Çà ïîðòüåðîé ñ óçîðàìè ñòðàííûìè, Ó îêíà,÷òî áåëî îòî ëüäà, Íåïîäâèæíî,ñ ãëàçàìè ñòåêëÿííûìè, ß ñòîþ è ñìîòðþ â íèêóäà. Ñîæàëåþ î òîì,÷òî áåçâðåìåííî, Áåçâîçâðàòíî óøëî,íàâñåãäà, ×òî ïî ãëóïîñòè áûëî óòåðÿíî, Óòåêëî,êàê ñêâîçü ïàëüöû âîäà. Âûðûâàþ èç ïàìÿòè ïðîøëîå, È ëèñòàþ îáðàòíî ãîäà. Òî,÷òî ñðåçàíî,ñêîøåíî,áðîøåíî, Âîðîòèòñÿ ëü?Óâû,íèêîãäà.

Avignon et partout ailleurs. Premie?re partie. Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Base? sur des faits re?els, ce texte est publie? a? la me?moire de son auteur.

Avignon et partout ailleurs. Premie?re partie. Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Base? sur des faits re?els, ce texte est publie? a? la me?moire de son auteur. Mara Ming C’est un roman-voyage, roman-journal qui s’e?tend d’Avignon en France jusqu’au fins fond de la Sybe?rie: il raconte un grand amour. Il parle d’une rencontre entre un artiste qui, ayant commence? sa vie dans un orphe?linat, est passe? par le grand banditisme et a finit par arriver dans le show-business, et une e?crivaine qui n’a pas voulu passer a? co?te? de son histoire et, du coup, a? fini par e?crire la sienne.Et, surtout, c’est un roman qui parle de la foi. L’histoire est re?elle. Avignon et partout ailleurs. Premi?re partie Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Bas? sur des faits r?els, ce texte est publi? ? la m?moire de son auteur. Mara Ming © Mara Ming, 2019 ISBN 978-5-0050-2501-2 Created with Ridero smart publishing system Mot de l’?ditrice Je publie ce roman pour la m?moire d’un ?tre cher, qui n’est plus de ce monde. De son vivant l’auteure ne voulait pas publier ce texte, elle le jugeait trop personnel et imparfait. Mais aujourd’hui, je pense qu’il doit para?tre: c’est la seule chose que je peux encore faire pour toi – et peut ?tre pour les personnages de ton livre. Tous les ?v?nements mentionn?s dans ce livre sont r?els. C’?tait g?nial, petite! Tu me manques souvent. Avec tout mon amour, Marsa Asher. P.S. L’original est ?crit en russe et je voudrais exprimer une ?norme et sinc?re reconnaissance ? Pascal Durand, homme de grand coeur et aux grands id?aux, ent?t?, intransigeant, ami fid?le. Ce n’est que gr?ce ? lui que la traduction de la premi?re partie du livre ? vu le jour. La deuxi?me partie n’est pas encore traduite en francais. Russie. Irkoutsk Peut-?tre devrais-je commencer par la fin? A partir de ce moment pr?cis, par exemple, o? on est attabl?s avec Pascal, qui a courageusement d?cid? de me sauver, et qu’on corrige, depuis on ne sait quand, mon texte fran?ais bancal. De l’hiver sib?rien, du th? au sagan dalya. De nos chamailleries sur la traduction. Boucler ce texte, et alors, peut-?tre finira-t-il? Il se fermera en rond comme un serpent qui se mord la queue, et moi je pourrai alors enfin m’?chapper? Ruse d’enfant. Je me demande bien qui je veux tromper. Qu’importe par o? on commence, on ne r?ussira pas ? couper au plus court. On n’a pas pu laisser tomber: c’est mon ent?tement et ma cabochardise qui m’en ont emp?ch?, et c’est la parole d’honneur et le respect pour mon acte t?m?raire, comme il dit (je dirais plut?t, folle), qui en ont emp?ch? Pascal. Si on a un ami obstin?, on peut se consid?rer comme chanceux. Alors, non. Je commencerai ? partir d’o? j’avais commenc? il y a une ann?e et demie. A partir de ?a : «Miss! Avignon! You arrived! Miss!» France. Avignon I Dans le bus de nuit Eurolines Milan-Marseille – bruyant, frigorifique en raison de la clim trop forte – j’en ai vu de toutes les couleurs. Toute la nuit, je me suis tourn?e d’un c?t? sur l’autre dans un fauteuil incommode: tant?t quelque chose me pressait le dos, tant?t j’avais soif, tant?t froid, tant?t chaud. Quand il a commenc? ? faire jour ? travers la vitre, je me suis coll? un masque de sommeil sur le nez et soudain, d’une fa?on tout ? fait inattendue, je me suis d?connect?e; je me suis effondr?e dans le sommeil comme dans un puits. Le bus se balancait au rythme des virages, des gens changeaient de place et sortaient, mais moi, je m’en foutais. Dans cette paralysie du sommeil, je serais probablement arriv?e jusqu’? Marseille, quand soudain : «Miss! Avignon! You arrived! Miss!» En toute h?te, j’ai ramass? mes sacs, me suis precipit?e vers la sortie (tout le monde m’attend!) et ai d?gringol? les marches. Le bus a crach? un petit nuage de fum?e et est parti. J’ai clignot? des yeux, ai mis mes lunettes de soleil. Puis je les ai enlev?es. Je me suis frott? les yeux. Si je me lave le visage, est-ce que ?a m’aidera? A droite, de l’autre c?t? de la route, ? travers une petite place, il y avait une gare: un b?timent carr? de style classique, d?cor? de pilastres et d’une horloge ronde, telle une cerise sur un g?teau. Gare d’Avignon Centre. Je m’y suis dirig?e. A cette heure-l?, il n’y avait pas beaucoup de gens, la gare sonore et ensoleill?e ?tait presque vide. Les WC se trouvaient ? m?me le quai, tout au bout de celui-ci. L?, je me suis lav? le visage et me suis bross? les dents; la fille des toilettes, d’un sourire endormi, m’a tendu les 50 centimes de monnaie sur un euro, et s’est mise ? rire tout en agitant la main, quand je me