames vivants et muets, des drames glac?s qui remuaient chaudement le c?ur, des drames continus. La vieille demoiselle Michonneau gardait sur ses yeux fatigu?s un crasseux abat-jour en taffetas vert, cercl? par du fil d’archal qui aurait effarouch? l’ange de la Piti?. Son ch?le ? franges maigres et pleurardes semblait couvrir un squelette, tant les formes qu’il cachait ?taient anguleuses. Quel acide avait d?pouill? cette cr?ature de ses formes f?minines? elle devait avoir ?t? jolie et bien faite: ?tait-ce le vice, le chagrin, la cupidit?? avait-elle trop aim?, avait-elle ?t? marchande ? la toilette, ou seulement courtisane? Expiait-elle les triomphes d’une jeunesse insolente au-devant de laquelle s’?taient ru?s les plaisirs par une vieillesse que fuyaient les passants? Son regard blanc donnait froid, sa figure rabougrie mena?ait. Elle avait la voix clairette d’une cigale criant dans son buisson aux approches de l’hiver. Elle disait avoir pris soin d’un vieux monsieur affect? d’un catarrhe ? la vessie et abandonn? par ses enfants, qui l’avaient cru sans ressource. Ce vieillard lui avait l?gu? mille francs de rente viag?re, p?riodiquement disput?s par les h?ritiers, aux calomnies desquels elle ?tait en butte. Quoique le jeu des passions e?t ravag? sa figure, il s’y trouvait encore certains vestiges d’une blancheur et d’une finesse dans le tissu qui permettaient de supposer que le corps conservait quelques restes de beaut?. Monsieur Poiret ?tait une esp?ce de m?canique. En l’apercevant s’?tendre comme une ombre grise le long d’une all?e au Jardin des Plantes, la t?te couverte d’une vieille casquette flasque, tenant ? peine sa canne ? pomme d’ivoire jauni dans sa main, laissant flotter les pans fl?tris de sa redingote qui cachait mal une culotte presque vide, et des jambes en bas bleus qui flageolaient comme celles d’un homme ivre, montrant son gilet blanc sale et son jabot de grosse mousseline recroquevill?e qui s’unissait imparfaitement ? sa cravate cord?e autour de son cou de dindon, bien des gens se demandaient si cette ombre chinoise appartenait ? la race audacieuse des fils de Japhet qui papillonnent sur le boulevard Italien. Quel travail avait pu le ratatiner ainsi? quelle passion avait bistr? sa face bulbeuse, qui, dessin?e en caricature, aurait paru hors du vrai? Ce qu’il avait ?t?? mais peut-?tre avait-il ?t? employ? au Minist?re de la Justice, dans le bureau o? les ex?cuteurs des hautes ?uvres envoient leurs m?moires de frais, le compte des fournitures de voiles noirs pour les parricides, de son pour les paniers, de ficelle pour les couteaux. Peut-?tre avait-il ?t? receveur ? la porte d’un abattoir, ou sous-inspecteur de salubrit?. Enfin, cet homme semblait avoir ?t? l’un des ?nes de notre grand moulin social, l’un de ces Ratons parisiens qui ne connaissent m?me pas leurs Bertrands, quelque pivot sur lequel avaient tourn? les infortunes ou les salet?s publiques, enfin l’un de ces hommes dont nous disons, en les voyant: «Il en faut pourtant comme ?a». Le beau Paris ignore ces figures bl?mes de souffrances morales ou physiques. Mais Paris est un v?ritable oc?an. Jetez-y la sonde, vous n’en conna?trez jamais la profondeur. Parcourez-le, d?crivez-le! quelque soin que vous mettiez ? le parcourir, ? le d?crire; quelque nombreux et int?ress?s que soient les explorateurs de cette mer, il s’y rencontrera toujours un lieu vierge, un antre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres, quelque chose d’inou?, oubli? par les plongeurs litt?raires. La Maison-Vauquer est une de ces monstruosit?s curieuses. Deux figures y formaient un contraste frappant avec la masse des pensionnaires et des habitu?s. Quoique mademoiselle Victorine Taillefer e?t une blancheur maladive semblable ? celle des jeunes filles attaqu?es de chlorose, et qu’elle se rattach?t ? la souffrance g?n?rale qui faisait le fond de ce tableau par une tristesse habituelle, par une contenance g?n?e, par un air pauvre et gr?le, n?anmoins son visage n’?tait pas vieux, ses mouvements et sa voix ?taient agiles. Ce jeune malheur ressemblait ? un arbuste aux feuilles jaunies, franchement plant? dans un terrain contraire. Sa physionomie rouss?tre, ses cheveux d’un blond fauve, sa taille trop mince, exprimaient cette gr?ce que les po?tes modernes trouvaient aux statuettes du Moyen Age. Ses yeux gris m?lang?s de noir exprimaient une douceur, une r?signation chr?tiennes. Ses v?tements simples, peu co?teux, trahissaient des formes jeunes. Elle ?tait jolie par juxtaposition. Heureuse, elle e?t ?t? ravissante: le bonheur est la po?sie des femmes, comme la toilette en est le fard. Si la joie d’un bal e?t refl?t? ses teintes ros?es sur ce visage p?le; si les douceurs d’une vie ?l?gante eussent rempli, eussent vermillonn? ces joues d?j? l?g?rement creus?es; si l’amour e?t ranim? ces yeux tristes, Victorine aurait pu lutter avec les plus belles jeunes filles. Il lui manquait ce qui cr?e une seconde fois la femme, les chiffons et les billets doux. Son histoire e?t fourni le sujet d’un livre. Son p?re croyait avoir des raisons pour ne pas la reconna?tre, refusait de la garder pr?s de lui, ne lui accordait que six cents francs par an, et avait d?natur? sa fortune, afin de pouvoir la transmettre en entier ? son fils. Parente ?loign?e de la m?re de Victorine, qui jadis ?tait venue mourir de d?sespoir chez elle, madame Couture prenait soin de l’orpheline comme de son enfant. Malheureusement la veuve du Commissaire-Ordonnateur des arm?es de la R?publique ne poss?dait rien au monde que son douaire et sa pension; elle pouvait laisser un jour cette pauvre fille, sans exp?rience et sans ressources, ? la merci du monde. La bonne femme menait Victorine ? la messe tous les dimanches, ? confesse tous les quinze jours, afin d’en faire ? tout hasard une fille pieuse. Elle avait raison. Les sentiments religieux offraient un avenir ? cet enfant d?savou?, qui aimait son p?re, qui tous les ans s’acheminait chez lui pour y apporter le pardon de sa m?re; mais qui, tous les ans, se cognait contre la porte de la maison paternelle, inexorablement ferm?e. Son fr?re, son unique m?diateur, n’?tait pas venu la voir une seule fois en quatre ans, et ne lui envoyait aucun secours. Elle suppliait Dieu de dessiller les yeux de son p?re, d’attendrir le c?ur de son fr?re, et priait pour eux sans les accuser. Madame Couture et madame Vauquer ne trouvaient pas assez de mots dans le dictionnaire des injures pour qualifier cette conduite barbare. Quand elles maudissaient ce millionnaire inf?me, Victorine faisait entendre de douces paroles, semblables au chant du ramier bless?, dont le cri de douleur exprime encore l’amour. Eug?ne de Rastignac avait un visage tout m?ridional, le teint blanc, des cheveux noirs, des yeux bleus. Sa tournure, ses mani?res, sa pose habituelle d?notaient le fils d’une famille noble, o? l’?ducation premi?re n’avait comport? que des traditions de bon go?t. S’il ?tait m?nager de ses habits, si les jours ordinaires il achevait d’user les v?tements de l’an pass?, n?anmoins il pouvait sortir quelquefois mis comme l’est un jeune homme ?l?gant. Ordinairement il portait une vieille redingote, un mauvais gilet, la m?chante cravate noire, fl?trie, mal nou?e de l’etudiant, un pantalon ? l’avenant et des bottes ressemel?es. Entre ces deux personnages et les autres, Vautrin, l’homme de quarante ans, ? favoris peints, servait de transition. Il ?tait un de ces gens dont le peuple dit: «Voil? un fameux gaillard!» Il avait les ?paules larges, le buste bien d?velopp?, les muscles apparents, des mains ?paisses, carr?es et fortement marqu?es aux phalanges par des bouquets de poils touffus et d’un roux ardent. Sa figure, ray?e par des rides pr?matur?es, offrait des signes de duret? que d?mentaient ses mani?res souples et liantes. Sa voix de basse-taille, en harmonie avec sa grosse gaiet?, ne d?plaisait point. Il ?tait obligeant et rieur. Si quelque serrure allait mal, il l’avait bient?t d?mont?e, rafistol?e, huil?e, lim?e, remont?e, en disant: «?a me conna?t». Il connaissait tout d’ailleurs, les vaisseaux, la mer, la France, l’?tranger, les affaires, les hommes, les ?v?nements, les lois, les h?tels et les prisons. Si quelqu’un se plaignait par trop, il lui offrait aussit?t ses services. Il avait pr?t? plusieurs fois de l’argent ? madame Vauquer et ? quelques pensionnaires; mais ses oblig?s seraient morts plut?t que de ne pas le lui rendre, tant, malgr? son air bonhomme, il imprimait de crainte par un certain regard profond et plein de r?solution. A la mani?re dont il lan?ait un jet de salive, il annon?ait un sang-froid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime pour sortir d’une position ?quivoque. Comme un juge s?v?re, son ?il semblait aller au fond de toutes les questions, de toutes les consciences, de tous les sentiments. Ses m?urs consistaient ? sortir apr?s le d?jeuner, ? revenir pour d?ner, ? d?camper pour toute la soir?e, et ? rentrer vers minuit, ? l’aide d’un passe-partout que lui avait confi? madame Vauquer. Lui seul jouissait de cette faveur. Mais aussi ?tait-il au mieux avec la veuve, qu’il appelait maman en la saisissant par la taille, flatterie peu comprise! La bonne femme croyait la chose encore facile, tandis que Vautrin seul avait les bras assez longs pour presser cette pesante circonf?rence. Un trait de son caract?re ?tait de payer g?n?reusement quinze francs par mois pour le gloria qu’il prenait au dessert. Des gens moins superficiels que ne l’?taient ces jeunes gens emport?s par les tourbillons de la vie parisienne, ou ces vieillards indiff?rents ? ce qui ne les touchait pas directement, ne se seraient pas arr?t?s ? l’impression douteuse que leur causait Vautrin. Il savait ou devinait les affaires de ceux qui l’entouraient, tandis que nul ne pouvait p?n?trer ni ses pens?es ni ses occupations. Quoiqu’il e?t jet? son apparente bonhomie, sa constante complaisance et sa gaiet? comme une barri?re entre les autres et lui, souvent il laissait percer l’?pouvantable profondeur de son caract?re. Souvent une boutade digne de Juv?nal, et par laquelle il semblait se complaire ? bafouer les lois, ? fouetter la haute soci?t?, ? la convaincre d’incons?quence avec elle-m?me, devait faire supposer qu’il gardait rancune ? l’?tat social, et qu’il y avait au fond de sa vie un myst?re soigneusement enfoui. Attir?e, peut-?tre ? son insu, par la force de l’un ou par la beaut? de l’autre, mademoiselle Taillefer partageait ses regards furtifs, ses pens?es secr?tes, entre ce quadrag?naire et le jeune ?tudiant; mais aucun d’eux ne paraissait songer ? elle, quoique d’un jour ? l’autre le hasard p?t changer sa position et la rendre un riche parti. D’ailleurs aucune de ces personnes ne se donnait la peine de v?rifier si les malheurs all?gu?s par l’une d’elles ?taient faux ou v?ritables. Toutes avaient les unes pour les autres une indiff?rence m?l?e de d?fiance qui r?sultait de leurs situations respectives. Elles se savaient impuissantes ? soulager leurs peines, et toutes avaient en se les contant ?puis? la coupe des condol?ances. Semblables ? de vieux ?poux, elles n’avaient plus rien ? se dire. Il ne restait donc entre elles que les rapports d’une vie m?canique, le jeu de rouages sans huile. Toutes devaient passer droit dans la rue devant un aveugle, ?couter sans ?motion le r?cit d’une infortune, et voir dans une mort la solution d’un probl?me de mis?re qui les rendait froides ? la plus terrible agonie. La plus heureuse de ces ?mes d?sol?es ?tait madame Vauquer, qui tr?nait dans cet hospice libre. Pour elle seule ce petit jardin, que le silence et le froid, le sec et l’humide faisaient vaste comme un steppe, ?tait un riant bocage. Pour elle seule cette maison jaune et morne, qui sentait le vert-de-gris du comptoir, avait des d?lices. Ces cabanons lui appartenaient. Elle nourrissait ces for?ats acquis ? des peines perp?tuelles, en exer?ant sur eux une autorit? respect?e. O? ces pauvres ?tres auraient-ils trouv? dans Paris, au prix o? elle les donnait, des aliments sains, suffisants, et un appartement qu’ils ?taient ma?tres de rendre, sinon ?l?gant ou commode, du moins propre et salubre? Se f?t-elle permis une injustice criante, la victime l’aurait support?e sans se plaindre. Une r?union semblable devait offrir et offrait en petit les ?l?ments d’une soci?t? compl?te. Parmi les dix-huit convives il se rencontrait, comme dans les coll?ges, comme dans le monde, une pauvre cr?ature rebut?e, un souffre-douleur sur qui pleuvaient les plaisanteries. Au commencement de la seconde ann?e, cette figure devint pour Eug?ne de Rastignac la plus saillante de toutes celles au milieu desquelles il ?tait condamn? ? vivre encore pendant deux ans. Ce Patiras[4 - Patiras – æàëêîå çðåëèùå, ñòðàñòîòåðïåö] ?tait l’ancien vermicellier, le p?re Goriot, sur la t?te duquel un peintre aurait, comme l’historien, fait tomber toute la lumi?re du tableau. Par quel hasard ce m?pris ? demi haineux, cette pers?cution m?lang?e de piti?, ce non-respect du malheur avaient-ils frapp? le plus ancien pensionnaire? Y avait-il donn? lieu par quelques-uns de ces ridicules ou de ces bizarreries que l’on pardonne moins qu’on ne pardonne des vices? Ces questions tiennent de pr?s ? bien des injustices sociales. Peut-?tre est-il dans la nature humaine de tout faire supporter ? qui souffre tout par humilit? vraie, par faiblesse ou par indiff?rence. N’aimons-nous pas tous ? prouver notre force aux d?pens de quelqu’un ou de quelque chose? L’?tre le plus d?bile, le gamin sonne ? toutes les portes quand il g?le, ou se glisse pour ?crire son nom sur un monument vierge. Le p?re Goriot, vieillard de soixante-neuf ans environ, s’?tait retir? chez madame Vauquer, en 1813, apr?s avoir quitt? les affaires. Il y avait d’abord pris l’appartement occup? par madame Couture, et donnait alors douze cents francs de pension, en homme pour qui cinq louis de plus ou de moins ?taient une bagatelle. Madame Vauquer avait rafra?chi les trois chambres de cet appartement moyennant une indemnit? pr?alable qui paya, dit-on, la valeur d’un m?chant ameublement compos? de rideaux en calicot jaune, de fauteuils en bois verni couverts en velours d’Utrecht, de quelques peintures ? la colle, et de papiers que refusaient les cabarets de la banlieue. Peut-?tre l’insouciante g?n?rosit? que mit ? se laisser attraper le p?re Goriot, qui vers cette ?poque ?tait respectueusement nomm? monsieur Goriot, le fit-elle consid?rer comme un imb?cile qui ne connaissait rien aux affaires. Goriot vint muni d’une garde-robe bien fournie, le trousseau magnifique du n?gociant qui ne se refuse rien en se retirant du commerce. Madame Vauquer avait admir? dix-huit chemises de demi-hollande, dont la finesse ?tait d’autant plus remarquable que le vermicellier portait sur son jabot dormant deux ?pingles unies par une cha?nette, et dont chacune ?tait mont?e d’un gros diamant. Habituellement v?tu d’un habit bleu-barbeau, il prenait chaque jour un gilet de piqu? blanc, sous lequel fluctuait son ventre piriforme et pro?minent, qui faisait rebondir une lourde cha?ne d’or garnie de breloques. Sa tabati?re, ?galement en or, contenait un m?daillon plein de cheveux qui le rendaient en apparence coupable de quelques bonnes fortunes. Lorsque son h?tesse l’accusa d’?tre un galantine il laissa errer sur ses l?vres le gai sourire du bourgeois dont on a flatt? le dada. Ses «armoires»[5 - «armoires» – øêàôû](il pronon?ait ce mot ? la mani?re du menu peuple) furent remplies par la nombreuse argenterie de son m?nage. Les yeux de la veuve s’allum?rent quand elle l’aida complaisamment ? d?baller et ranger les louches, les cuillers ? rago?t, les couverts, les huiliers, les sauci?res, plusieurs plats, des d?jeuners en vermeil, enfin des pi?ces plus ou moins belles, pesant un certain nombre de marcs, et dont il ne voulait pas se d?faire. Ces cadeaux lui rappelaient les solennit?s de sa vie domestique. – Ceci, dit-il ? madame Vauquer en serrant un plat et une petite ?cuelle dont le couvercle repr?sentait deux tourterelles qui se becquetaient, est le premier pr?sent que m’a fait ma femme, le jour de notre anniversaire. Pauvre bonne! elle y avait consacr? ses ?conomies de demoiselle. Voyez-vous, madame? j’aimerais mieux gratter la terre avec mes ongles que de me s?parer de cela. Dieu merci! je pourrai prendre dans cette ?cuelle mon caf? tous les matins durant le reste de mes jours. Je ne suis pas ? plaindre, j’ai sur la planche du pain de cuit pour longtemps. Enfin, madame Vauquer avait bien vu, de son ?il de pie, quelques inscriptions sur le Grand Livre qui, vaguement additionn?es, pouvaient faire ? cet excellent Goriot un revenu d’environ huit ? dix mille francs. D?s ce jour, madame Vauquer, n?e de Conflans, qui avait alors quarante-huit ans effectifs et n’en acceptait que trente-neuf, eut des id?es. Quoique le larmier des yeux de Goriot f?t retourn?, gonfl?, pendant, ce qui l’obligeait ? les essuyer assez fr?quemment, elle lui trouva l’air agr?able et comme il faut. D’ailleurs son mollet charnu, saillant, pronostiquait, autant que son long nez carr?, des qualit?s morales auxquelles paraissait tenir la veuve, et que confirmait la face lunaire et na?vement niaise du bonhomme. Ce devait ?tre une b?te solidement b?tie, capable de d?penser tout son esprit en sentiment. Ses cheveux en ailes de pigeon, que le coiffeur de l’Ecole Polytechnique vint lui poudrer tous les matins, dessinaient cinq pointes sur son front bas, et d?coraient bien sa figure. Quoique un peu rustaud, il ?tait si bien tir? ? quatre ?pingles, il prenait si richement en tabac, il le humait en homme si s?r de toujours avoir sa tabati?re pleine de macouba[6 - macouba – ñîðò òàáàêà], que le jour o? monsieur Goriot s’installa chez elle, madame Vauquer se coucha le soir en r?tissant, comme une perdrix dans sa barde, au feu du d?sir qui la saisit de quitter le suaire de Vauquer pour rena?tre en Goriot. Se marier, vendre sa pension, donner le bras ? cette fine fleur de bourgeoisie, devenir une dame notable dans le quartier, y qu?ter pour les indigents, faire de petites parties le dimanche ? Choisy, Soissy, Gentilly; aller au spectacle ? sa guise, en loge, sans attendre les billets d’auteur que lui donnaient quelques-uns de ses pensionnaires, au mois de juillet: elle r?va tout l’Eldorado des petits m?nages parisiens. Elle n’avait avou? ? personne qu’elle poss?dait quarante mille francs amass?s sou ? sou. Certes elle se croyait, sous le rapport de la fortune, un parti sortable. «Quant au reste, je vaux bien le bonhomme!» se dit-elle ne se retournant dans son lit, comme pour s’attester ? elle-m?me des charmes que la grosse Sylvie trouvait chaque matin moul?s en creux. D?s ce jour, pendant environ trois mois, la veuve Vauquer profita du coiffeur de monsieur Goriot, et fit quelques frais de toilette, excus?s par la n?cessit? de donner ? sa maison un certain d?corum en harmonie avec les personnes honorables qui la fr?quentaient. Elle s’intrigua beaucoup pour changer le personnel de ses pensionnaires, en affichant la pr?tention de n’accepter d?sormais que les gens les plus distingu?s sous tous les rapports. Un ?tranger se pr?sentait-il, elle lui vantait la pr?f?rence que monsieur Goriot, un des n?gociants les plus notables et les plus respectables de Paris, lui avait accord?e. Elle distribua des prospectus en t?te desquels se lisait: MAISON-VAUQUER. «C’?tait, disait-elle, une des plus anciennes et des plus estim?es pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agr?ables sur la vall?e des Gobelins (on l’apercevait du troisi?me ?tage), et un joli jardin, au bout duquel s’?tendait une all?e de tilleuls.» Elle y parlait du bon air et de la solitude. Ce prospectus lui amena madame la comtesse de l’Ambermesnil, femme de trente-six ans, qui attendait la fin de la liquidation et le r?glement d’une pension qui lui ?tait due, en qualit? de veuve d’un g?n?ral mort sur les champs de bataille. Madame Vauquer soigna sa table, fit du feu dans les salons pendant pr?s de six mois, et tint si bien les promesses de son prospectus, qu’elle y mit du sien. Aussi la comtesse disait-elle ? madame Vauquer, en l’appelant ch?re amie, qu’elle lui procurerait la baronne de Vaumerland et la veuve du colonel comte Picquoiseau, deux de ses amies, qui achevaient au Marais leur terme dans une pension plus co?teuse que ne l’?tait la Maison-Vauquer. Ces dames seraient d’ailleurs fort ? leur aise quand les Bureaux de la Guerre auraient fini leur travail. «Mais, disait-elle, les Bureaux ne terminent rien.» Les deux veuves montaient ensemble apr?s le d?ner dans la chambre de madame Vauquer, et y faisaient de petites causettes en buvant du cassis et mangeant des friandises r?serv?es pour la bouche de la ma?tresse. Madame de l’Ambermesnil approuva beaucoup les vues de son h?tesse sur le Goriot, vues excellentes, qu’elle avait d’ailleurs devin?es d?s le premier jour; elle le trouvait un homme parfait. – Ah! ma ch?re dame, un homme sain comme mon ?il, lui disait la veuve, un homme parfaitement conserv?, et qui peut donner encore bien de l’agr?ment ? une femme. La comtesse fit g?n?reusement des observations ? madame Vauquer sur sa mise, qui n’?tait pas en harmonie avec ses pr?tentions. «Il faut vous mettre sur le pied de guerre», lui dit-elle. Apr?s bien des calculs, les deux veuves all?rent ensemble au Palais-Royal, o? elles achet?rent, aux Galeries de Bois, un chapeau ? plumes et un bonnet. La comtesse entra?na son amie au magasin de La Petite Jeannette, o? elles choisirent une robe et une ?charpe. Quand ces munitions furent employ?es, et que la veuve fut sous les armes, elle ressembla parfaitement ? l’enseigne du B?uf ? la mode. N?anmoins elle se trouva si chang?e ? son avantage, qu’elle se crut l’oblig?e de la comtesse, et, quoique peu donnante, elle la pria d’accepter un chapeau de vingt francs. Elle comptait, ? la v?rit?, lui demander le service de sonder Goriot et de la faire valoir aupr?s de lui. Madame de l’Ambermesnil se pr?ta fort amicalement ? ce man?ge, et cerna le vieux vermicellier avec lequel elle r?ussit ? avoir une conf?rence; mais apr?s l’avoir trouv? pudibond, pour ne pas dire r?fractaire aux tentatives que lui sugg?ra son d?sir particulier de le s?duire pour son propre compte, elle sortit r?volt?e de sa grossi?ret?. – Mon ange, dit-elle ? sa ch?re amie, vous ne tirerez rien de cet homme-l?! Il est ridiculement d?fiant, c’est un grippe-sou, une b?te, un sot, qui ne vous causera que du d?sagr?ment. Il y eut entre monsieur Goriot et madame de l’Ambermesnil des choses telles que la comtesse ne voulut m?me plus se trouver avec lui. Le lendemain, elle partit en oubliant de payer six mois de pension, et en laissant une d?froque pris?e cinq francs. Quelque ?pret? que madame Vauquer m?t ? ses recherches, elle ne put obtenir aucun renseignement dans Paris sur la comtesse de l’Ambermesnil. Elle parlait souvent de cette d?plorable affaire, en se plaignant de son trop de confiance, quoiqu’elle f?t plus m?fiante que ne l’est une chatte; mais elle ressemblait ? beaucoup de personnes qui se d?fient de leurs proches, et se livrent au premier venu. Fait moral, bizarre, mais vrai, dont la racine est facile ? trouver dans le c?ur humain. Peut-?tre certaines gens n’ont-ils plus rien ? gagner aupr?s des personnes avec lesquelles ils vivent; apr?s leur avoir montr? le vide de leur ?me, ils se sentent secr?tement jug?s par elles avec une s?v?rit? m?rit?e; mais, ?prouvant un invincible besoin de flatteries qui leur manquent, ou d?vor?s par l’envie de para?tre poss?der les qualit?s qu’ils n’ont pas, ils esp?rent surprendre l’estime ou le c?ur de ceux qui leur sont ?trangers, au risque d’en d?choir un jour. Enfin il ya des individus n?s mercenaires qui ne font aucun bien ? leurs amis ou ? leurs proches, parce qu’ils le doivent; tandis qu’en rendant service ? des inconnus, ils en recueillent un gain d’amour-propre: plus le cercle de leurs affections est pr?s d’eux, moins ils aiment; plus il s’?tend, plus serviables ils sont. Madame Vauquer tenait sans doute de ces deux natures, essentiellement mesquines, fausses, ex?crables. – Si j’avais ?t? ici, lui disait alors Vautrin, ce malheur ne vous serait pas arriv?! Je vous aurais joliment d?visag? cette farceuse-l?. Je connais leurs frimousses. Comme tous les esprits r?tr?cis, madame Vauquer avait l’habitude de ne pas sortir du cercle des ?v?nements, et de ne pas juger leurs causes. Elle aimait ? s’en prendre ? autrui de ses propres fautes. Quand cette perte eut lieu, elle consid?ra l’honn?te vermicellier comme le principe de son infortune, et commen?a d?s lors, disait-elle, ? se d?griser sur son compte. Lorsqu’elle eut reconnu l’inutilit? de ses agaceries et de ses frais de repr?sentation, elle ne tarda pas ? en deviner la raison. Elle s’aper?ut alors que son pensionnaire avait d?j?, selon son expression, ses allures. Enfin il lui fut prouv? que son espoir si mignonnement caress? reposait sur une base chim?rique, et qu’elle ne tirerait jamais rien de cet homme-l?, suivant le mot ?nergique de la comtesse, qui paraissait ?tre une connaisseuse. Elle alla n?cessairement plus loin en aversion qu’elle n’?tait all?e dans son amiti?. Sa haine ne fut pas en raison de son amour, mais de ses esp?rances tromp?es. Si le c?ur humain trouve des repos en montant les hauteurs de l’affection, il s’arr?te rarement sur la pente rapide des sentiments haineux. Mais monsieur Goriot ?tait son pensionnaire, la veuve fut donc oblig?e de r?primer les explosions de son amour-propre bless?, d’enterrer les soupirs que lui causa cette d?ception, et de d?vorer ses d?sirs de vengeance, comme un moine vex? par son prieur. Les petits esprits satisfont leurs sentiments, bons ou mauvais, par des petitesses incessantes. La veuve employa sa malice de femme ? inventer de sourdes pers?cutions contre sa victime. Elle commen?a par retrancher les superfluit?s introduites dans sa pension. «Plus de cornichons, plus d’anchois: c’est des duperies!» dit-elle ? Sylvie, le matin o? elle rentra dans son ancien programme. Monsieur Goriot ?tait un homme frugal, chez qui la parcimonie n?cessaire aux gens qui font eux-m?mes leur fortune ?tait d?g?n?r?e en habitude. La soupe, le bouilli, un plat de l?gumes, avaient ?t?, devaient toujours ?tre son d?ner de pr?dilection. Il fut donc bien difficile ? madame Vauquer de tourmenter son pensionnaire, de qui elle ne pouvait en rien froisser les go?ts. D?sesp?r?e de rencontrer un homme inattaquable, elle se mit ? le d?consid?rer, et fit ainsi partager son aversion pour Goriot par ses pensionnaires, qui, par amusement, servirent ses vengeances. Vers la fin de la premi?re ann?e, la veuve en ?tait venue ? un tel degr? de m?fiance, qu’elle se demandait pourquoi ce n?gociant, riche de sept ? huit mille livres de rente, qui poss?dait une argenterie superbe et des bijoux aussi beaux que ceux d’une fille entretenue, demeurait chez elle, en lui payant une pension si modique relativement ? sa fortune. Pendant la plus grande partie de cette premi?re ann?e, Goriot avait souvent d?n? dehors une ou deux fois par semaine; puis, insensiblement, il en ?tait arriv? ? ne plus d?ner en ville que deux fois par mois. Les petites parties fines du sieur Goriot convenaient trop bien aux int?r?ts de madame Vauquer pour quelle ne f?t pas m?contente de l’exactitude progressive avec laquelle son pensionnaire prenait ses repas chez elle. Ces changements furent attribu?s autant ? une lente diminution de fortune qu’au d?sir de contrarier son h?tesse. Une des plus d?testables habitudes de ces esprits lilliputiens est de supposer leurs petitesses chez les autres. Malheureusement, ? la fin de la deuxi?me ann?e, monsieur Goriot justifia les bavardages dont il ?tait l’objet, en demandant ? madame Vauquer de passer au second ?tage, et de r?duire sa pension ? neuf cents francs. Il eut besoin d’une si stricte ?conomie qu’il ne fit plus de feu chez lui pendant l’hiver. La veuve Vauquer voulut ?tre pay?e d’avance; ? quoi consentit monsieur Goriot, que d?s lors elle nomma le p?re Goriot. Ce fut ? qui