suis dirig?e par erreur vers la partie pour hommes. J’ai bu un expresso dans un petit bar de la gare, puis j’ai retravers? la route et me suis retrouv?e devant l’enceinte de la cit?. Bigre, me suis-je soudain ?tonn?e. Avignon! Il ?tait un peu plus de sept heures du matin. La lumi?re du soleil, encore laiteuse, s’?coulait sur les ?cailles de la vieille ville. Quand on n’a pas bien dormi, on voit les couleurs plus vives que ce qu’elles sont: le ciel ?tait d’un bleu de f?te, les lignes et les angles semblaient avoir ?t? trac?s avec un crayon pointu. Le long des remparts, des arbres aux t?tes rondes, tous identiques, ?taient plant?s. Les ombres de leurs couronnes tombaient obliquement sur le mur, et je me suis arr?t?e un instant: il m’a sembl? soudain que des dizaines de paumes soutenaient l’enceinte de la cit?. Ayant enfonc? mes ?couteurs dans mes oreilles, j’ai mis « La Traviata». Je l’?coutais quand j’avais besoin de me donner la p?che. Strictement parlant, je l’?coutais tout le temps: cet enregistrement de 1967, o? Montserrat chante Violetta, et Milnes Alfredo. Je n’aimais pas les autres. Derri?re les remparts, solides comme une mal?diction, se trouvait la vieille ville: toute de deux, trois ?tages, toute d?teinte. Des maisons aux couleurs fan?es: roses, jaunes, marron. Des fen?tres ?troites. Sur leurs murs, ? la mani?re d’une solution d’encre p?le sur du buvard, se r?pandait du salp?tre cyanos?. Personne n’?tait encore r?veill?: c’?tait tr?s calme. L’eau verte demeurait immobile dans les caniveaux, les pigeons se serraient l’un contre l’autre sur les parapets, et sous eux, dans l’eau, des affiches se refl?taient comme des ramages-aquarelle. Des affiches, des dizaines et des centaines d’affiches multicolores. Coll?es sur les murs, pendues en ribambelle sur des cordes, tel du linge en train de s?cher. Un tetris d’affiches. John m’avait ?crit qu’ils avaient une sorte de f?te: soit une foire, soit un festival des vendanges. Ou je ne sais quoi encore. Il aurait pu ?crire n’importe quoi: ai-je d?j? lu, ne serait-ce qu’une fois, quelque chose attentivement? Le plan qu’il m’avait envoy? (» it’s easy to reach me from the station»), je ne l’avais pas gard? non plus, et c’est seulement par miracle que je m’en suis sortie: en prenant au pif un croisement, je suis litt?ralement tomb?e sur un grand panneau avec le plan de la ville. Celui-ci ressemblait ? un gros cerveau: ovale de forme irr?guli?re, enfl? sur la droite. D’apr?s l’image, il s’av?rait que John ?tait ? deux pas. Sa rue s’?tendait ? partir de l’enceinte m?me de la cit?, de l’autre c?t? de celle-ci. A droite, ? la sortie de la vieille ville, verdoyait un petit parc. A gauche, dans l’ombre ?paisse des arbres, un bureau de tabac prenait racine. J’avais envie de fumer, mais je ne me suis pas r?solue ? y entrer; les vitres teint?es donnaient l’impression de cacher quelque chose d’honteux. J’y suis pass?e devant d’un pas d?cid?. Le premier immeuble de l’autre c?t? de la route – long, d’un rose sale – s’est av?r? ?tre celui qu’il me fallait. 5, Avenue de la Synagogue. Pr?s d’une fen?tre au premier ?tage, se profilait une croix en ruban adh?sif rouge, coll?e de travers sur le b?ton. ?a m’a amus?e: c’?tait une balise pour moi. – – «There are a lot of apartments in that house» – John a ?crit – « But there will be a sign for you near my window. And the same near the bell». Une mise en sc?ne dans le style de Rom?o et Juliette, sauf que c’est moi qui joue Rom?o? Parfait! Ce sc?nario invers? m’a sembl? tellement absurde que je m’en suis r?jouie. Tout de m?me, il est unique ce John. J’ai d? sonner deux fois, mais je n’ai pas attendu bien longtemps en bas. Une minute plus tard, John a surgi du perron et m’a baign?e d’une embrassade ensommeill?e. «Was snuffling in your sweet craddle?» ai-je demand?. John m’a regard?e avec les yeux tendres et honn?tes d’un b?b?. Il portait un pantalon noir et des claquettes pieds nus. Il semblait avoir maigri, mais ? part ?a, il ?tait rest? le m?me: poignard entre les dents et pr?t ? sauter sur le m?t. Quel bonhomme! Il m’a manqu?. Dans la cage d’escalier, ?a sentait la chaux et les vieilles serpilli?res (» Shitty place, a dit John en b?illant. But cheap»). Dans le long couloir au premier ?tage tremblotait une lumi?re trouble et jaun?tre (» comme dans un local de copropri?t?», ai-je pens?, sans bien savoir pourquoi). Quelques zigzags – j’ai ?t? imm?diatement perdue dans cette g?om?trie de couloir – puis on s’est retrouv?s devant deux portes identiques sans num?ro. John a pouss? celle de gauche, mais n’a pas daign? allumer la lumi?re. «There’s Paolo, l’ai-je entendu chuchoter. Still sleeping, he’s tired. Both tired, I’ve also something with my leg. It has been paining for a week already» Le soleil suintait ? travers les lames du store v?nitien, diluant la p?nombre dans la pi?ce. Dans cette soupe obscure flottaient les contours des objets: une table de nuit, un divan. Une table sur laquelle ?tait amass? quelque chose. Un matelas ? m?me le sol sous la fen?tre, et sur lui un ballot sombre, encombrant. «He’s also a performer?» ai-je demand? tout bas. Il s’est