devinerait les causes de cette d?cadence. Exploration difficile! Comme l’avait dit la fausse comtesse, le p?re Goriot ?tait un sournois, un taciturne. Suivant la logique des gens ? t?te vide, tous indiscrets parce qu’ils n’ont que des riens ? dire, ceux qui ne parlent pas de leurs affaires en doivent faire de mauvaises. Ce n?gociant si distingu? devint donc un fripon, ce galantin fut un vieux dr?le. Tant?t, selon Vautrin, qui vint vers cette ?poque habiter la Maison-Vauquer, le p?re Goriot ?tait un homme qui allait ? la Bourse et qui, suivant une expression assez ?nergique de la langue financi?re, carottait sur les rentes apr?s s’y ?tre ruin?. Tant?t c’?tait un de ces petits joueurs qui vont hasarder et gagner tous les soirs dix francs au jeu. Tant?t on en faisait un espion attach? ? la haute police; mais Vautrin pr?tendait qu’il n’?tait pas assez rus? pour en ?tre. Le p?re Goriot ?tait encore un avare qui pr?tait ? la petite semaine, un homme qui nourrissait des num?ros ? la loterie. On en faisait tout ce que le vice, la honte, l’impuissance engendrent de plus myst?rieux. Seulement, quelque ignobles que fussent sa conduite ou ses vices, l’aversion qu’il inspirait n’allait pas jusqu’? le faire bannir: il payait sa pension. Puis il ?tait utile, chacun essayait sur lui sa bonne ou mauvaise humeur par des plaisanteries ou par des bourrades. L’opinion qui paraissait plus probable, et qui fut g?n?ralement adopt?e, ?tait celle de madame Vauquer. ? l’entendre, cet homme si bien conserv?, sain comme son ?il et avec lequel on pourrait avoir encore beaucoup d’agr?ment, ?tait un libertin qui avait des go?ts ?tranges. Voici sur quels faits la veuve Vauquer appuyait ses calomnies. Quelques mois apr?s le d?part de cette d?sastreuse comtesse qui avait su vivre pendant six mois ? ses d?pens, un matin, avant de se lever, elle entendit dans son escalier le froufrou d’une robe de soie et le pas mignon d’une femme jeune et l?g?re qui filait chez Goriot, dont la porte s’?tait intelligemment ouverte. Aussit?t la grosse Sylvie vint dire ? sa ma?tresse qu’une fille trop jolie pour ?tre honn?te, mise comme une divinit?, chauss?e en brodequins de prunelle qui n’?taient pas crott?s, avait gliss? comme une anguille de la rue jusqu’? la cuisine, et lui avait demand? l’appartement de monsieur Goriot. Madame Vauquer et sa cuisini?re se mirent aux ?coutes, et surprirent plusieurs mots tendrement prononc?s pendant la visite, qui dura quelque temps. Quand monsieur Goriot reconduisit sa dame, la grosse Sylvie prit aussit?t son panier, et feignit d’aller au march?, pour suivre le couple amoureux. – Madame, dit-elle ? sa ma?tresse en revenant, il faut que monsieur Goriot soit diantrement riche tout de m?me, pour les mettre sur ce pied-l?. Figurez-vous qu’il y avait au coin de l’estrapade un superbe ?quipage dans lequel elle est mont?e. Pendant le d?ner, madame Vauquer alla tirer un rideau pour emp?cher que Goriot ne f?t incommod? par le soleil dont un rayon lui tombait sur les yeux. – Vous ?tes aim? des belles, monsieur Goriot, le soleil vous cherche, dit-elle en faisant allusion ? la visite qu’il avait re?ue. Peste! vous avez bon go?t, elle ?tait bien jolie. – C’?tait ma fille, dit-il avec une sorte d’orgueil dans lequel les pensionnaires voulurent voir la fatuit? d’un vieillard qui garde les apparences. Un mois apr?s cette visite, monsieur Goriot en re?ut une autre. Sa fille qui, la premi?re fois, ?tait venue en toilette du matin, vint apr?s le d?ner et habill?e comme pour aller dans le monde! Les pensionnaires, occup?s ? causer dans le salon, purent voir en elle une jolie blonde, mince de taille, gracieuse, et beaucoup trop distingu?e pour ?tre la fille d’un p?re Goriot. – Et de deux! dit la grosse Sylvie, qui ne la reconnut pas. Quelques jours apr?s, une autre fille, grande et bien faite, brune, ? cheveux noirs et ? l’?il vif, demanda monsieur Goriot. – Et de trois! dit Sylvie. Cette seconde fille, qui la premi?re fois ?tait aussi venue voir son p?re le matin, vint quelques jours apr?s, le soir, en toilette de bal et en voiture. – Et de quatre! dirent madame Vauquer et la grosse Sylvie, qui ne reconnurent dans cette grande dame aucun vestige de la fille simplement mise le matin o? elle fit sa premi?re visite. Goriot payait encore douze cents francs de pension. Madame Vauquer trouva tout naturel qu’un homme riche e?t quatre ou cinq ma?tresses, et le trouva m?me fort adroit de les faire passer pour ses filles. Elle ne se formalisa point de ce qu’il les mandait dans la Maison-Vauquer. Seulement, comme ces visites lui expliquaient l’indiff?rence de son pensionnaire ? son ?gard, elle se permit, au commencement de la deuxi?me ann?e, de l’appeler vieux matou. Enfin, quand son pensionnaire tomba dans les neuf cents francs, elle lui demanda fort insolemment ce qu’il comptait faire de sa maison, en voyant descendre une de ces dames. Le p?re Goriot lui r?pondit que cette dame ?tait sa fille, a?n?e. – Vous en avez donc trente-six, des filles? dit aigrement madame Vauquer. – Je n’en ai que deux, r?pliqua le pensionnaire avec la douceur d’un homme ruin? qui arrive ? toutes les docilit?s de la mis?re. Vers la fin de la troisi?me ann?e, le p?re Goriot r?duisit encore ses d?penses, en montant au troisi?me ?tage et en se mettant ? quarante-cinq francs de pension par mois. Il se passa de tabac, cong?dia son perruquier et ne mit plus de poudre. Quand le p?re Goriot parut pour la premi?re fois sans ?tre poudr?, son h?tesse laissa ?chapper une exclamation de surprise en apercevant la couleur de ses cheveux, ils ?taient d’un gris sale et verd?tre. Sa physionomie, que des chagrins secrets avaient insensiblement rendue plus triste de jour en jour, semblait la plus d?sol?e de toutes celles qui garnissaient la table. Il n’y eut alors plus aucun doute. Le p?re Goriot ?tait un vieux libertin dont les yeux n’avaient ?t? pr?serv?s de la maligne influence des rem?des n?cessit?s par ses maladies que par l’habilet? d’un m?decin. La couleur d?go?tante de ses cheveux provenait de ses exc?s et des drogues qu’il avait prises pour les continuer. L’?tat physique et moral du bonhomme donnait raison ? ces radotages. Quand son trousseau fut us?, il acheta du calicot ? quatorze sous l’aune pour remplacer son beau linge. Ses diamants, sa tabati?re d’or, sa cha?ne, ses bijoux, disparurent un ? un. Il avait quitt? l’habit bleu-barbeau, tout son costume cossu, pour porter, ?t? comme hiver, une redingote de drap marron grossier, un gilet en poil de ch?vre, et un pantalon gris en cuir de laine. Il devint progressivement maigre; ses mollets tomb?rent; sa figure, bouffie par le contentement d’un bonheur bourgeois, se vida d?mesur?ment; son front se plissa, sa m?choire se dessina. Durant la quatri?me ann?e de son ?tablissement rue Neuve-Sainte-Genevi?ve, il ne se ressemblait plus. Le bon vermicellier de soixante-deux ans qui ne paraissait pas en avoir quarante, le bourgeois gros et gras, frais de b?tise, dont la tenue ?grillarde r?jouissait les passants, qui avait quelque chose de jeune dans le sourire, semblait ?tre un septuag?naire h?b?t?, vacillant, blafard. Ses yeux bleus si vivaces prirent des teintes ternes et gris-de-fer, ils avaient p?li, ne larmoyaient plus, et leur bordure rouge semblait pleurer du sang. Aux uns, il faisait horreur; aux autres, il faisait piti?. De jeunes ?tudiants en M?decine, ayant remarqu? l’abaissement de sa l?vre inf?rieure et mesur? le sommet de son angle facial, le d?clar?rent atteint de cr?tinisme, apr?s l’avoir longtemps houspill? sans en rien tirer. Un soir, apr?s le d?ner, madame Vauquer lui ayant dit en mani?re de raillerie:» Eh bien! elles ne viennent donc plus vous voir, vos filles? «en mettant en doute sa paternit?. Le p?re Goriot tressaillit comme si son h?tesse l’e?t piqu? avec un fer. – Elles viennent quelquefois, r?pondit-il d’une voix ?mue. – Ah! ah! vous les voyez encore quelquefois! s’?cri?rent les ?tudiants. Bravo, p?re Goriot! Mais le vieillard n’entendit pas les plaisanteries que sa r?ponse lui attirait, il ?tait retomb? dans un ?tat m?ditatif que ceux qui l’observaient superficiellement prenaient pour un engourdissement s?nile d? ? son d?faut d’intelligence. S’ils l’avaient bien connu, peut-?tre auraient-ils ?t? vivement int?ress?s par le probl?me que pr?sentait sa situation physique et morale; mais rien n’?tait plus difficile. Quoiqu’il f?t ais? de savoir si Goriot avait r?ellement ?t? vermicellier, et quel ?tait le chiffre de sa fortune, les vieilles gens dont la curiosit? s’?veilla sur son compte ne sortaient pas du quartier et vivaient dans la pension comme des hu?tres sur un rocher. Quant aux autres personnes, l’entra?nement particulier de la vie parisienne leur faisait oublier, en sortant de la rue Neuve-Sainte-Genevi?ve, le pauvre vieillard dont ils se moquaient. Pour ces esprits ?troits, comme pour ces jeunes gens insouciants, la s?che mis?re du p?re Goriot et sa stupide attitude ?taient incompatibles avec une fortune et une capacit? quelconques. Quant aux femmes qu’il nommait ses filles, chacun partageait l’opinion de madame Vauquer, qui disait, avec la logique s?v?re que l’habitude de tout supposer donne aux vieilles femmes occup?es ? bavarder pendant leurs soir?es: «Si le p?re Goriot avait des filles aussi riches que paraissaient l’?tre toutes les dames qui sont venues le voir, il ne serait pas dans ma maison, au troisi?me, ? quarante-cinq francs par mois, et n’irait pas v?tu comme un pauvre.» Rien ne pouvait d?mentir ces inductions. Aussi, vers la fin du mois de novembre 1819, ?poque ? laquelle ?clata ce drame, chacun dans la pension avait-il des id?es arr?t?es sur le pauvre vieillard. Il n’avait jamais eu ni fille ni femme; l’abus des plaisirs en faisait un colima?on, un mollusque anthropomorphe ? classer dans les Casquettiferes[7 - Casquettiferes – Ôóðàæêîíîñöû], disait un employ? au Mus?um, un des habitu?s ? cachet. Poiret ?tait un aigle, un gentleman aupr?s de Goriot. Poiret parlait, raisonnait, r?pondait, il ne disait rien, ? la v?rit?, en parlant, raisonnant ou r?pondant, car il avait l’habitude de r?p?ter en d’autres termes ce que les autres disaient; mais il contribuait ? la conversation, il ?tait vivant, il paraissait sensible; tandis que le p?re Goriot, disait encore l’employ? au Mus?um, ?tait constamment ? z?ro de R?aumur. Eug?ne de Rastignac ?tait revenu dans une disposition d’esprit que doivent avoir connue les jeunes gens sup?rieurs, ou ceux auxquels une position difficile communique momentan?ment les qualit?s des hommes d’?lite. Pendant sa premi?re ann?e de s?jour ? Paris, le peu de travail que veulent les premiers grades ? prendre dans la Facult? l’avait laiss? libre de go?ter les d?lices visibles du Paris mat?riel. Un ?tudiant n’a pas trop de temps s’il veut conna?tre le r?pertoire de chaque th??tre, ?tudier les issues du labyrinthe parisien, savoir les usages, apprendre la langue et s’habituer aux plaisirs particuliers de la capitale; fouiller les bons et les mauvais endroits, suivre les cours qui amusent, inventorier les richesses des mus?es. Un ?tudiant se passionne alors pour des niaiseries qui lui paraissent grandioses. Il a son grand homme, un professeur du Coll?ge de France, pay? pour se tenir ? la hauteur de son auditoire. Il rehausse sa cravate et se pose pour la femme des premi?res galeries de l’Op?ra-Comique. Dans ces initiations successives, il se d?pouille de son aubier, agrandit l’horizon de sa vie, et finit par concevoir la superposition des couches humaines qui composent la soci?t?. S’il a commenc? par admirer les voitures au d?fil? des Champs-Elys?es par un beau soleil, il arrive bient?t ? les envier. Eug?ne avait subi cet apprentissage ? son insu, quand il partit en vacances, apr?s avoir ?t? re?u bachelier en Lettres et bachelier en Droit. Ses illusions d’enfance, ses id?es de province avaient disparu. Son intelligence modifi?e, son ambition exalt?e lui firent voir juste au milieu du manoir paternel, au sein de la famille. Son p?re, sa m?re, ses deux fr?res, ses deux s?urs, et une tante dont la fortune consistait en pensions, vivaient sur la petite terre de Rastignac. Ce domaine d’un revenu d’environ trois mille francs ?tait soumis ? l’incertitude qui r?git le produit tout industriel de la vigne, et n?anmoins il fallait en extraire chaque ann?e douze cents francs pour lui. L’aspect de cette constante d?tresse qui lui ?tait g?n?reusement cach?e, la comparaison qu’il fut forc? d’?tablir entre ses s?urs, qui lui semblaient si belles dans son enfance, et les femmes de Paris, qui lui avaient r?alis? le type d’une beaut? r?v?e, l’avenir incertain de cette nombreuse famille qui reposait sur lui, la parcimonieuse attention avec laquelle il vit serrer les plus minces productions, la boisson faite pour sa famille avec les marcs de pressoir, enfin une foule de circonstances inutiles ? consigner ici, d?cupl?rent son d?sir de parvenir et lui donn?rent soif des distinctions. Comme il arrive aux ?mes grandes, il voulut ne rien devoir qu’? son m?rite. Mais son esprit ?tait ?minemment m?ridional; ? l’ex?cution, ses d?terminations devaient donc ?tre frapp?es de ces h?sitations qui saisissent les jeunes gens quand ils se trouvent en pleine mer, sans savoir ni de quel c?t? diriger leurs forces, ni sous quel angle enfler leurs voiles. Si d’abord il voulut se jeter ? corps perdu dans le travail, s?duit bient?t par la n?cessit? de se cr?er des relations, il remarqua combien les femmes ont d’influence sur la vie sociale, et avisa soudain ? se lancer dans le monde, afin d’y conqu?rir des protectrices: devaient-elles manquer ? un jeune homme ardent et spirituel dont l’esprit et l’ardeur ?taient rehauss?s par une tournure ?l?gante et par une sorte de beaut? nerveuse ? laquelle les femmes se laissent prendre volontiers? Ces id?es l’assaillirent au milieu des champs, pendant les promenades que jadis il faisait gaiement avec ses s?urs, qui le trouv?rent bien chang?. Sa tante, madame de Marcillac, autrefois pr?sent?e ? la Cour, y avait connu les sommit?s aristocratiques. Tout ? coup le jeune ambitieux reconnut, dans les souvenirs dont sa tante l’avait si souvent berc?, les ?l?ments de plusieurs conqu?tes sociales, au moins aussi importantes que celles qu’il entreprenait ? l’?cole de Droit; il la questionna sur les liens de parent? qui pouvaient encore se renouer. Apr?s avoir secou? les branches de l’arbre g?n?alogique, la vieille dame estima que, de toutes les personnes qui pouvaient servir son neveu parmi la gent ?go?ste des parents riches, madame la vicomtesse de Beaus?ant serait la moins r?calcitrante. Elle ?crivit ? cette jeune femme une lettre dans l’ancien style, et la remit ? Eug?ne, en lui disant que, s’il r?ussissait aupr?s de la vicomtesse, elle lui ferait retrouver ses autres parents. Quelques jours apr?s son arriv?e, Rastignac envoya la lettre de sa tante ? madame de Beaus?ant. La vicomtesse r?pondit par une invitation de bal pour le lendemain. Telle ?tait la situation g?n?rale de la pension bourgeoise ? la fin du mois de novembre 1819. Quelques jours plus tard, Eug?ne, apr?s ?tre all? au bal de madame de Beaus?ant, rentra vers deux heures dans la nuit. Afin de regagner le temps perdu, le courageux ?tudiant s’?tait promis, en dansant, de travailler jusqu’au matin. Il allait passer la nuit pour la premi?re fois au milieu de ce silencieux quartier, car il s’?tait mis sous le charme d’une fausse ?nergie en voyant les splendeurs du monde. Il n’avait pas d?n? chez madame Vauquer. Les pensionnaires purent donc croire qu’il ne reviendrait du bal que le lendemain matin au petit jour, comme il ?tait quelquefois rentr? des f?tes du Prado ou des bals de l’Od?on, en crottant ses bas de soie et gauchissant ses escarpins. Avant de mettre les verrous ? la porte, Christophe l’avait ouverte pour regarder dans la rue. Rastignac se pr?senta dans ce moment, et put monter ? sa chambre sans faire de bruit, suivi de Christophe qui en faisait beaucoup. Eug?ne se d?shabilla, se mit en pantoufles, prit une m?chante redingote, alluma son feu de mottes, et se pr?para lestement au travail, en sorte que Christophe couvrit encore par le tapage de ses gros souliers les appr?ts peu bruyants du jeune homme. Eug?ne resta pensif pendant quelques moments avant de se plonger dans ses livres de Droit. Il venait de reconna?tre en madame la vicomtesse de Beaus?ant l’une des reines de la mode ? Paris, et dont la maison passait pour ?tre la plus agr?able du faubourg Saint-Germain. Elle ?tait d’ailleurs, et par son nom et par sa fortune, l’une des sommit?s du monde aristocratique. Gr?ce ? sa tante de Marcillac, le pauvre ?tudiant avait ?t? bien re?u dans cette maison, sans conna?tre l’?tendue de cette faveur. ?tre admis dans ces salons dor?s ?quivalait ? un brevet de haute noblesse. En se montrant dans cette soci?t?, la plus exclusive de toutes, il avait conquis le droit d’aller partout. ?bloui par cette brillante assembl?e, ayant ? peine ?chang? quelques paroles avec la vicomtesse, Eug?ne s’?tait content? de distinguer, parmi la foule des d?it?s parisiennes qui se pressaient dans ce raout, une de ces femmes que doit adorer tout d’abord un jeune homme. La comtesse Anastasie de Restaud, grande et bien faite, passait pour avoir l’une des plus jolies tailles de Paris. Figurez-vous de grands yeux noirs, une main magnifique, un pied bien d?coup?, du feu dans les mouvements, une femme que le marquis de Ronquerolles nommait un cheval de pur sang[8 - un cheval de pur sang – ÷èñòîêðîâíàÿ ëîøàäü]. Cette finesse de nerfs ne lui ?tait aucun avantage; elle avait les formes pleines et rondes, sans qu’elle p?t ?tre accus?e de trop d’embonpoint. Cheval de pur sang, femme de race[9 - femme de race – ïîðîäèñòàÿ æåíùèíà], ces locutions commen?aient ? remplacer les anges du ciel, les figures ossianiques, toute l’ancienne mythologie amoureuse repouss?e par le dandysme. Mais pour Rastignac, madame Anastasie de Restaud fut la femme d?sirable. Il s’?tait m?nag? deux tours dans la liste des cavaliers ?crite sur l’?ventail, et avait pu lui parler pendant la premi?re contredanse. O? vous rencontrer d?sormais, madame? – lui avait-il dit brusquement avec cette force de passion qui pla?t tant aux femmes. Mais, dit-elle, au Bois, aux Bouffons, chez moi, partout. Et l’aventureux M?ridional s’?tait empress? de se lier avec cette d?licieuse comtesse, autant qu’un jeune homme peut se lier avec une femme pendant une contredanse et une valse. En se disant cousin de madame de Beaus?ant, il fut invit? par cette femme, qu’il prit pour une grande dame, et eut ses entr?es chez elle. Au dernier sourire qu’elle lui jeta, Rastignac crut sa visite n?cessaire. Il avait eu le bonheur de rencontrer un homme qui ne s’?tait pas moqu? de son ignorance, d?faut mortel au milieu des illustres impertinents de l’?poque, les Maulincourt, les Ronquerolles, les Maxime de Trailles, les de Marsay, les Ajuda-Pinto, les Vandenesse, qui ?taient l? dans la gloire de leurs fatuit?s et m?l?s aux femmes les plus ?l?gantes, lady Grandon, la duchesse de Langeais, la comtesse de Kergarou?t, madame de S?risy, la duchesse de Carigliano, la comtesse Ferraud, madame de Lanty, la marquise d’Aiglemont, madame Firmiani, la marquise de Listom?re et la marquise d’Espard, la duchesse de Maufrigneuse et les Grandlieu. Heureusement donc, le na?f ?tudiant tomba sur le marquis de Montriveau, l’amant de la duchesse de Langeais, un g?n?ral simple comme un enfant, qui lui apprit que la comtesse de Restaud demeurait rue du Helder. ?tre jeune, avoir soif du monde, avoir faim d’une femme, et voir s’ouvrir pour soi deux maisons! mettre le pied au faubourg Saint-Germain chez la vicomtesse de Beaus?ant, le genou dans la Chauss?e-d’Antin chez la comtesse de Restaud plonger d’un regard dans les salons de Paris en enfilade, et se croire assez joli gar?on pour y trouver aide et protection dans un c?ur de femme! se sentir assez ambitieux pour donner un superbe coup de pied ? la corde roide sur laquelle il faut marcher avec l’assurance du sauteur qui ne tombera pas, et avoir trouv? dans une charmante femme le meilleur des balanciers! Avec ces pens?es et devant cette femme qui se dressait sublime aupr?s d’un feu de mottes, entre le Code et la mis?re, qui n’aurait comme Eug?ne sond? l’avenir par une m?ditation, qui ne l’aurait meubl? de succ?s? Sa pens?e vagabonde escomptait si dr?ment ses joies futures qu’il se croyait aupr?s de madame de Restaud quand un soupir semblable ? un ban de Saint Joseph troubla le silence de la nuit, retentit au c?ur du jeune homme de mani?re ? le lui faire prendre pour le r?le d’un moribond. Il ouvrit doucement la porte, et quand il fut dans le corridor, il aper?ut une ligne de lumi?re trac?e au bas de la porte du p?re Goriot. Eug?ne craignit que son voisin ne se trouv?t indispos?, il approcha son ?il de la serrure, regarda dans la chambre, et vit le vieillard occup? de travaux qui lui parurent trop criminels pour qu’il ne cr?t pas rendre service ? la soci?t? en examinant bien ce que machinait nuitamment le soi-disant vermicellier. Le p?re Goriot, qui sans doute avait attach? sur la barre d’une table renvers?e un plat et une esp?ce de soupi?re en vermeil, tournait une esp?ce de c?ble autour de ces objets richement sculpt?s, en les serrant avec une si grande force qu’il les tordait vraisemblablement pour les convertir en lingots. Peste! quel homme! se dit Rastignac en voyant le bras nerveux du vieillard qui, ? l’aide de cette corde, p?trissait sans bruit l’argent dor?, comme une p?te. – Mais serait-ce donc un voleur ou un receleur qui, pour se livrer plus s?rement ? son commerce, affecterait la b?tise, l’impuissance, et vivrait en mendiant? se dit Eug?ne en se relevant un moment. L’?tudiant appliqua de nouveau son ?il ? la serrure. Le p?re Goriot, qui avait d?roul? son c?ble, prit la masse d’argent, la mit sur la table apr?s y avoir ?tendu sa couverture, et l’y roula pour l’arrondir en barre, op?ration dont il s’acquitta avec une facilit? merveilleuse. – Il serait donc aussi fort que l’?tait Auguste, roi de Pologne? se dit Eug?ne quand la barre ronde fut ? peu pr?s fa?onn?e. Le p?re Goriot regarda tristement son ouvrage, des larmes sortirent de ses yeux, il souffla le rat-de-cave ? la lueur duquel il avait tordu ce vermeil, et Eug?ne l’entendit se coucher en poussant un soupir. – Il est fou, pensa l’?tudiant. – Pauvre enfant! dit ? haute voix le p?re Goriot. A cette parole, Rastignac jugea prudent de garder le silence sur cet ?v?nement, et de ne pas inconsid?r?ment condamner son voisin. Il allait rentrer quand il distingua soudain un bruit assez difficile ? exprimer, et qui devait ?tre produit par des hommes en chaussons de lisi?re montant l’escalier. Eug?ne pr?ta l’oreille, et reconnut en effet le son alternatif de la respiration de deux hommes. Sans avoir entendu ni le cri de la porte ni les pas des hommes, il vit tout ? coup une faible lueur au second ?tage, chez monsieur Vautrin. – Voil? bien des myst?res dans une pension bourgeoise! se dit-il. Il descendit quelques marches, se mit ? ?couter, et le son de l’or frappa son oreille. Bient?t la lumi?re fut ?teinte, les deux respirations se firent entendre derechef sans que la porte e?t cri?. Puis, ? mesure que les deux hommes descendirent, le bruit alla s’affaiblissant. – Qui va l?? cria madame Vauquer en ouvrant la fen?tre de sa chambre. – C’est moi qui rentre, maman Vauquer, dit Vautrin de sa grosse voix. – C’est singulier! Christophe avait mis le verrou, se dit Eug?ne en rentrant dans sa chambre. Il faut veiller pour bien savoir ce qui se passe autour de soi, dans Paris. D?tourn? par ces petits ?v?nements de sa m?ditation ambitieusement amoureuse, il se mit au travail. Distrait par les soup?ons qui lui venaient sur le compte du p?re Goriot plus distrait encore par la figure de madame de Restaud, qui de moments en moments se posait devant lui comme la messag?re d’une brillante destin?e, il finit par se coucher et par dormir ? poings ferm?s. Sur dix nuits promises au travail par les jeunes gens, ils en donnent sept au sommeil. Il faut avoir plus de vingt ans pour veiller. Le lendemain matin r?gnait ? Paris un de ces ?pais brouillards qui l’enveloppent et l’embrument si bien que les gens les plus exacts sont tromp?s par le temps. Les rendez-vous d’affaires se manquent. Chacun se croit ? huit heures quand midi sonne. Il ?tait neuf heures et demie, madame Vauquer n’avait pas encore boug? de son lit. Christophe et la grosse Sylvie, attard?s aussi, prenaient tranquillement leur caf?, pr?par? avec les couches sup?rieures du lait destin? aux pensionnaires, et que Sylvie faisait longtemps bouillir, afin que madame Vauquer ne s’aper??t pas de cette d?me[10 - d?me – äåñÿòèíà] ill?galement lev?e. – Sylvie, dit Christophe en mouillant sa premi?re r?tie, monsieur Vautrin, qu’est un bon homme tout de m?me, a encore vu deux personnes cette nuit. Si madame s’en inqui?tait, ne faudrait rien lui dire. – Vous a-t-il donn? quelque chose? – Il m’a donn? cent sous pour son mois, une mani?re de me dire: «Tais-toi.» – Sauf lui et madame Couture, qui ne sont pas regardants, les autres voudraient nous retirer de la main gauche ce qu’ils nous donnent de la main droite au jour de l’an, dit Sylvie. – Encore, qu’est-ce qu’ils donnent! fit Christophe, une m?chante pi?ce et de cent sous. Voil? depuis deux ans le p?re Goriot qui fait ses souliers lui-m?me. Ce grigou de Poiret se passe de cirage, et le boirait plut?t que de le mettre ? ses savates. Quant au gringalet d’?tudiant, il me donne quarante sous. Quarante sous ne payent pas mes brosses, et il vend ses vieux habits, par-dessus le march?. Quelle baraque! – Bah! fit Sylvie en buvant de petites gorg?es de caf?, nos places sont encore les meilleures du quartier: on y vit bien. Mais, ? propos de gros papa Vautrin, Christophe, vous a-t-on dit quelque chose? – Oui, j’ai rencontr? il y a quelques jours un monsieur dans la rue, qui m’a dit: «N’est-ce pas chez vous que demeure un gros monsieur qui a des favoris qu’il teint?» Moi j’ai dit: «Non, monsieur, il ne les teint pas. Un homme gai comme lui, il n’en a pas le temps.» J’ai donc dit ?a ? monsieur Vautrin, qui m’a r?pondu: «Tu as bien fait, mon gar?on! R?ponds toujours comme ?a. Rien n’est plus d?sagr?able que de laisser conna?tre nos infirmit?s. ?a peut faire manquer des mariages.» – Eh bien! ? moi, au march?, on a voulu m’englauder aussi pour me faire dire si je lui voyais passer sa chemise. C’est farce! Tiens, dit-elle en s’interrompant, voil? dix heures quart moins qui sonnent au Val-de-Gr?ce, et personne ne bouge. – Ah bah! ils sont tous sortis. Madame Couture et sa jeune personne sont all?es manger le bon Dieu ? Saint-Etienne d?s huit heures. Le p?re Goriot est sorti avec un paquet. L’?tudiant ne reviendra qu’apr?s son cours, ? dix heures. Je les ai vus partir en faisant mes escaliers; que le p?re Goriot m’a donn? un coup avec ce qu’il portait qu’?tait dur comme du fer. Que qui fait donc, ce bonhomme-l?? Les autres le font aller comme une toupie, mais c’est un brave homme tout de m?me, et qui vaut mieux qu’eux tous. Il ne donne pas grand-chose; mais les dames chez lesquelles il m’envoie quelquefois allongent de fameux pourboires, et sont joliment ficel?es. – Celles qu’il appelle ses filles, hein? Elles sont une douzaine. – Je ne suis jamais all? que chez deux, les m?mes qui sont venues ici. – Voil? madame qui se remue; elle va faire son sabbat: faut que j’y aille. Vous veillerez au lait, Christophe, rapport au chat. – Comment, Sylvie, voil? dix heures quart moins, vous m’avez laiss?e dormir comme une marmotte! Jamais pareille chose n’est arriv?e. – C’est le brouillard, qu’est ? couper au couteau. – Mais le d?jeuner? – Bah! vos pensionnaires avaient bien le diable au corps; ils ont tous d?canill? d?s le patron-jacquette. – Parle donc bien, Sylvie, reprit madame Vauquer on dit le patron-minette. – Ah! madame, je dirai comme vous voudrez. Tant y a que vous pouvez d?jeuner ? dix heures. La Michonnette et le Poiret n’ont pas boug?. Il n’y a qu’eux qui soient dans la maison, et ils