av?r? que oui, il ?tait jongleur, une vieille connaissance. Et non, ils ne se produisaient pas ensemble. Ils partageaient ce cagibi, c’est tout. «And you? Going well?» John a souri. «It depends. Almost no people this year, don’t remember when it was like that.» Je tentais encore et encore de discerner cette pi?ce. Je ne sais pas trop ce que j’attendais de cette demeure; connaissant John, elle pouvait ?tre tout ce qu’on veut. Lui-m?me ?tait ainsi: tout ce qu’on veut. Artiste de rue, r?alisateur, acteur, activiste politique, militant pour la renaissance du patriotisme fran?ais. Un provocateur n?, magnifique et odieux. Cent en un. C’est dr?le. J’ai dit ?a comme si on se connaissait depuis des si?cles. A vrai dire, pas depuis tr?s longtemps. Trois, quatre mois, peut-?tre. En fait, je connaissais sa femme depuis environ six ans: on s’?tait rencontr?es quand il n’y avait pas encore de John. Tout le monde l’appelait Tsap, elle ?tait russe. On s’est perdues de vue pendant un moment, mais le printemps dernier je me suis soudain rappel?e d’elle; il s’est trouv? qu’elle venait justement ? Moscou en compagnie de son mari fran?ais pour mener une nouvelle formation. Ils organisaient sans arr?t des rencontres, des formations, des s?minaires de toutes sortes, et ils faisaient preuve d’un ?clectisme remarquable dans le choix des sujets: du v?g?tarisme au striptease, du yoga ? l’amour libre. Je suis all?e voir Tsap et ai fait la connaissance de Johnny. Pour ?tre plus exact, il s’appelait Jean, Jean-Marie m?me. Mais de Jean ? John il n’y a qu’un pas. John s’est r?v?l? ?tre une sorte de petit p?t? farci de moi: on avait toujours quelque chose ? discuter. Les voyages, l’Inde, les aventures. Il faisait l’?loge, je m’en souviens, de mon anglais; quelle honte, Maroussia, disait-il, les Russes ne veulent pas apprendre les langues, mais toi tu n’es pas comme les autres! Je riais: arr?te, ?a fait longtemps que mon anglais s’est transform? en hinglish: moiti? hindi, moiti? english. Une quinzaine d’ann?es plus t?t, j’aurais peut-?tre m?me pu converser en fran?ais avec toi. Mais les instruments rouillent quand on ne les utilise pas. Le fran?ais, je ne pouvais plus le parler. Un jour, je lui ai touch? un mot de mon projet de passer des vacances en Italie l’?t? – je pr?voyais d’aller au festival d’op?ra – et John a imm?diatement saisi l’occasion au vol. Listen, a-t-il dit d’un ton insinuant. You go to Italy, so, you can drop to us? For a week, in addition to your holidays. What do you think? Hmm, ai-je r?pondu. Tout est si proche, m’a rappel? John. Tu passes par Milan? Alors, c’est seulement une nuit en bus ou en train. Je te pr?senterai ? des gars fran?ais extras. Je ne sais pas, ai-je dit. Ils te montreront la France v?ritable, a ajout? John. La vraie France fran?aise. Un plan simple et super, non? En effet, pourquoi pas, ai-je soudain pens?. Tout est effectivement proche. Et je suis tomb?e d’accord. Concernant la France v?ritable, qui pouvait-on croire, si ce n’est John? Il ?tait obs?d? par l’id?e de l’identit? nationale, c’est pourquoi il savait comment mettre en valeur son pays natal. John suivait une trajectoire bien peu ordinaire: ayant commenc? comme artiste de rue, il se dirigeait irr?m?diablement, tel un tram sur ses rails, du c?t? de la politique. Au moment o? on s’est rencontr?s, il ?tait d?j? un anti-mondialiste convaincu: sous couvert de coop?ration du gouvernement fran?ais avec les Am?ricains, il voyait un abominable projet consistant ? priver les Fran?ais (pourquoi les Fran?ais d’ailleurs, tous les terriens) de leur m?moire, ? leur faire oublier leurs racines et leurs traditions. Mais bon sang, les Fran?ais avaient le fromage, le vin, Jeanne d’Arc et dieu sait quoi encore, et selon John, ils ne pouvaient pas se permettre de n?gliger cela. Ils devaient en ?tre fiers! Dans la bouche de John, le mot « nationalisme» ?tait exceptionnellement laudatif: pour lui, il n’impliquait pas la haine des peuples voisins et signifiait plut?t l’amour de sa propre culture. Il est probable, consentait-il, que son peuple a quelque chose ? apprendre des autres (des Russes, par exemple), mais renoncer ? ses particularit?s, fusionner avec le reste du monde, devenir des Europ?ens sans visage propre, c’est une issue horrible, la fin de tout. «That’s all Americans! s’indignait John, et ses yeux de pirate lan?aient des ?clairs. A half of Europe already looks like copied! Everywhere is Macdonalds!» C’est en cela que nous ?tions diff?rents: John ?tait dans la politique jusqu’aux oreilles, mais moi, je ne me m?lais jamais de tout ?a. Premi?rement, je ne croyais pas les politiciens, aucun d’entre eux. J’?tais de ceux que mes propres amis appelaient avec m?pris « la masse grise passive»: je n’agitais pas de rubans blancs, n’assistais pas ? des meetings, ne citais pas les articles d’opposants c?l?bres. Mais ce n’?tait pas de la passivit?; c’?tait une position de principe, et m?me une sorte de protestation. J’?tais convaincue (pourquoi « j’?tais»?) qu’il n’y avait pas de gens honn?tes en politique; tout du moins chez nous. Partant de l?, peu importe qui essaye de me