dorment comme des souches qui sont[11 - ils dorment comme des souches qui sont – ñïÿò, êàê êîëîäû; êîëîäû è åñòü]. – Mais, Sylvie, tu les mets tous les deux ensemble, comme si… – Comme si, quoi? reprit Sylvie en laissant ?chapper un gros rire b?te. Les deux font la paire. – C’est singulier, Sylvie: comment monsieur Vautrin est-il donc rentr? cette nuit apr?s que Christophe a eu mis les verrous? – Bien au contraire, madame. Il a entendu monsieur Vautrin, et est descendu pour lui ouvrir la porte. Et voil? ce que vous avez cru… – Donne-moi ma camisole, et va vite voir au d?jeuner. Arrange le reste du mouton avec des pommes de terre, et donne des poires cuites, de celles qui co?tent deux liards la pi?ce. Quelques instants apr?s, madame Vauquer descendit au moment o? son chat venait de renverser d’un coup de patte l’assiette qui couvrait un bol de lait, et le lapait en toute h?te. – Mistigris, s’?cria-t-elle. Le chat se sauva, puis revint se frotter ? ses jambes. Oui, oui, fais ton capon, vieux l?che! lui dit-elle. Sylvie! Sylvie! – Eh bien! quoi, madame? – Voyez donc ce qu’a bu le chat. – C’est la faute de cet animal de Christophe, ? qui j’avais dit de mettre le couvert. O? est-il pass?? Ne vous inqui?tez pas, madame; ce sera le caf? du p?re Goriot. Je mettrai de l’eau dedans, il ne s’en apercevra pas. Il ne fait attention ? rien, pas m?me ? ce qu’il mange. – O? donc est-il all?, ce chinois-l?? dit madame Vauquer en pla?ant les assiettes. – Est-ce qu’on sait? Il fait des trafics des cinq cents diables. – J’ai trop dormi, dit madame Vauquer. – Mais aussi madame est-elle fra?che comme une rose… En ce moment la sonnette se fit entendre, et Vautrin entra dans le salon en chantant de sa grosse voix: J’ai longtemps parcouru le monde, Et l’on m’a vu de toute part… – Oh! oh! bonjour, madame Vauquer, dit-il en apercevant l’h?tesse, qu’il prit galamment dans ses bras. – Allons, finissez donc. – Dites impertinent, reprit-il. Allons, dites-le. Voulez-vous bien le dire? Tenez, je vais mettre le couvert avec vous. Ah! je suis gentil, n’est-ce pas? Courtiser la brune et la blonde, Aimer, soupirer… – Je viens de voir quelque chose de singulier. … au hasard. – Quoi? dit la veuve. – Le p?re Goriot ?tait ? huit heures et demie rue Dauphine, chez l’orf?vre qui ach?te de vieux couverts et des galons. Il lui a vendu pour une bonne somme un ustensile de m?nage, en vermeil, assez joliment tortill? pour un homme qui n’est pas de la manique. – Bah! vraiment? – Oui. Je revenais ici apr?s avoir conduit un de mes amis qui s’expatrie par les Messageries royales; j’ai attendu le p?re Goriot pour voir: histoire de rire. Il a remont? dans ce quartier-ci, rue des Gr?s, o? il est entr? dans la maison d’un usurier connu, nomm? Gobseck, un fier dr?le, capable de faire des dominos avec les os de son p?re; un Juif, un Arabe, un Grec, un Boh?mien, un homme qu’on serait bien embarrass? de d?valiser, il met ses ?cus la Banque. – Qu’est-ce que fait donc ce p?re Goriot? – Il ne fait rien, dit Vautrin, il d?fait. C’est un imb?cile assez b?te pour se ruiner ? aimer les filles qui… – Le voil?! dit Sylvie. – Christophe, cria le p?re Goriot, monte avec moi. Christophe suivit le p?re Goriot, et redescendit bient?t. – O? vas-tu? dit madame Vauquer ? son domestique. – Faire une commission pour monsieur Goriot. – Qu’est-ce que c’est que ?a? dit Vautrin en arrachant des mains de Christophe une lettre sur laquelle il lut: «A madame la comtesse Anastasie de Restaud». – Et tu vas? reprit-il en tendant la lettre ? Christophe. – Rue du Helder. J’ai ordre de ne remettre ceci qu’? madame la comtesse. – Qu’est-ce qu’il y a l?-dedans? dit Vautrin en mettant la lettre au jour; un billet de banque? Non. Il entrouvrit l’enveloppe. – Un billet acquitt?, s’?cria-t-il. Fourche! il est galant, le roquentin. Va, vieux lascar, dit-il en coiffant de sa large main Christophe, qu’il fit tourner sur lui-m?me comme un d?, tu auras un bon pourboire. Le couvert ?tait mis. Sylvie faisait bouillir le lait. Madame Vauquer allumait le po?le, aid?e par Vautrin, qui fredonnait toujours: J’ai longtemps parcouru le monde Et l’on m’a vu de toute part… Quand tout fut pr?t, madame Couture et mademoiselle Taillefer rentr?rent. – D’o? venez-vous donc si matin, ma belle dame? dit madame Vauquer ? madame Couture. – Nous venons de faire nos d?votions ? Saint-Etienne-duMont, ne devons-nous pas aller aujourd’hui chez monsieur Taillefer? Pauvre petite, elle tremble comme la feuille, reprit madame Couture en s’asseyant devant le po?le ? la bouche duquel elle pr?senta ses souliers qui fum?rent. – Chauffez-vous donc, Victorine, dit madame Vauquer. – C’est bien, mademoiselle, de prier le bon Dieu d’attendrir le c?ur de votre p?re, dit Vautrin en avan?ant une chaise ? l’orpheline. Mais ?a ne suffit pas. Il vous faudrait un ami qui se charge?t de dire son fait ? ce marsouin-l?, un sauvage qui a, dit-on, trois millions, et qui ne vous donne pas de dot. Une belle fille a besoin de dot dans ce temps-ci. – Pauvre enfant, dit madame Vauquer. Allez, mon chou, votre monstre de p?re attire le malheur ? plaisir sur lui. A ces mots, les yeux de Victorine se mouill?rent de larmes, et la veuve s’arr?ta sur un signe que lui fit madame Couture. – Si nous pouvions seulement le voir, si je pouvais lui parler, lui remettre la derni?re lettre de sa femme, reprit la veuve du Commissaire-Ordonnateur. Je n’ai jamais os? la risquer par la poste; il conna?t mon ?criture… – O femmes innocentes, malheureuses et pers?cut?es, s’?cria Vautrin en interrompant, voil? donc o? vous en ?tes? D’ici ? quelques jours je me m?lerai de vos affaires, et tout ira bien. – Oh! monsieur, dit Victorine en jetant un regard ? la fois humide et br?lant ? Vautrin, qui ne s’en ?mut pas, si vous saviez un moyen d’arriver ? mon p?re, dites-lui bien que son affection et l’honneur de ma m?re me sont plus pr?cieux que toutes les richesses du monde. Si vous obteniez quelque adoucissement ? sa rigueur, je prierais Dieu pour vous. Soyez s?r d’une reconnaissance. – «J’ai longtemps parcouru le monde…», chanta Vautrin d’une voix ironique. En ce moment, Goriot, mademoiselle Michonneau, Poiret descendirent, attir?s peut-?tre par l’odeur du roux que faisait Sylvie pour accommoder les restes du mouton. A l’instant o? les sept convives s’attabl?rent en se souhaitant le bonjour, dix heures sonn?rent, l’on entendit dans la rue le pas de l’?tudiant… – Ah! bien, monsieur Eug?ne, dit Sylvie, aujourd’hui vous allez d?jeuner avec tout le monde. L’?tudiant salua les pensionnaires, et s’assit aupr?s du p?re Goriot. – Il vient de m’arriver une singuli?re aventure, dit-il en se servant abondamment du mouton et se coupant un morceau de pain que madame Vauquer mesurait toujours de l’?il. – Une aventure! dit Poiret. – Eh bien! pourquoi vous en ?tonneriez-vous, vieux chapeau? dit Vautrin ? Poiret. Monsieur est bien fait pour en avoir. Mademoiselle Taillefer coula timidement un regard sur le jeune ?tudiant. – Dites-nous votre aventure, demanda madame Vauquer. – Hier j’?tais au bal chez madame la vicomtesse de Beaus?ant, une cousine ? moi, qui poss?de une maison magnifique, des appartements habill?s de soie, enfin qui nous a donn? une f?te superbe, o? je me suis amus? comme un roi… – Telet, dit Vautrin en interrompant net. – Monsieur, reprit vivement Eug?ne, que voulez-vous dire? – Je dis «telet», parce que les roitelets[12 - roitelet – êîðîëåê (ïòèöà)] s’amusent beaucoup plus que les rois. – C’est vrai: j’aimerais mieux ?tre ce petit oiseau sans souci que roi, parce… fit Poiret l’id?miste. – Enfin, reprit l’?tudiant en lui coupant la parole, je danse avec une des plus belles femmes du bal, une comtesse ravissante, la plus d?licieuse cr?ature que j’aie jamais vue. Elle ?tait coiff?e avec des fleurs de p?cher, elle avait au c?t? le plus beau bouquet de fleurs, des fleurs naturelles qui embaumaient; mais, bah! il faudrait que vous l’eussiez vue, il est impossible de peindre une femme anim?e par la danse. Eh bien! ce matin j’ai rencontr? cette divine comtesse, sur les neuf heures, ? pied, rue des Gr?s. Oh! le c?ur m’a battu, je me figurais… – Qu’elle venait ici, dit Vautrin en jetant un regard profond ? l’?tudiant. Elle allait sans doute chez le papa Gobseck, un usurier. Si jamais vous fouillez des c?urs de femmes ? Paris, vous y trouverez l’usurier avant l’amant. Votre comtesse se nomme Anastasie de Restaud, et demeure rue du Helder. A ce nom, l’?tudiant regarda fixement Vautrin. Le p?re Goriot leva brusquement la t?te, il jeta sur les deux interlocuteurs un regard lumineux et plein d’inqui?tude qui surprit les pensionnaires. – Christophe arrivera trop tard, elle y sera donc all?e, s’?cria douloureusement Goriot. – J’ai devin?, dit Vautrin en se penchant ? l’oreille de madame Vauquer. Goriot mangeait machinalement et sans savoir ce qu’il mangeait. Jamais il n’avait sembl? plus stupide et plus absorb? qu’il l’?tait en ce moment. – Qui diable, monsieur Vautrin, a pu vous dire son nom? demanda Eug?ne. – Ah! ah! voil?, r?pondit Vautrin. Le p?re Goriot le savait bien, lui! pourquoi ne le saurais-je pas? – Monsieur Goriot, s’?cria l’?tudiant. – Quoi! dit le pauvre vieillard. Elle ?tait donc bien belle hier? – Qui? – Madame de Restaud. – Voyez-vous le vieux grigou, dit madame Vauquer ? Vautrin, comme ses yeux s’allument. – Il l’entretiendrait donc? dit ? voix basse mademoiselle Michonneau ? l’?tudiant. – Oh! oui, elle ?tait furieusement belle, reprit Eug?ne, que le p?re Goriot regardait avidement. Si madame de Beaus?ant n’avait pas ?t? l?, ma divine comtesse e?t ?t? la reine du bal, les jeunes gens n’avaient d’yeux que pour elle, j’?tais le douzi?me inscrit sur la liste, elle dansait toutes les contredanses. Les autres femmes enrageaient. Si une cr?ature a ?t? heureuse hier, c’?tait bien elle. On a bien raison de dire qu’il n’y a rien de plus beau que fr?gate ? la voile, cheval au galop et femme qui danse. – Hier en haut de la roue, chez une duchesse, dit Vautrin; ce matin en bas de l’?chelle chez un escompteur: voil? les Parisiennes. Si leurs maris ne peuvent entretenir leur luxe effr?n?, elles se vendent. Si elles ne savent pas se vendre, elles ?ventreraient leurs m?res pour y chercher de quoi briller. Enfin elles font les cent mille coups. Connu, connu![13 - Connu, connu! – Äåëî æèòåéñêîå!] Le visage du p?re Goriot, qui s’?tait allum? comme le soleil d’un beau jour en entendant l’?tudiant, devint sombre ? cette cruelle observation de Vautrin. – Eh bien! dit madame Vauquer, o? donc est votre aventure? Lui avez-vous parl?? lui avez-vous demand? si elle voulait apprendre le Droit? – Elle ne m’a pas vu, dit Eug?ne. Mais rencontrer une des plus jolies femmes de Paris rue des Gr?s, ? neuf heures, une femme qui a d? rentrer du bal ? deux heures du matin, n’est-ce pas singulier? Il n’y a que Paris pour ces aventures-l?. – Bah! il y en a de bien plus dr?les, s’?cria Vautrin. Mademoiselle Taillefer avait ? peine ?cout?, tant elle ?tait pr?occup?e par la tentative qu’elle allait faire. Madame Couture lui fit signe de se lever pour aller s’habiller. Quand les deux dames sortirent, le p?re Goriot les imita. – Eh bien! l’avez-vous vu? dit madame Vauquer ? Vautrin et ? ses autres pensionnaires. Il est clair qu’il s’est ruin? pour ces femmes-l?. – Jamais on ne me fera croire, s’?cria l’?tudiant, que la belle comtesse de Restaud appartienne au p?re Goriot. – Mais, lui dit Vautrin en l’interrompant, nous ne tenons pas ? vous le faire croire. Vous ?tes encore trop jeune pour bien conna?tre Paris, vous saurez plus tard qu’il s’y rencontre ce que nous nommons des hommes ? passions… (A ces mots, mademoiselle Michonneau regarda Vautrin d’un air intelligent. Vous eussiez dit un cheval de r?giment entendant le son de la trompette.) Ah! ah! fit Vautrin en s’interrompant pour lui jeter un regard profond, que nous n’avons n?u nos petites passions, nous? (La vieille fille baissa les yeux comme une religieuse qui voit des statues.) – Eh bien! reprit-il, ces gens-l? chaussent une id?e et n’en d?mordent pas. Ils n’ont soif que d’une certaine eau prise ? une certaine fontaine, et souvent croupie; pour en boire, ils vendraient leurs femmes, leurs enfants; ils vendraient leur ?me au diable. Pour les uns, cette fontaine est le jeu, la Bourse, une collection de tableaux ou d’insectes, la musique; pour d’autres, c’est une femme qui sait leur cuisiner des friandises. A ceux-l?, vous leur offririez toutes les femmes de la terre, ils s’en moquent, ils ne veulent que celle qui satisfait leur passion. Souvent cette femme ne les aime pas du tout, vous les rudoie, leur vend fort cher des bribes de satisfaction; eh bien! mes farceurs ne se lassent pas, et mettraient leur derni?re couverture au Mont-de-Pi?t? pour lui apporter leur dernier ?cu. Le p?re Goriot est un de ces gens-l?. La comtesse l’exploite parce qu’il est discret, et voil? le beau monde! Le pauvre bonhomme ne pense qu’? elle. Hors de sa passion, vous le voyez, c’est une b?te brute. Mettez-le sur ce chapitre-l?, son visage ?tincelle comme un diamant. Il n’est pas difficile de deviner ce secret-l?. Il a port? ce matin du vermeil ? la fonte, et je l’ai vu entrant chez le papa Gobseck, rue des Gr?s. Suivez bien! En revenant, il a envoy? chez la comtesse de Restaud ce niais de Christophe qui nous a montr? l’adresse de la lettre dans laquelle ?tait un billet acquitt?. Il est clair que si la comtesse allait aussi chez le vieil escompteur, il y avait urgence. Le p?re Goriot a galamment financ? pour elle. Il ne faut pas coudre deux id?es pour voir clair l?-dedans. Cela vous prouve, mon jeune ?tudiant, que, pendant que votre comtesse riait, dansait, faisait ses singeries, balan?ait ses fleurs de p?cher, et pin?ait sa robe, elle ?tait dans ses petits souliers, comme on dit, en pensant ? ses lettres de change protest?es, ou ? celles de son amant. – Vous me donnez une furieuse envie de savoir la v?rit?. J’irai demain chez madame de Restaud, s’?cria Eug?ne. – Oui, dit Poiret, il faut aller demain chez madame de Restaud. – Vous y trouverez peut-?tre le bonhomme Goriot qui viendra toucher le montant de ses galanteries. – Mais, dit Eug?ne avec un air de d?go?t, votre Paris est donc un bourbier. – Et un dr?le de bourbier, reprit Vautrin. Ceux qui s’y crottent en voiture sont d’honn?tes gens, ceux qui s’y crottent ? pied sont des fripons. Ayez le malheur d’y d?crocher n’importe quoi, vous ?tes montr? sur la place du Palais-de-Justice comme une curiosit?. Volez un million, vous ?tes marqu? dans les salons comme une vertu. Vous payez trente millions ? la Gendarmerie et ? la justice pour maintenir cette morale-l?. Joli! – Comment, s’?cria madame Vauquer, le p?re Goriot aurait fondu son d?jeuner de vermeil? – N’y avait-il pas deux tourterelles sur le couvercle? dit Eug?ne. – C’est bien cela. – Il y tenait donc beaucoup, il a pleur? quand il a eu p?tri l’?cuelle et le plat. Je l’ai vu par hasard, dit Eug?ne. – Il y tenait comme ? sa vie, r?pondit la veuve. – Voyez-vous le bonhomme, combien il est passionn?, s’?cria Vautrin. Cette femme-l? sait lui chatouiller l’?me. L’?tudiant remonta chez lui. Vautrin sortit. Quelques instants apr?s, madame Couture et Victorine mont?rent dans un fiacre que Sylvie alla leur chercher. Poiret offrit son bras ? mademoiselle Michonneau, et tous deux all?rent se promener au Jardin des Plantes, pendant les deux belles heures de la journ?e. – Eh bien! les voil? donc quasiment mari?s, dit la grosse Sylvie. Ils sortent ensemble aujourd’hui pour la premi?re fois. Ils sont tous deux si secs que, s’ils se cognent, ils feront feu comme un briquet. – Gare au ch?le de mademoiselle Michonneau, dit en riant madame Vauquer, il prendra comme de l’amadou. A quatre heures du soir, quand Goriot rentra, il vit, ? la lueur de deux lampes fumeuses, Victorine dont les yeux ?taient rouges. Madame Vauquer ?coutait le r?cit de la visite infructueuse faite ? monsieur Taillefer pendant la matin?e. Ennuy? de recevoir sa fille et cette vieille femme, Taillefer les avait laiss? parvenir jusqu’? lui pour s’expliquer avec elles. – Ma ch?re dame, disait madame Couture ? madame Vauquer, figurez-vous qu’il n’a pas m?me fait asseoir Victorine, qu’est rest?e constamment debout. A moi, il m’a dit, sans se mettre en col?re, tout froidement, de nous ?pargner la peine de venir chez lui; que mademoiselle, sans dire sa fille, se nuisait dans son esprit en l’importunant (une fois par an, le monstre!); que la m?re de Victorine ayant ?t? ?pous?e sans fortune, elle n’avait rien ? pr?tendre; enfin les choses les plus dures, qui ont fait fondre en larmes cette pauvre petite. La petite s’est jet?e alors aux pieds de son p?re, et lui a dit avec courage qu’elle n’insistait autant que pour sa m?re, qu’elle ob?irait ? ses volont?s sans murmure, mais qu’elle le suppliait de lire le testament de la pauvre d?funte; elle a pris la lettre et la lui a pr?sent?e en disant les plus belles choses du monde et les mieux senties, je ne sais pas o? elle les a prises, Dieu les lui dictait, car la pauvre enfant ?tait si bien inspir?e qu’en l’entendant, moi, je pleurais comme une b?te. Savez-vous ce que faisait cet horreur d’homme, il se coupait les ongles, il a pris cette lettre que la pauvre madame Taillefer avait tremp?e de larmes, et l’a jet?e sur la chemin?e en disant: «C’est bon!» Il a voulu relever sa fille qui lui prenait les mains pour les lui baiser, mais il les a retir?es. Est-ce pas une sc?l?ratesse? Son grand dadais de fils est entr? sans saluer sa s?ur. – C’est donc des monstres? dit le p?re Goriot. – Et puis, dit madame Couture sans faire attention ? l’exclamation du bonhomme, le p?re et le fils s’en sont all?s en me saluant et en me priant de les excuser, ils avaient des affaires pressantes. Voil? notre visite. Au moins, il a vu sa fille. Je ne sais pas comment il peut la renier, elle lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Les pensionnaires, internes et externes, arriv?rent les uns apr?s les autres, en se souhaitant mutuellement le bonjour, et se disant de ces riens qui constituent, chez certaines classes parisiennes, un esprit drolatique dans lequel la b?tise entre comme ?l?ment principal, et dont le m?rite consiste particuli?rement dans le geste ou la prononciation. Cette esp?ce d’argot varie continuellement. La plaisanterie qui en est le principe n’a jamais un mois d’existence. Un ?v?nement politique, un proc?s en cour d’assises, une chanson des rues, les farces d’un acteur, tout sert ? entretenir ce jeu d’esprit qui consiste surtout ? prendre les id?es et les mots comme des volants, et ? se les renvoyer sur des raquettes. La r?cente invention du Diorama, qui portait l’illusion de l’optique ? un plus haut degr? que dans les Panoramas, avait amen? dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parler en rama, esp?ce de charge qu’un jeune peintre, habitu? de la pension Vauquer, y avait inocul?e. – Eh bien! monsieur Poiret, dit l’employ? au Mus?um, comment va cette petite «sant?rama»[14 - «sant?rama» – çäîðîâüåðàìà (çäåñü è äàëåå – èãðà ñëîâ)]? Puis, sans attendre la r?ponse: – Mesdames, vous avez du chagrin, dit-il ? madame Couture et ? Victorine. – Allons-nous d?ner? s’?cria Horace Bianchon, un ?tudiant en m?decine, ami de Rastignac, ma petite estomac est descendue osque ad talones[15 - estomac est descendue osque ad talones – çâåðñêè ïðîãîëîäàòüñÿ]. – Il fait un fameux froitorama! dit Vautrin. D?rangez-vous donc, p?re Goriot! Que diable! votre pied prend toute la gueule du po?le. – Illustre monsieur Vautrin, dit Bianchon, pourquoi dites-vous «froitorama»[16 - «froitorama» – ñòóäåðàìà, õîëîäåðàìà]? Il y a une faute, c’est «froidorama»[17 - «froidorama» – ñòóäåíü, õîëîäåö]. – Non, dit l’employ? au Mus?um, c’est froitorama, par la r?gle: j’ai froid aux pieds. – Ah! ah! – Voici son excellence le marquis de Rastignac, docteur en droit-travers, s’?cria Bianchon en saisissant Eug?ne par le cou et le serrant de mani?re ? l’?touffer. Oh! les autres, oh! Mademoiselle Michonneau entra doucement, salua les convives sans rien dire, et s’alla placer pr?s des trois femmes. – Elle me fait toujours grelotter, cette vieille chauve-souris, dit ? voix basse Bianchon ? Vautrin en montrant mademoiselle Michonneau. Moi qui ?tudie le syst?me de Gall[18 - le syst?me de Gall – ñèñòåìà Ãàëëÿ – ó÷åíèå î âçàèìîçàâèñèìîñòè ìåæäó ôîðìîé ÷åðåïà è ìîðàëüíî-ýòè÷åñêèìè, à òàêæå óìñòâåííûìè ñïîñîáíîñòÿìè.], je lui trouve les bosses de Judas. – Monsieur l’a connu? dit Vautrin. – Qui ne l’a pas rencontr?! r?pondit Bianchon. Ma parole d’honneur, cette vieille fille blanche me fait l’effet de ces longs vers qui finissent par ronger une poutre. – Voil? ce que c’est, jeune homme, dit le quadrag?naire en peignant ses favoris. Et rose, elle a v?cu ce que vivent les roses, L’espace d’un matin. – Ah! ah! voici une fameuse «soupeaurama»[19 - «soupeaurama» – ñóïåîðàìà (îò ñëîâà ñóï)], dit Poiret en voyant Christophe qui entrait en tenant respectueusement le potage. – Pardonnez-moi, monsieur, dit madame Vauquer, c’est une soupe aux choux. Tous les jeunes gens ?clat?rent de rire. – Enfonc?, Poiret! – Poirrrrrette enfonc?! – Marquez deux points ? maman Vauquer, dit Vautrin. – Quelqu’un a-t-il fait attention au brouillard de ce matin? dit l’employ?. – C’?tait, dit Bianchon, un brouillard fr?n?tique et sans exemple, un brouillard lugubre, m?lancolique, vert, poussif, un brouillard Goriot. – Goriorama, dit le peintre, parce qu’on n’y voyait goutte. – H?, milord G??riotte, il ?tre questionne d? v?aus.[20 - H?, milord G??riotte, il ?tre questionne d? v?aus. – Ýé, ìèëîðä Ãîðèî, åñòü ðàçãîâîð.] Assis au bas-bout de la table, pr?s de la porte par laquelle on servait, le p?re Goriot leva la t?te en flairant un morceau de pain qu’il avait sous sa serviette, par une vieille habitude commerciale qui reparaissait quelquefois. – Eh bien! lui cria aigrement madame Vauquer d’une voix qui domina le bruit des cuillers, des assiettes et des voix. Est-ce que vous ne trouvez pas le pain bon? – Au contraire, madame, r?pondit-il, il est fait avec de la farine d’Etampes, premi?re qualit?. – A quoi voyez-vous cela? lui dit Eug?ne. – A la blancheur, au go?t. – Au go?t du nez puisque vous le sentez, dit madame Vauquer. Vous devenez si ?conome que vous finirez par trouver le moyen de vous nourrir en humant l’air de la cuisine. – Prenez alors un brevet d’invention, cria l’employ? au Mus?um, vous ferez une belle fortune. – Laissez donc, il fait ?a pour nous persuader qu’il a ?t? vermicellier, dit le peintre. – Votre nez est donc une cornue, demanda encore l’employ? du Mus?um. – Cor… quoi? fit Bianchon. – Cor-nouille. – Cor-nemuse. – Cor-naline. – Cor-niche. – Cor-nichon. – Cor-beau. – Cor-nac. – Cor-norama. Ces huit r?ponses partirent de tous les c?t?s de la salle avec la rapidit? d’un feu de file[21 - unfeu de file – èñêðà], et pr?t?rent d’autant plus ? rire, que le pauvre p?re Goriot regardait les convives d’un air niais, comme un homme qui t?che de comprendre une langue ?trang?re. – Cor? dit-il ? Vautrin qui se trouvait pr?s de lui. – Cor aux pieds, mon vieux! dit Vautrin en enfon?ant le chapeau du p?re Goriot par une tape qu’il lui appliqua sur la t?te et qui le fit descendre jusque sur les yeux. Le pauvre vieillard, stup?fait de cette brusque attaque, resta pendant un moment immobile. Christophe emporta l’assiette du bonhomme, croyant qu’il avait fini sa soupe; en sorte que quand Goriot, apr?s avoir relev? son chapeau, prit sa cuiller, il frappa la table. Tous les convives ?clat?rent de rire. – Monsieur, dit le vieillard, vous ?tes un mauvais plaisant, et si vous vous permettez encore de me donner de pareils renfoncements… – Eh bien, quoi, papa? dit Vautrin en l’interrompant. – Eh bien! vous payerez cela bien cher quelque jour… – En enfer, pas vrai? dit le peintre, dans ce petit coin noir o? l’on met les enfants m?chants! – Eh bien! mademoiselle, dit Vautrin ? Victorine, vous ne mangez pas. Le papa s’est donc montr? r?calcitrant? – Une horreur, dit madame Couture. – Il faut le mettre ? la raison, dit Vautrin. – Mais, dit Rastignac, qui se trouvait assez pr?s de Bianchon, mademoiselle pourrait intenter un proc?s sur la question des aliments, puisqu’elle ne mange pas. Eh! eh! voyez donc comme le p?re Goriot examine mademoiselle Victorine. Le vieillard oubliait de manger pour contempler la pauvre jeune fille dans les traits de laquelle ?clatait une douleur vraie, la douleur de l’enfant m?connu qui aime son p?re. – Mon cher, dit Eug?ne ? voix basse, nous nous sommes tromp?s sur le p?re Goriot. Ce n’est ni un imb?cile ni un homme sans nerfs. Applique-lui ton syst?me de Gall, et dis-moi ce que tu en penseras. Je lui ai vu cette nuit tordre un plat de vermeil, comme si c’est ?t? de la cire, et dans ce moment l’air de son visage trahit des sentiments extraordinaires. Sa vie me parait ?tre trop myst?rieuse pour ne pas valoir la peine d’?tre ?tudi?e. Oui, Bianchon, tu as beau rire, je ne plaisante pas. – Cet homme est un fait m?dical, dit Bianchon, d’accord; s’il veut, je le diss?que. – Non, t?te-lui la t?te. – Ah! bien, sa b?tise est peut-?tre contagieuse. Le lendemain Rastignac s’habilla fort ?l?gamment, et alla, vers trois heures de l’apr?s-midi, chez madame de Restaud, en se livrant pendant la route ? ces esp?rances ?tourdiment folles qui rendent la vie des jeunes gens si belle d’?motions: ils ne calculent alors ni les obstacles ni les dangers, ils voient en tout le succ?s, po?tisent leur existence par le seul jeu de leur imagination, et se font malheureux ou tristes par le renversement de projets qui ne vivaient encore que dans leurs d?sirs effr?n?s; s’ils n’?taient pas ignorants et timides, le monde social serait impossible. Eug?ne marchait avec mille pr?cautions pour ne se point crotter, mais il marchait en pensant ? ce qu’il dirait ? madame de Restaud, il s’approvisionnait d’esprit, il inventait les reparties d’une conversation imaginaire, il pr?parait ses mots fins, ses phrases ? la Talleyrand, en supposant de petites circonstances favorables ? la d?claration sur laquelle il fondait son avenir. Il se crotta, l’?tudiant, il fut forc? de faire cirer ses bottes et brosser son pantalon au Palais-Royal. «Si j’?tais riche, se dit-il en changeant une pi?ce de trente sous qu’il avait prise en cas de malheur, je serais all? en voiture, j’aurais pu penser ? mon aise.» Enfin il arriva rue du Helder et demanda la comtesse de Restaud. Avec la rage froide d’un homme s?r de triompher un jour, il re?ut le coup d’?il m?prisant des gens qui l’avaient vu traversant la cour ? pied, sans avoir entendu le bruit d’une voiture ? la porte. Ce coup d’?il lui fut d’autant plus sensible qu’il avait d?j? compris son inf?riorit? en entrant dans cette cour, o? piaffait un beau cheval richement attel? ? l’un de ces cabriolets pimpants qui affichent le luxe d’une existence dissipatrice, et sous-entendent l’habitude de toutes les f?licit?s parisiennes. Il se mit, ? lui tout seul, de mauvaise humeur. Les tiroirs ouverts dans son cerveau et qu’il comptait trouver pleins d’esprit se ferm?rent, il devint stupide. En attendant la r?ponse de la comtesse, ? laquelle un valet de chambre allait dire les noms du visiteur, Eug?ne se posa sur un seul pied devant une crois?e de l’antichambre, s’appuya le coude sur une espagnolette, et regarda machinalement dans la cour. Il trouvait le temps long, il s’en serait all? s’il n’avait pas ?t? dou? de cette t?nacit? m?ridionale qui enfante des prodiges quand elle va en ligne droite. – Monsieur, dit le valet de chambre, madame est dans son boudoir et fort occup?e, elle ne m’a pas r?pondu; mais si monsieur veut passer au salon, il y a d?j? quelqu’un. Tout en admirant l’?pouvantable pouvoir de ces gens qui, d’un seul mot, accusent ou jugent leurs ma?tres, Rastignac ouvrit d?lib?r?ment la porte par laquelle ?tait sorti le valet de chambre, afin sans doute de faire croire ? ces insolents valets qu’il connaissait les ?tres de la maison; mais d?boucha fort ?tourdiment dans une pi?ce o? se trouvaient des lampes, des buffets, un appareil ? chauffer des serviettes