berner. C’est de ?a dont on a discut? une fois; je m’en souviens parfaitement, c’?tait un soir, John faisait les cent pas dans la cuisine, v?tu de son peignoir chinois en soie, avec des dragons, et fulminait. Je mangeais un beignet. «You really don’t see what’s going on?» s’est-il ?cri? enfin. Non, je ne voyais pas; pour moi, personnellement, rien n’allait mal. Pour moi tout ?tait simple. Il y avait une seule r?gle. Mets de l’ordre dans ton cercle proche – dans ta famille, ? ton travail – apprends ? jeter ton papier dans la poubelle (comme le montre la pratique, m?me ?a, pas tout le monde n’arrive ? le faire), et seulement alors tu peux monter sur une tribune. En ce qui me concerne, c’est pr?cis?ment comme ?a que j’avais r?solu le probl?me. Je n’aspirais pas plus que ?a ? sauver le monde, je me souciais seulement de ce qui m’appartenait et dont j’?tais personnellement responsable. Pour John, tout ?tait global. Il consacrait la part l?onine de son temps ? la lutte et, de mani?re g?n?rale, ses m?thodes me paraissaient tout ? fait ad?quates. Il ne br?lait pas de drapeaux am?ricains, ne saccageait pas de magasins. Il consid?rait qu’on pouvait arriver ? ses fins seulement par l’?ducation, par des mots, des explications, et il donnait donc des interviews, ?crivait des textes, organisait des rencontres pour ceux qui ?taient pr?ts ? y venir, tout ?a pour expliquer sans rel?che aux gens comment se trament les choses dans le monde. Ses spectacles de rue ?taient son terrain de propagande. Les gens venaient voir un show, mais emportaient avec eux le message que John r?ussissait ? introduire dans son spectacle. Il se d?finissait comme un « patriote nomade». – – Mes yeux se sont quelque peu habitu?s ? l’obscurit?. La pi?ce ?tait vraiment petite. Comment font-ils pour ne pas se cogner le front entre eux? La voil?, la vie de l’underground fran?ais. J’ai pouss? du pied mes sacs vers le mur. «I’m sorry, John a ?touff? un b?illement, I’m still sleeping. Just twenty minutes for yoga and shower, and I’m yours, ok?» Honn?tement, je me serais davantage r?jouie s’il avait propos? de dormir deux heures de plus; ce pour quoi cette microchambre convenait id?alement, c’?tait pour un sommeil ?hont?, la t?te enfouie dans l’oreiller. Je me suis effondr?e sur le divan, oubliant d’enlever mes baskets, et ai fix? le plafond du regard. Dans la salle de bain, quelque chose est tomb? avec fracas, puis un bourdonnement s’est fait entendre. Apr?s quoi, l’eau s’est mise ? bruire. Je voulais aussi prendre une douche, et ?galement me reposer, au moins dormir un peu. En fin de compte, j’?tais fatigu?e moi aussi. Au d?but d’un long voyage, des nu?es de petits probl?mes nous assaillent toujours, comme des mouches, et au final, c’est sur les rotules qu’on d?bute les vacances. Deux jours plus t?t, je me suis d?barrass?e par miracle de tout ce que j’avais ? faire, et sans m?me reprendre haleine je me suis envol?e pour Milan. A Milan vivait Ira: mon amie et ex-coll?gue. Il fut un temps o? on labourait coude ? coude le m?me champ: elle r?gnait sur un petit magazine vivant, pour midinettes, et j’?tais ?diteur d’une grande revue f?minine. On avait nos bureaux dans des b?timents voisins. Puis Ira a fait un virage ? quatre-vingt-dix degr?s: elle a repris des ?tudes pour devenir oc?anographe (d’habitude, tout le monde applaudit ici), elle a nettoy? l’oc?an mondial, secouru des animaux de mer. Puis elle est partie ? Milan ? la conqu?te de l’industrie de la mode, et a fini par s’installer l?-bas. «Elle a repris des ?tudes, a secouru, est partie» – comme ?a, entre virgules, en bondissant, hein? Comme si tout ?a ?tait si facile, si ais?. De m?me, ma vie devait ressembler de l’ext?rieur ? une sorte de joyeux escalier, de chanson frivole. M?me si je la voyais plut?t comme une route en serpentins. Ou comme un jeu de l’oie. Un chemin tortueux, des tours pass?s, des r?compenses, des pertes et cetera. Il ?tait environ deux heures du matin quand le chauffeur de taxi m’a d?pos?e pr?s de la maison d’Ira, b?tie de pierre blanche et d’aspect aust?re. Il m’a d?pos?e et il est parti, et je suis rest?e ? gratter ? la porte du hall-aquarium d’entr?e, vivement ?clair?, mais irr?m?diablement herm?tique. Ira s’?tait tromp?e d’un chiffre dans son num?ro de t?l?phone. Je ne le savais pas et ai parcouru deux quartiers entiers avec mon bagage, ? la recherche d’un h?tel, d’un taxi ou de quelque chose avec Internet. Il n’y avait rien. Des b?timents majestueux, des voies de tram et seules des portes d?sesp?r?ment ferm?es alentour. Au milieu d’un Milan somnolent ? mort, je suis tomb?e sur deux poign?es de gars et deux mannequins l?g?rement ?m?ch?s, ai salu? un drogu? tatou? (» buonanotte, bella ragazza!»), ai caress? le chien de quelqu’un et soudain, en chemin, j’ai pu r?tablir par miracle Internet sur mon portable. J’ai r?ussi ? trouver Ira sur Facebook. Encore deux quartiers ? se taper en sens inverse. Retrouvailles, discussions jusqu’? cinq heures du matin et lever ? huit heures. Journ?e dans Milan l’imp?riale, ?touffante de chaleur. Le toit du Duomo ressemblant ? un port cosmique de transit. Les enfants coll?s ? l’?il du t?lescope (un euro seulement, et tu as toute la ville devant toi; on peut distinguer les toits, les statues, les tours pointues). Les vitrines des magasins qui, ?carquillant les yeux, d?bitent ? qui mieux mieux: Salde! 20! 70! Des Japonais affair?s avec leurs tablettes (» Pouvez-vous nous prendre en photo, s’il vous pla?t? En auriez-vous la gentillesse?»). La fatigue. Qu’est-ce que j’ai fait toute la journ?e, bon dieu? J’ai grimp? au Duomo comme l’homme-araign?e, et quoi encore? La brume chaude et ?paisse au-dessus de la ville. Le tram m’emportant dans la mauvaise direction. Le tram immobilis? sur les rails, grincheux, farci d’Italiens bruyants. Le long trajet retour. Le d?jeuner avec Ira dans un boui-boui ? sushis: un steak de saumon et une gorg?e d’Amaro Mont?n?gro. La douche qui ne m’a pas aid?e. Le taxi jusqu’? la gare routi?re, le bus Eurolines Milan-Marseille. Dans les bus de nuit, j’ai bouff? des centaines de kilom?tres, mais ces derniers ?taient pour la plupart sauvages, asiatiques. J’avais plac? plus d’espoirs dans les bus europ?ens: vitesse. s?curit?. confort. Mais la nuit pass?e au c?t? d’Italiens tapageurs, qui ne daignaient pas se calmer et qui, de une heure ? trois heures environ, discutaient avec excitation et force d?tails de la pizza, des p?tes et de la mozzarella – jusqu’? la derni?re goutte d’huile d’olive, couleur d’or, ? l’arri?re-go?t de noisette et de fruits frais, jusqu’? la derni?re feuille de basilic (comment ?tait-elle, de couleur violette ou bien plut?t verd?tre?) – cette nuit a d?finitivement mis un terme ? ce qu’il y avait de meilleur en moi. Allong?e sur le divan mou dans la tani?re de John, je regrettais d?j? de ne pas avoir fait un saut au bureau de tabac au seuil de la vieille ville et de ne pas avoir fum? une cigarette l?-bas, sous un arbre. En ces jours, fumer me procurait encore du plaisir. A proprement parler, j’ai ?t? toute ma vie ballott?e d’un bord ? l’autre (tu es une personne extr?me, soupirait Asselia): par moments, je me passionnais pour le yoga, la nourriture saine et les pratiques ?sot?riques, et parfois je menais une vie totalement d?r?gl?e, buvais comme un vrai moujik russe et fumais comme un pompier. Les deux avec plaisir et de tout mon c?ur. Et les deux me r?ussissaient ? merveille. John, lui, vivait autrement. Il ?tait un adepte intransigeant de l’alimentation saine, un amateur de yoga et de culture physique fasciste, sans compromis. Il faisait constamment des exp?riences sur lui-m?me et n’avait aucune piti? ? son ?gard (» il se torture», enrageait Tsap). John ?tait curieux de savoir: et s’il s’entra?nait encore plus, s’il poussait ses limites ? bout, qu’adviendrait-il? (» A quoi bon faire tout ?a?», ai-je demand? une fois. « C’est un ?tat int?ressant», a-t-il r?pondu ?vasivement). Parfois, je pensais qu’il voulait peut-?tre devenir Batman ou quelque chose de ce genre. – – Il faut croire que je me suis quand m?me assoupie: en se frayant un chemin vers la fen?tre, John a renvers? quelque chose et m’a r?veill?e. A peine a-t-il remont? le store v?nitien que les rayons du soleil se sont ru?s dans la pi?ce, tels des femmes de chambre se h?tant de mettre de l’ordre dans le chaos de la nuit. L’image est devenue coloris?e: la tapisserie couleur cr?me, le divan bleu. Le squelette blanc de l’armoire en face de la fen?tre. Deux tables de nuit (sur l’une d’elles, j’ai remarqu? un manuel de russe; bravo, Johnny!). Une grande table: des papiers, des affiches, des flyers, des tournevis, des fils ?lectriques. Un ordi portable. Des slips noirs sur l’?cran, ? la mani?re d’un rideau. Sur le matelas en-dessous de la fen?tre, le coloc de John s’est mis ? gigoter: il a remu? les doigts, a tourn? sa t?te brune. Il a clign? des yeux. «Hello. – C’est Mara, ma copine, elle est russe, m’a pr?sent?e John. And this is Paolo». Une main est sortie du ballot, et puis, apr?s une courte lutte avec le drap et la couverture, Paolo s’en est extrait enti?rement. Il s’est av?r? ?tre un beau gosse: jeune aigle nourri au biberon de la libert?[1 - paraphrase d’un vers d’un po?me de Pouchkine]. Plus grand que Johny, athl?tique et bien b?ti, comme les gars des pubs pour sous-v?tements. Le visage hautain: profil id?al, beaut? montagnarde. Un peu de poivre, un peu de poison. J’ai d?cid? de me dire qu’il avait du sang espagnol. Ou bien portugais; c’est encore plus int?ressant ainsi. Paolo m’a effleur?e d’un baiser glissant et est all? dans la salle de bain, enfilant au passage un pantalon ridicule: un legging aux rayures verticales noires et blanches. Sous la table, j’ai remarqu? un jerrican de cinq litres contenant quelque chose d’inflammable. Peut-?tre qu’ils br?lent des drapeaux finalement? Ou alors c’est l’essence de quelqu’un? Que ne voit-on pas dans une pi?ce o? vivent deux jeunes jokers de rue. «Did you have breakfast?» m’a demand? John, en fourrant la t?te dans le frigo. Le mini-frigo. «Come on, ai-je agit? la main. It’s too early for being hungry.» Des deux c?t?s de la fen?tre, telles des icones, ?taient coll?es deux affiches. La premi?re invitait ? assister ? un combat de lutteurs japonais (des lettres mordantes, des couleurs criantes, et deux trombines asiatiques. Super moches). La deuxi?me annon?ait John dans son incarnation la plus venimeuse: le r?le du pornographe Master John. Jusqu’? maintenant, je garde chez moi l’une de ces affiches; je la lui ai demand? un jour en souvenir. Sur celle-ci, Master John est reproduit jusqu’au milieu des cuisses: un marcel en maille, semblant avoir ?t? fait ? partir d’un bas de femme, un bandana rouge et un short de boxe, rouge et noir, ?lectris? par la magie de la rue. Des lunettes noires. Les l?vres tordues par un rictus tellement grivois qu’il est difficile de faire pire. Pinc?e d?sinvoltement du bout du doigt, Master John tient une cigarette pr?s de sa bouche: tant?t la portant ? ses l?vres, tant?t venant d’en avaler une bouff?e. Un paquet de cigarettes est coinc? dans l’?lastique de son short. Toute la pose du h?ros exprime la force, l’impunit? et le d?vouement inconditionnel au vice. « Comment veux-tu t’enfuir d’un sous-marin?», c’est ce que me dit ce portrait. Ce personnage – et ce n’?tais pas la premi?re fois que je le voyais – me procurait toujours une extase absolument enfantine: un concentr? d’obsc?nit? confinant ? l’absurde. L’image de Master John ?tait si corrosive qu’elle br?lait les yeux, les faisait se plisser et c’est tout juste si elle ne poussait pas ? se signer. Jusqu’? pr?sent, je ne suis pas s?re d’une chose: si je ne connaissais pas John, aurais-je devin? qu’il s’agit d’une caricature? Le striptease est une com?die et le striptease masculin est en doublement une, mais quand ils se retrouvent face au tabou, beaucoup de gens deviennent craintifs comme des enfants. Ils prennent tout absolument au s?rieux. D’ailleurs, ? propos de striptease et de com?die, c’est justement John qui a ?clair? ma lanterne: jusqu’? notre rencontre, j’?tais convaincue que tous ces gars ne plaisantaient pas. Mais selon lui, il apparaissait qu’au contraire, ils plaisantaient! En revanche – John ne se lassait jamais de le pr?ciser —, dans tout bon d?shabillage qui se respecte, il doit toujours y avoir un sc?nario, une histoire. Sinon, tout perd son sens. J’ai vu quelques-uns de ses spectacles de striptease: effectivement, il y avait toujours un sc?nario. Parfois tr?s r?ussi, parfois franchement rat?, mais John n’avait pas peur d’exp?rimenter, tout comme il n’avait pas peur des ?checs. John, une rose entre les dents (le pantalon en train de se d?boutonner ?l?gamment). John donnant un coup de fil ? sa bien-aim?e (une banane ? la place du t?l?phone). En minijupe de midinette, avec des strass, les yeux soulign?s d’une ?paisse couche de noir et en collants noirs. Dans le r?le de Spiderman: en train de se d?shabiller, bien s?r. Des histoires d’amour, de s?duction, de course-poursuite, et parfois m?me un m?lange de striptease et d’arts martiaux. Tsap – elle ?tait elle aussi artiste – a ex?cut? une fois un striptease en jouant un gopnik[2 - voyou marginal russe, mal ?lev?, grossier et dangereux] de la banlieue de Moscou; je riais comme une baleine. ?a n’avait rien ? voir avec les shows ?rotiques moscovites et leurs nanas molasses ? l’air absent, aux mouvements d’automate (salacit? pleine d’indiff?rence, poign?e de fraises pourries au lait); non, c’?tait tr?s gai. Gai et honteux. Peut-?tre que c’est seulement apr?s avoir crois? du regard le Master John de l’affiche que j’ai r?alis?: oui, je suis vraiment ? Avignon. Ne reste plus qu’? attendre des miracles. – – 16th: Avignon with me (festival) 17th Aix-en-Provence (very nice city) with Alexis 18th to the 20th: Bandol (sea) with Edouard 20th: Toulouse with Cerone? We’ll see. 22nd: come back to Avignon to me C’est ? ?a que ressemblait le plan de voyage que j’avais re?u dans une lettre de John, une semaine environ avant mon d?part. Rien de superflu: tout ?tait parfaitement clair et bien rempli. Je me souviens avoir ?t? extr?mement ?mue: j’aurais moi-m?me trouv? comment me distraire, mais non, il avait impliqu? ses amis, m’avait fait un emploi du temps. Ma gentille petite agence touristique. Aujourd’hui nous sommes le seize: donc, c’est « Avignon with me (festival)». John est rest? torse nu, il a juste chop? un sac noir. Paolo a enfil? au-dessus de son legging ray? un autre pantalon, noir cette fois (le legging d?passait de l’?lastique de celui-ci ? la mani?re d’une pub frivole, mais il l’a rapidement couvert de son marcel). Sur les deux omoplates, il avait deux ?toiles tatou?es: grandes, tr?s sobres. Simplement les contours des ?toiles. On est sortis de la maison tous les trois. La ville respirait d?j?, et son souffle ?tait p?nible. Vers onze heures, le soleil s’est d?barrass? de son amabilit? matinale, il n’est rest? nulle trace de ses tendres baisers furtifs: il br?lait de toute sa force. On a p?n?tr? ? nouveau dans la vieille ville: une rue ?troite y menait (rue de la Carreterie, ai-je lu sur un panneau). Elle ressemblait au paysage coloris? d’une carte postale ancienne. Des tons pastels, des couleurs poussi?reuses. Les murs des maisons couverts de cro?tes de peinture en train de s’?cailler. Des balcons en fer forg?, des tuyaux en