pour le bain, et qui menait ? la fois dans un corridor obscur et dans un escalier d?rob?. Les rires ?touff?s qu’il entendit dans l’antichambre mirent le comble ? sa confusion. – Monsieur, le salon est par ici, lui dit le valet de chambre avec ce faux respect qui semble ?tre une raillerie de plus. Eug?ne revint sur ses pas avec une telle pr?cipitation qu’il se heurta contre une baignoire, mais il retint assez heureusement son chapeau pour l’emp?cher de tomber dans le bain. En ce moment, une porte s’ouvrit au fond du long corridor ?clair? par une petite lampe, Rastignac y entendit ? la fois la voix de madame de Restaud, celle du p?re Goriot, et le bruit d’un baiser. Il entra dans la salle ? manger, la traversa, suivit le valet de chambre, et rentra dans un premier salon o? il resta pos? devant la fen?tre, en s’apercevant qu’elle avait vue sur la cour. Il voulait voir si ce p?re Goriot ?tait bien r?ellement son p?re Goriot. Le c?ur lui battait ?trangement, il se souvenait des ?pouvantables r?flexions de Vautrin. Le valet de chambre attendait Eug?ne ? la porte du salon, mais il en sortit tout ? coup un ?l?gant jeune homme, qui dit impatiemment: «Je m’en vais, Maurice. Vous direz ? madame la comtesse que je l’ai attendue plus d’une demi-heure.» Cet impertinent, qui sans doute avait le droit de l’?tre, chantonna quelque roulade italienne en se dirigeant vers la fen?tre o? stationnait Eug?ne, autant pour voir la figure de l’?tudiant que pour regarder dans la cour. – Mais monsieur le comte ferait mieux d’attendre encore un instant Madame a fini, dit Maurice en retournant ? l’antichambre. En ce moment, le p?re Goriot d?bouchait pr?s de la porte coch?re par la sortie du petit escalier. Le bonhomme tirait son parapluie et se disposait ? le d?ployer, sans faire attention que la grande porte ?tait ouverte pour donner passage ? un jeune homme d?cor? qui conduisait un tilbury. Le p?re Goriot n’eut que le temps de se jeter en arri?re pour n’?tre pas ?cras?. Le taffetas du parapluie avait effray? le cheval, qui fit un l?ger ?cart en se pr?cipitant vers le perron. Ce jeune homme d?tourna la t?te d’un air de col?re, regarda le p?re Goriot, et lui fit, avant qu’il ne sortit, un salut qui peignait la consid?ration forc?e que l’on accorde aux usuriers dont on a besoin, ou ce respect n?cessaire exig? par un homme tar?, mais dont on rougit plus tard. Le p?re Goriot r?pondit par un petit salut amical, plein de bonhomie. Ces ?v?nements se pass?rent avec la rapidit? de l’?clair. Trop attentif pour s’apercevoir qu’il n’?tait pas seul, Eug?ne entendit tout ? coup la voix de la comtesse. – Ah! Maxime, vous vous en alliez, dit-elle avec un ton de reproche o? se m?lait un peu de d?pit. La comtesse n’avait pas fait attention ? l’entr?e du tilbury. Rastignac se retourna brusquement et vit la comtesse coquettement v?tue d’un peignoir en cachemire blanc, ? n?uds roses, coiff?e n?gligemment, comme le sont les femmes de Paris au matin; elle embaumait, elle avait sans doute pris un bain, et sa beaut?, pour ainsi dire assouplie, semblait plus voluptueuse; ses yeux ?taient humides. L’?il des jeunes gens sait tout voir: leurs esprits s’unissent aux rayonnements de la femme comme une plante aspire dans l’air des substances qui lui sont propres. Eug?ne sentit donc la fra?cheur ?panouie des mains de cette femme sans avoir besoin d’y toucher. Il voyait, ? travers le cachemire, les teintes ros?es du corsage que le peignoir, l?g?rement entrouvert, laissait parfois ? nu, et sur lequel son regard s’?talait. Les ressources du busc ?taient inutiles ? la comtesse, la ceinture marquait seule sa taille flexible, son cou invitait ? l’amour, ses pieds ?taient jolis dans les pantoufles. Quand Maxime prit cette main pour la baiser, Eug?ne aper?ut alors Maxime, et la comtesse aper?ut Eug?ne. – Ah! c’est vous, monsieur de Rastignac, je suis bien aise de vous voir, dit-elle d’un air auquel savent ob?ir les gens d’esprit. Maxime regardait alternativement Eug?ne et la comtesse d’une mani?re assez significative pour faire d?camper l’intrus. – Ah ??, ma ch?re, j’esp?re que tu vas me mettre ce petit dr?le ? la porte! Cette phrase ?tait une traduction claire et intelligible des regards du jeune homme impertinemment fier que la comtesse Anastasie avait nomm? Maxime, et dont elle consultait le visage de cette intention soumise qui dit tous les secrets d’une femme sans qu’elle s’en doute. Rastignac se sentit une haine violente pour ce jeune homme. D’abord les beaux cheveux blonds et bien fris?s de Maxime lui apprirent combien les siens ?taient horribles. Puis Maxime avait des bottes fines et propres, tandis que les siennes, malgr? le soin qu’il avait pris en marchant, s’?taient empreintes d’une l?g?re teinte de boue. Enfin Maxime portait une redingote qui lui serait ?l?gamment la taille et le faisait ressembler ? une jolie femme, tandis qu’Eug?ne avait ? deux heures et demie un habit noir. Le spirituel enfant de la Charente sentit la sup?riorit? que la mise donnait ? ce dandy, mince et grand, ? l’?il clair, au teint p?le, un de ces hommes capables de ruiner des orphelins. Sans attendre la r?ponse d’Eug?ne, madame de Restaud se sauva comme ? tire-d’aile dans l’autre salon, en laissant flotter les pans de son peignoir qui se roulaient et se d?roulaient de mani?re ? lui donner l’apparence d’un papillon; et Maxime la suivit. Eug?ne furieux suivit Maxime et la comtesse. Ces trois personnages se trouv?rent donc en pr?sence, ? la hauteur de la chemin?e, au milieu du grand salon. L’?tudiant savait bien qu’il allait g?ner cet odieux Maxime; mais, au risque de d?plaire ? madame de Restaud, il voulut g?ner le dandy. Tout ? coup, en se souvenant d’avoir vu ce jeune homme au bal de madame de Beaus?ant, il devina ce qu’?tait Maxime pour madame de Restaud, et avec cette audace juv?nile qui fait commettre de grandes sottises ou obtenir de grand succ?s, il se dit: «Voil? mon rival, je veux triompher de lui.» L’imprudent! il ignorait que le comte Maxime de Trailles se laissait insulter, tirait le premier et tuait son homme. Eug?ne ?tait un adroit chasseur, mais il n’avait pas encore abattu vingt poup?es sur vingt-deux dans un tir. Le jeune comte se jeta dans une berg?re au coin du feu, prit les pincettes et fouilla le foyer par un mouvement si violent, si grimaud, que le beau visage d’Anastasie se chagrina soudain. La jeune femme se tourna vers Eug?ne, et lui lan?a un de ces regards froidement interrogatifs qui disent si bien: «Pourquoi ne vous en allez-vous pas?» que les gens bien ?lev?s savent aussit?t faire de ces phrases qu’il faudrait appeler des phrases de sortie. Eug?ne prit un air agr?able et dit: «Madame, j’avais h?te de vous voir pour…» Il s’arr?ta tout court. Une porte s’ouvrit. Le monsieur qui conduisait le tilbury se montra soudain, sans chapeau, ne salua pas la comtesse, regarda soucieusement Eug?ne, et tendit la main ? Maxime, en lui disant: «Bonjour» avec une expression fraternelle qui surprit singuli?rement Eug?ne. Les jeunes gens de province ignorent combien est douce la vie ? trois. – Monsieur de Restaud, dit la comtesse ? l’?tudiant en lui montrant son mari. Eug?ne s’inclina profond?ment. – Monsieur, dit-elle en continuant et en pr?sentant Eug?ne au comte de Restaud, est monsieur de Rastignac, parent de madame la vicomtesse de Beaus?ant par les Marcillac, et que j’ai eu le plaisir de rencontrer ? son dernier bal. «Parent de madame la vicomtesse de Beaus?ant par les Marcillac!» ces mots, que la comtesse pronon?a presque emphatiquement, par suite de l’espace d’orgueil qu’?prouve une ma?tresse de maison ? prouver qu’elle n’a chez elle que des gens de distinction, furent d’un effet magique, le comte quitta son air froidement c?r?monieux et salua l’?tudiant. – Enchant?, dit-il, monsieur, de pouvoir faire votre connaissance. Le comte Maxime de Trailles lui-m?me jeta sur Eug?ne un regard inquiet et quitta tout ? coup son air impertinent. Ce coup de baguette, d? ? la puissante intervention d’un nom, ouvrit trente cases dans le cerveau du M?ridional, et lui rendit l’esprit qu’il avait pr?par?. Une soudaine lumi?re lui fit voir clair dans l’atmosph?re de la haute soci?t? parisienne, encore t?n?breuse pour lui. La Maison-Vauquer, le p?re Goriot ?taient alors bien loin de sa pens?e. – Je croyais les Marcillac ?teints? dit le comte de Restaud ? Eug?ne. – Oui, monsieur, r?pondit-il. Mon grand-oncle, le chevalier de Rastignac, a ?pous? l’h?riti?re de la famille de Marcillac. Il n’a eu qu’une fille, qui a ?pous? le mar?chal de Clarimbault, a?eul maternel de madame de Beaus?ant. Nous sommes la branche cadette, branche d’autant plus pauvre que mon grand-oncle, vice-amiral, a tout perdu au service du Roi. Le gouvernement r?volutionnaire n’a pas voulu admettre nos cr?ances dans la liquidation qu’il a faite de la Compagnie des Indes. – Monsieur, votre grand-oncle ne commandait-il pas le Vengeur avant 1789? – Pr?cis?ment. – Alors, il a connu mon grand-p?re, qui commandait le Warwick. Maxime haussa l?g?rement les ?paules en regardant madame de Restaud, et eut l’air de lui dire: «S’il se met ? causer marine avec celui-l? nous sommes perdus.» Anastasie comprit le regard de monsieur de Trailles. Avec cette admirable puissance que poss?dent les femmes, elle se mit ? sourire en disant: «Venez, Maxime; j’ai quelque chose ? vous demander. Messieurs, nous vous laisserons naviguer de conserve sur le Warwick et sur le Vengeur.» Elle se leva et fit un signe plein de tra?trise railleuse ? Maxime, qui prit avec elle la route du boudoir. A peine ce couple morganatique, jolie expression allemande qui n’a pas son ?quivalent en fran?ais, avait-il atteint la porte que le comte interrompit sa conversation avec Eug?ne. – Anastasie! restez donc, ma ch?re, s’?cria-t-il avec humeur, vous savez bien que… – Je reviens, je reviens, dit-elle en l’interrompant, il ne me faut qu’un moment pour dire ? Maxime ce dont je veux le charger. Elle revint promptement. Comme toutes les femmes qui, forc?es d’observer le caract?re de leurs maris pour pouvoir se conduire ? leur fantaisie, savent reconna?tre jusqu’o? elles peuvent aller afin de ne pas perdre une confiance pr?cieuse, et qui alors ne les choquent jamais dans les petites choses de la vie, la comtesse avait vu d’apr?s les inflexions de la voix du comte qu’il n’y aurait aucune s?curit? ? rester dans le boudoir. Ces contretemps ?taient dus ? Eug?ne. Aussi la comtesse montra-t-elle l’?tudiant d’un air et par un geste pleins de d?pit ? Maxime, qui dit fort ?pigrammatiquement au comte, ? sa femme et ? Eug?ne: – ?coutez, vous ?tes en affaires, je ne veux pas vous g?ner; adieu. Il se sauva. – Restez donc, Maxime! cria le comte. – Venez d?ner, dit la comtesse qui, laissant encore une fois Eug?ne et le comte, suivit Maxime dans le premier salon o? ils rest?rent assez de temps ensemble pour croire que monsieur de Restaud cong?dierait Eug?ne. Rastignac les entendait tour ? tour ?clatant de rire, causant, se taisant; mais le malicieux ?tudiant faisait de l’esprit avec monsieur de Restaud, le flattait ou l’embarquait dans des discussions, afin de revoir la comtesse et de savoir quelles ?taient ses relations avec le p?re Goriot. Cette femme, ?videmment amoureuse de Maxime; cette femme, ma?tresse de son mari, li?e secr?tement au vieux vermicellier, lui semblait tout un myst?re. Il voulait p?n?trer ce myst?re, esp?rant ainsi pouvoir r?gner en souverain sur cette femme si ?minemment Parisienne. – Anastasie, dit le comte appelant de nouveau sa femme. – Allons, mon pauvre Maxime, dit-elle au jeune homme, il faut se r?signer. A ce soir… – J’esp?re, Nasie, lui dit-il ? l’oreille, que vous consignerez ce petit homme dont les yeux s’allumaient comme des charbons quand votre peignoir s’entrouvrait. Il vous ferait des d?clarations, vous compromettrait, et vous me forceriez ? le tuer. – ?tes-vous fou, Maxime? dit-elle. Ces petits ?tudiants ne sont-ils pas, au contraire, d’excellents paratonnerres? Je le ferai, certes, prendre en grippe ? Restaud. Maxime ?clata de rire et sortit suivi de la comtesse, qui se mit ? la fen?tre pour le voir montant en voiture, faire piaffer son cheval, et agitant son fouet. Elle ne revint que quand la grande porte fut ferm?e. – Dites donc, lui cria le comte quand elle rentra, ma ch?re, la terre o? demeure la famille de monsieur n’est pas loin de Verteuil, sur la Charente. Le grand-oncle de monsieur et mon grand-p?re se connaissaient. – Enchant?e d’?tre en pays de connaissance, dit la comtesse distraite. – Plus que vous ne le croyez, dit ? voix basse Eug?ne. – Comment? dit-elle vivement. – Mais, reprit l’?tudiant, je viens de voir sortir de chez vous un monsieur avec lequel je suis porte ? porte dans la m?me pension, le p?re Goriot. A ce nom enjoliv? du mot p?re, le comte, qui tisonnait, jeta les pincettes dans le feu, comme si elles lui eussent br?l? les mains, et se leva. – Monsieur, vous auriez pu dire monsieur Goriot! s’?cria-t-il. La comtesse p?lit d’abord en voyant l’impatience de son mari, puis elle rougit, et fut ?videmment embarrass?e; elle r?pondit d’une voix qu’elle voulut rendre naturelle, et d’un air faussement d?gag?: «Il est impossible de conna?tre quelqu’un que nous aimions mieux…» Elle s’interrompit, regarda son piano, comme s’il se r?veillait en elle quelque fantaisie, et dit: – Aimez-vous la musique, monsieur? – Beaucoup, r?pondit Eug?ne devenu rouge et b?tifi? par l’id?e confuse qu’il eut d’avoir commis quelque lourde sottise. – Chantez-vous? s’?cria-t-elle en s’en allant ? son piano dont elle attaqua vivement toutes les touches en les remuant depuis l’ut d’en bas jusqu’au fa d’en haut. Rrrrah! – Non, madame. Le comte de Restaud se promenait de long en large. – C’est dommage, vous ?tes priv? d’un grand moyen de succ?s. – Ca-a-ro, ca-a-ro, ca-a-a-a-ro, non dubita-re, chanta la comtesse. En pronon?ant le nom du p?re Goriot, Eug?ne avait donn? un coup de baguette magique, mais dont l’effet ?tait inverse de celui qu’avaient frapp? ces mots: «parent de madame de Beaus?ant.» Il se trouvait dans