acier, et tout autour d’eux des fils ?lectriques semblables ? des spaghettis. Des affiches, des affiches, et encore des affiches, partout o? c’?tait possible. Dans les vitrines des petits magasins, on voyait se dessiner dans l’ombre, tels des boulets de canon, des monticules de fruits et l?gumes. L? o? la langue du chemin se divisait en deux comme celle d’un reptile, d?bouchant sur une petite place avec une fontaine ass?ch?e, s’?tait nich? un bar; des tables en fer ?taient dispos?es devant l’entr?e. Tout pr?s du mur, elles restaient encore ? l’ombre, mais la plupart br?lait d?j? sous le soleil. Le public se pressait vers le mur. On a occup? les derni?res chaises libres. Sorti des fra?ches entrailles du bar, le serveur, un blond couleur de souris – le corps comme un compas, le visage comme un verre de glace – s’est gliss? dehors. John a command? des caf?s. D’un air d?tach?, le serveur a fait un signe de t?te, disparaissant ? nouveau dans la fra?cheur de sa caverne. La place brillait tellement que ?a faisait mal aux yeux de la regarder. «So what do you do in life?» a demand? Paolo. Je n’ai jamais aim? cette question. J’arrivais rarement ? y r?pondre de fa?on claire. J’ai entonn? mon vieux refrain : «I have two professions…» (L’essentiel maintenant est de ne pas entrer dans les d?tails) «The first one is, let’s say, magazines. I’ve been working for a long time in woman glossies, you know – beauty, career, sex, five ways to seduce your best friend’s boyfriend. Cosmetics, clothes. All this. – And what did you do exactly?» Il a tendu la main vers les cure-dents. «Oh, different things. I was an editor of a small magazine, deputy chief editor, chief editor at last. And again an editor after, but that time of a big revue already. Then went for a freelance. Then I got tired, switched to social networks. (Regard perplexe). I mean Facebook, I manage pages of big companies. – Quoi?! – Vraiment?! – S?rieusement?» Les murs marron-jaunes des maisons, les platanes mal peign?s, les r?verb?res se sont brusquement inclin?s vers moi, se sont suspendus au-dessus de moi pour mieux entendre. Les pierres du pav?, comme des crabes, ont accouru de toute la ville ? mes pieds; les enseignes se sont pli?es pour ne pas laisser ?chapper un mot. L’Avignon en f?te tout entier est parti dans un grand ?clat de rire g?n?ral, il a glapi, a hurl? : «Vous avez entendu ?a? – Non mais elle est s?rieuse? – Des pages pour des entreprises sur Facebook? C’est quoi ces pages? Pour qui? – Et c’est ?a son travail?! – Incroyable!» Le rire a empli le monde entier. Un rire pas vraiment m?chant, mais extr?mement surpris. J’ai eu moi-m?me l’impression soudain que j’avais prononc? quelque chose d’?trange. Comme le cerveau est bizarrement construit; toutes les composantes vieilles de deux jours ? peine – Facebook, les grandes compagnies, les concerts d’op?ra – sont devenus tout ? coup de la pure fiction. Il m’a alors suffi de deux heures pour passer d’un syst?me de r?f?rence ? un autre. A celui o? une occupation comme la gestion des pages sur Facebook pour des compagnies avait l’air vraiment ?trange. Mais d’un autre c?t?, ?tait-ce quelque chose d’inattendu pour moi? Des versions diff?rentes de la r?alit? tendent ? s’annuler l’une l’autre. J’ai balay? d’un revers de main les murs tordus de rire, d’autant que le visage de Paolo exprimait un int?r?t poli, rien de plus. Avec son nez g?nial, cette expression lui seyait incroyablement bien. La courtoisie hautaine d’un grand d’Espagne, mais moi, je savais: l?, sous le pantalon noir, il y avait un legging ray?. «My second work, ai-je dit, it’s art. I deal with antiques. – What do you mean? a demand? plus pr?cis?ment Paolo. You sell old furniture?» Cette question-l?, on ne pouvait pas non plus y r?pondre en deux mots. J’ai pens? ? nouveau qu’il me fallait une fois pour toutes prendre mon courage ? deux mains et inventer une formulation compr?hensible, faisant tenir en quelques mots cette multitude de choses confuses dont je m’occupais. Mettre fin ? tous ces tourments. Mes r?ponses prolixes font na?tre encore plus de questions. «I worked in a gallery, ai-je poursuivi avec empressement. When I realised that I’m fed up with glossies, every year is the same, I’ve obtained a second education of an art expert. Well, « obtained an education», it’s rather pompous saying, one can’t become an expert in two years. But it was at least something. I’ve got a job in a gallery. There was no old furniture, no, but I was selling pictures. Small vases, watches, statues and so on.» J’ai d?cid? de taire tout ce qu’il y avait eu avant: le restaurant avec Anil, le studio X, l’agence matrimoniale, les pantalons au march? de nuit et tout le reste. Encore une heure de r?cits. Tout le monde en aurait eu marre. «And with small vases, did you succeed? s’est enquis Paolo. – Not really, ai-je avou?. But now I’ve got one proposal, one antique trader invited me to become a director of its publishing department. You know, to manage everything concerning texts. Leaflets, booklets, web-site. Their magazine. Emmm… Catalogues, something else probably, I don’t know. Good