la situation d’un homme introduit par faveur chez un amateur de curiosit?s, et qui, touchant par m?garde une armoire pleine de figures sculpt?es, fait tomber trois ou quatre t?tes mal coll?es. Il aurait voulu se jeter dans un gouffre. Le visage de madame de Restaud ?tait sec, froid, et ses yeux devenus indiff?rents fuyaient ceux du malencontreux ?tudiant. – Madame, dit-il, vous avez ? causer avec monsieur de Restaud, veuillez agr?er mes hommages, et me permettre… – Toutes les fois que vous viendrez, dit pr?cipitamment la comtesse en arr?tant Eug?ne par un geste, vous ?tes s?r de nous faire, ? monsieur de Restaud comme ? moi, le plus vif plaisir. Eug?ne salua profond?ment le couple et sortit suivi de monsieur de Restaud, qui, malgr? ses instances, l’accompagna jusque dans l’antichambre. – Toutes les fois que monsieur se pr?sentera, dit le comte ? Maurice, ni madame ni moi nous n’y serons. Quand Eug?ne mit pied sur le perron, il s’aper?ut qu’il pleuvait. – Allons, se dit-il, je suis venu faire une gaucherie dont j’ignore la cause et la port?e, je g?terai par-dessus le march? mon habit et mon chapeau. Je devrais rester dans un coin ? piocher le Droit, ne penser qu’? devenir un rude magistrat. Puis-je aller dans le monde quand, pour y man?uvrer convenablement, il faut un tas de cabriolets, de bottes cir?es, d’agr?s indispensables, de cha?nes d’or, d?s le matin des gants de daim blancs qui co?tent six francs, et toujours des gants jaunes le soir? Vieux dr?le de p?re Goriot, va! Quand il se trouva sous la porte de la rue, le cocher d’une voiture de louage, qui venait sans doute de remiser de nouveaux mari?s et qui ne demandait pas mieux que de voler ? son ma?tre quelques courses de contrebande, fit ? Eug?ne un signe en le voyant sans parapluie, en habit noir, gilet blanc, gants jaunes et bottes cir?es. Eug?ne ?tait sous l’empire de ces rages sourdes qui poussent un jeune homme ? s’enfoncer de plus en plus dans l’ab?me o? il est entr?, comme s’il esp?rait y trouver une heureuse issue. Il consentit par un mouvement de t?te ? la demande du cocher. Sans avoir plus de vingt-deux sous dans sa poche, il monta dans la voiture o? quelques grains de fleurs d’oranger et des brins de cannetille attestaient le passage des mari?s. – O? monsieur va-t-il? demanda le cocher, qui n’avait d?j? plus ses gants blancs. – Parbleu! se dit Eug?ne, puisque je m’enfonce, il faut au moins que cela me serve ? quelque chose! Allez ? l’h?tel de Beaus?ant, ajouta-t-il ? haute voix. – Lequel? dit le cocher Mot sublime qui confondit Eug?ne. Cet ?l?gant in?dit ne savait pas qu’il y avait deux h?tels de Beaus?ant, il ne connaissait pas combien il ?tait riche en parents qui ne se souciaient pas de lui. – Le vicomte de Beaus?ant, rue… – De Grenelle, dit le cocher en hochant la t?te et l’interrompant. Voyez-vous, il y a encore l’h?tel du comte et du marquis de Beaus?ant, rue Saint-Dominique, ajouta-t-il en relevant le marchepied. – Je le sais bien, r?pondit Eug?ne d’un air sec. Tout le monde aujourd’hui se moque donc de moi! dit-il en jetant son chapeau sur les coussins de devant. Voil? une escapade qui va me co?ter la ran?on d’un roi. Mais au moins je vais faire ma visite ? ma soi-disant cousine d’une mani?re solidement aristocratique. Le p?re Goriot me co?te d?j? au moins dix francs, le vieux sc?l?rat! Ma foi, je vais raconter mon aventure ? madame de Beaus?ant, peut-?tre la ferais-je rire. Elle saura sans doute le myst?re des liaisons criminelles de ce vieux rat sans queue et de cette belle femme. Il vaut mieux plaire ? ma cousine que de me cogner contre cette femme immorale, qui me fait l’effet d’?tre bien co?teuse. Si le nom de la belle vicomtesse est si puissant, de quel poids doit donc ?tre sa personne? Adressons-nous en haut. Quand on s’attaque ? quelque chose dans le ciel, il faut viser Dieu! Ces paroles sont la formule br?ve des mille et une pens?es entre lesquelles il flottait. Il reprit un peu de calme et d’assurance en voyant tomber la pluie. Il se dit que s’il allait dissiper deux des pr?cieuses pi?ces de cent sous qui lui restaient, elles seraient heureusement employ?es ? la conservation de son habit, de ses bottes et de son chapeau. Il n’entendit pas sans un mouvement d’hilarit? son cocher criant: «La porte, s’il vous pla?t?» Un suisse rouge et dor? fit grogner sur ses gonds la porte de l’h?tel, et Rastignac vit avec une douce satisfaction sa voiture passant sous le porche, tournant dans la cour, et s’arr?tant sous la marquise du perron. Le cocher ? grosse houppelande bleue bord?e de rouge vint d?plier le marchepied. En descendant de sa voiture, Eug?ne entendit des rires ?touff?s qui partaient sous le p?ristyle. Trois ou quatre valets avaient d?j? plaisant? sur cet ?quipage de mari?e vulgaire. Leur rire ?claira l’?tudiant au moment o? il compara cette voiture ? l’un des plus ?l?gants coup?s de Paris, attel? de deux cheveux fringants qui avaient des roses ? l’oreille, qui mordaient leur frein, et qu’un cocher poudr?, bien cravat?, tenait en bride comme s’ils eussent voulu s’?chapper. A la Chauss?e-d’Antin, madame de Restaud avait dans sa cour le fin cabriolet de l’homme de vingt-six ans. Au faubourg Saint-Germain, attendait le luxe d’un grand seigneur, un ?quipage que trente mille francs n’auraient pas pay?. – Qui donc est l?? se dit Eug?ne en comprenant un peu tardivement qu’il devait se rencontrer ? Paris bien peu de femmes qui ne fussent occup?es, et que la conqu?te d’une de ces reines co?tait plus que du sang. Diantre! ma cousine aura sans doute aussi son Maxime. Il monta le perron la mort dans l’?me. A son aspect la porte vitr?e s’ouvrit; il trouva les valets s?rieux comme des ?nes qu’on ?trille. La f?te ? laquelle il avait assist? s’?tait donn?e dans les grands appartements de r?ception, situ?s au rez-de-chauss?e de l’h?tel de Beaus?ant. N’ayant pas eu le temps, entre l’invitation et le bal, de faire une visite ? sa cousine, il n’avait donc pas encore p?n?tr? dans les appartements de madame de Beaus?ant; il allait donc voir pour la premi?re fois les merveilles de cette ?l?gance personnelle qui trahit l’?me et les m?urs d’une femme de distinction. ?tude d’autant plus curieuse que le salon de madame de Restaud lui fournissait un terme de comparaison. A quatre heures et demie la vicomtesse ?tait visible. Cinq minutes plus t?t, elle n’e?t pas re?u son cousin. Eug?ne, qui ne savait rien des diverses ?tiquettes parisiennes, fut conduit par un grand escalier plein de fleurs, blanc de ton, ? rampe dor?e, ? tapis rouge, chez madame de Beaus?ant, dont il ignorait la biographie verbale, une de ces changeantes histoires qui se content tous les soirs d’oreille ? oreille dans les salons de Paris. La vicomtesse ?tait li?e depuis trois ans avec un des plus c?l?bres et des plus riches seigneurs portugais, le marquis d’Ajuda-Pinto. C’?tait une de ces liaisons innocentes qui ont tant d’attraits pour les personnes ainsi li?es, qu’elles ne peuvent supporter personne en tiers. Aussi le vicomte de Beaus?ant avait-il donn? lui-m?me l’exemple au public en respectant, bon gr?, mal gr?, cette union morganatique. Les personnes qui, dans les premiers jours de cette amiti?, vinrent voir la vicomtesse ? deux heures, y trouvaient le marquis d’Ajuda-Pinto. Madame de Beaus?ant, incapable de fermer sa porte, ce qui e?t ?t? fort inconvenant, recevait si froidement les gens et contemplait si studieusement sa corniche, que chacun comprenait combien il la g?nait. Quand on sut dans Paris qu’on g?nait madame de Beaus?ant en venant la voir entre deux et quatre heures, elle se trouva dans la solitude la plus compl?te. Elle allait aux Bouffons ou ? l’Op?ra en compagnie de monsieur de Beaus?ant et de monsieur d’Ajuda-Pinto; mais en homme qui sait vivre, monsieur de Beaus?ant quittait toujours sa femme et le Portugais apr?s les y avoir install?s. Monsieur d’Ajuda devait se marier. Il ?pousait une demoiselle de Rochefide. Dans toute la haute soci?t? une seule personne ignorait encore ce mariage, cette personne ?tait madame de Beaus?ant. Quelques-unes de ses amies lui en avaient bien parl? vaguement; elle en avait ri, croyant que ses amies voulaient troubler un bonheur jalous?. Cependant les bans allaient se publier. Quoiqu’il f?t venu pour notifier ce mariage ? la vicomtesse, le beau Portugais n’avait pas encore os? dire un tra?tre mot. Pourquoi? Rien sans doute n’est plus difficile que de notifier ? une femme un semblable ultimatum. Certains hommes se trouvent plus ? l’aise sur le terrain, devant un homme qui leur menace le c?ur avec une ?p?e, que devant une femme qui, apr?s avoir d?bit? ses ?l?gies pendant deux heures, fait la morte et demande des sels. En ce moment donc monsieur d’Ajuda-Pinto ?tait sur les ?pines, et voulait sortir, en se disant que madame de Beaus?ant apprendrait cette nouvelle, il lui ?crirait, il serait plus commode de traiter ce galant assassinat par correspondance que de vive voix. Quand le valet de chambre de la vicomtesse annon?a monsieur Eug?ne de Rastignac, il fit tressaillir de joie le marquis d’Ajuda-Pinto. Sachez-le bien, une femme aimante est encore plus ing?nieuse ? se cr?er des doutes qu’elle n’est habile ? varier le plaisir. Quand elle est sur le point d’?tre quitt?e, elle devine plus rapidement le sens d’un geste que le coursier de Virgile ne flaire les lointains corpuscules qui lui annoncent l’amour. Aussi comptez que madame de Beaus?ant surprit ce tressaillement involontaire, l?ger, mais na?vement ?pouvantable. Eug?ne ignorait qu’on ne doit jamais se pr?senter chez qui que ce soit ? Paris sans s’?tre fait conter par les amis de la maison l’histoire du mari, celle de la femme ou des enfants, afin de n’y commettre aucune de ces balourdises dont on dit pittoresquement en Pologne: «Attelez cinq b?ufs ? votre char!» sans doute pour vous tirer du mauvais pas o? vous vous embourbez. Si ces malheurs de la conversation n’ont encore aucun nom en France, on les y suppose sans doute impossibles, par suite de l’?norme publicit? qu’y obtiennent les m?disances. Apr?s s’?tre embourb? chez madame de Restaud, qui ne lui avait pas m?me laiss? le temps d’atteler les cinq b?ufs ? son char, Eug?ne seul ?tait capable de recommencer son m?tier de bouvier, en se pr?sentant chez madame de Beaus?ant. Mais s’il avait horriblement g?n? madame de Restaud et monsieur de Trailles, il tirait d’embarras monsieur d’Ajuda. – Adieu, dit le Portugais en s’empressant de gagner la porte quand Eug?ne entra dans un petit salon coquet, gris et rose, o? le luxe semblait n’?tre que de l’?l?gance. – Mais ? ce soir, dit madame de Beaus?ant en retournant la t?te et jetant un regard au marquis. N’allons-nous pas aux Bouffons? – Je ne le puis, dit-il en prenant le bouton de la porte. Madame de Beaus?ant se leva, le rappela pr?s d’elle, sans faire la moindre attention ? Eug?ne, qui, debout, ?tourdi par les scintillements d’une richesse merveilleuse, croyait ? la r?alit? des contes arabes, et ne savait o? se fourrer en se trouvant en pr?sence de cette femme sans ?tre remarqu? par elle. La vicomtesse avait lev? l’index de sa main droite, et par un joli mouvement d?signait au marquis une place devant elle. Il y eut dans ce geste un si violent despotisme de passion que le marquis laissa le bouton de la porte et vint. Eug?ne le regarda non sans envie. – Voil?, se dit-il, l’homme au coup?! Mais il faut donc avoir des chevaux fringants, des livr?es et de l’or ? flots pour obtenir le regard d’une femme de Paris? Le d?mon du luxe le mordit au c?ur, la fi?vre du gain le prit, la soif de l’or lui s?cha la gorge. Il avait cent trente francs pour son trimestre. Son p?re, sa m?re, ses fr?res, ses s?urs, sa tante, ne d?pensaient pas deux cents francs par mois, ? eux tous. Cette rapide comparaison entre sa situation pr?sente et le but auquel il fallait parvenir contribu?rent ? le stup?fier. – Pourquoi, dit la vicomtesse en riant, ne pouvez-vous pas venir aux Italiens? – Des affaires! Je d?ne chez l’ambassadeur d’Angleterre. – Vous les quitterez. Quand un homme trompe, il est invinciblement forc? d’entasser mensonges sur mensonges. Monsieur d’Ajuda dit alors en riant: Êîíåö îçíàêîìèòåëüíîãî ôðàãìåíòà. Òåêñò ïðåäîñòàâëåí ÎÎÎ «ËèòÐåñ». Ïðî÷èòàéòå ýòó êíèãó öåëèêîì, êóïèâ ïîëíóþ ëåãàëüíóþ âåðñèþ (https://www.litres.ru/pages/biblio_book/?art=25098685&lfrom=688855901) íà ËèòÐåñ. Áåçîïàñíî îïëàòèòü êíèãó ìîæíî áàíêîâñêîé êàðòîé Visa, MasterCard, Maestro, ñî ñ÷åòà ìîáèëüíîãî òåëåôîíà, ñ ïëàòåæíîãî òåðìèíàëà, â ñàëîíå ÌÒÑ èëè Ñâÿçíîé, ÷åðåç PayPal, WebMoney, ßíäåêñ.Äåíüãè, QIWI Êîøåëåê, áîíóñíûìè êàðòàìè èëè äðóãèì óäîáíûì Âàì ñïîñîáîì. notes Ïðèìå÷àíèÿ 1 larmes intra muros et extra – (ëàò.) â ñàìîì ãîðîäå è çà åãî ñòåíàìè 2 All is true – (àíãë.) Âñå ïðàâäà 3 les atmosph?res catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux – áîëåçíåííûå çàïàõè, èñòî÷àåìûå êàæäûì ìîëîäûì èëè ñòàðûì æèëüöîì 4 Patiras – æàëêîå çðåëèùå, ñòðàñòîòåðïåö 5 «armoires» – øêàôû 6 macouba – ñîðò òàáàêà 7 Casquettiferes – Ôóðàæêîíîñöû 8 un cheval de pur sang – ÷èñòîêðîâíàÿ ëîøàäü 9 femme de race – ïîðîäèñòàÿ æåíùèíà 10 d?me – äåñÿòèíà 11 ils dorment comme des souches qui sont – ñïÿò, êàê êîëîäû; êîëîäû è åñòü 12 roitelet – êîðîëåê (ïòèöà) 13 Connu, connu! – Äåëî æèòåéñêîå! 14 «sant?rama» – çäîðîâüåðàìà (çäåñü è äàëåå – èãðà ñëîâ) 15 estomac est descendue osque ad talones – çâåðñêè ïðîãîëîäàòüñÿ 16 «froitorama» – ñòóäåðàìà, õîëîäåðàìà 17 «froidorama» – ñòóäåíü, õîëîäåö 18 le syst?me de Gall – ñèñòåìà Ãàëëÿ – ó÷åíèå î âçàèìîçàâèñèìîñòè ìåæäó ôîðìîé ÷åðåïà è ìîðàëüíî-ýòè÷åñêèìè, à òàêæå óìñòâåííûìè ñïîñîáíîñòÿìè. 19 «soupeaurama» – ñóïåîðàìà (îò ñëîâà ñóï) 20 H?, milord G??riotte, il ?tre questionne d? v?aus. – Ýé, ìèëîðä Ãîðèî, åñòü ðàçãîâîð. 21 unfeu de file – èñêðà
Íàø ëèòåðàòóðíûé æóðíàë Ëó÷øåå ìåñòî äëÿ ðàçìåùåíèÿ ñâîèõ ïðîèçâåäåíèé ìîëîäûìè àâòîðàìè, ïîýòàìè; äëÿ ðåàëèçàöèè ñâîèõ òâîð÷åñêèõ èäåé è äëÿ òîãî, ÷òîáû âàøè ïðîèçâåäåíèÿ ñòàëè ïîïóëÿðíûìè è ÷èòàåìûìè. Åñëè âû, íåèçâåñòíûé ñîâðåìåííûé ïîýò èëè çàèíòåðåñîâàííûé ÷èòàòåëü - Âàñ æä¸ò íàø ëèòåðàòóðíûé æóðíàë.