company, good people. – Will you accept?» a demand? John. J’ai hauss? les ?paules : «I think I will. Something confuses me, first of all, that it’s a work in the office, it’s full-time, it’s routine… But anyway this is not a bad variant; I did not want to return to office, but these people are really very nice. The position is great. The stability.» Le mot « stability» dans ce monde de leggings ray?s avait l’air aussi saugrenu qu’un palmier au milieu d’un village d’esquimau. Le serveur de verre a apport? aux gars deux d?s ? coudre d’expresso; pour moi, c’?tait une chose incroyablement complexe, faite de plusieurs couches et recouverte d’un ample nuage de cr?me. Paolo a tendu la main vers le sucrier et en a extrait un morceau de sucre brun. «Other people are inviting me to other places, they want me to read lections. And at the same time I’m starting an online-shop soon. So, there are a lot of things. I have to establish my priorities, I’m a bit confused. So I came here, to you, to have a rest, to clear things up in my head. Then I’ll go to Italy. You know how I often do? When I’m going to a journey, I usually put a question to this journey. And usually it gives me an answer. In one way or another. – Hm,» a seulement r?pondu Paolo. Je n’ai pas compris s’il avait approuv? mes m?thodes par cette interjection, ou s’il ?tait simplement rest? indiff?rent. Les murs, les enseignes, les platanes se sont brusquement recul?s de moi et sont retourn?s ? leur occupation: garder la ville, veiller ? sa g?om?trie. Pour soutenir la conversation, j’ai demand? : «What are you juggling with? And where? – With balls, a r?pondu Paolo. With big transparent balls. Just on the street. Like many people here. – He is very poor», m’a fait savoir John. Et soudain, sans bien savoir pourquoi, je me suis imm?diatement sentie g?n?e: comme si j’?tais assise avec eux tout en faisant semblant d’?tre une personne de la m?me tribu, alors que moi, en r?alit?, j’avais tout. Feignant d’avoir les jambes engourdies, je me suis lev?e de table et me suis dirig?e vers la fontaine. L?, sur un mur jaune aveugle, on avait dessin? quelqu’un de main de ma?tre: un vagabond s’?tant assis pour se reposer un peu. Un manteau qui en avait vu de toutes les couleurs, un chapeau enfonc? sur les yeux, des bottes raidies par la crasse. A ses pieds, un cabot hirsute tourne en rond. Tellement inoffensif de loin: les ?paules tombantes, les mains sur les genoux, la s?r?nit? et la bont? incarn?es. Je me suis approch?e et ai tressailli: dessous le chapeau, brillaient des yeux vifs et m?chants. Et si c’est vraiment comme ?a, ai-je pens?. Si je mens ? tout le monde? Quand le caf? a ?t? bu, Paolo a jet? son sac ? dos sur l’?paule et, ayant tamponn? ma joue d’un baiser d’au revoir, a couru s’entra?ner. Et John a d?clar?: maintenant on va ? la Place du Palais. C’est l? que l’essentiel se passe. «And at four we have Japanese», a-t-il ajout? d’un ton s?v?re. La rencontre avec une nouvelle ville ne doit pas commencer par de la fatigue; c’est tout comme venir ? un premier rendez-vous avec la gueule de bois. Les nuages de mousseline dans ma tasse ne m’ont pas aid?e, bien s?r. ?a m’?tait ?gal: si on va ? la Place, alors on y va. Si j’avais su que ce serait l?-bas que l’irr?parable se produirait, y serais-je all?e? Oui. J’y serais all?e quand m?me. – – On est sortis de l’ombre bienveillante et on s’est remis en marche rue de la Carreterie. La rue: pas ?troite, mais d?j? assez resserr?e, de la largeur d’un rapide regard. Les maisons semblent hautes. Et pourtant, il y a beaucoup de lumi?re. La lumi?re, comme une caresse, comme une d?claration d’amour. Le soleil a cess? de se montrer irritant. Les boutiques ont ouvert grand leurs bouches confiantes: des boutiques avec des fruits, des l?gumes, du tabac, des viennoiseries dor?es. De petits caf?s ? deux chaises en rotin et des blanchisseries ? deux machines. Des ?choppes ? kebabs, comme des grottes sombres, d’o? s’?chappait une odeur attirante de sati?t?. «I’m not very talkative today, I’m sorry. Don’t take it to heart, s’est soudain mis en marche John, comme un poste radio. That’s because of my work. All that I can think now is show.» Mais moi, je ne voulais pas parler; j’?carquillais mes yeux sur le monde. Des touristes paresseux cheminaient dans les rues. Appuy?e ? un panneau d’interdiction, une bicyclette rouge se reposait ? l’ombre (rouill?e, ai-je vu de plus pr?s). Une tour horloge longiligne d?passait du contour bris? des toits: un grand escogriffe glandeur que l’on a assis sur le pupitre du fond, sous pr?texte qu’il est le plus grand de la classe. Ca sentait la viennoiserie fra?che. Avignon commen?ait ? me plaire. Alors peut-?tre, m’a de nouveau travers? l’esprit cette pens?e, que je feins vraiment d’?tre quelqu’un que je ne suis plus? Je me suis incrust?e dans le film de quelqu’un d’autre et voil? que je suis l?, ? faire semblant? Pour parler franchement, j’avais d?j? quitt? le club des joyeux drilles et des d?brouillards. Comme on dit (comme on dit de mani?re amusante), je m’?tais rang?e. ?a faisait ? peu pr?s trois ans que je vivais assez tranquillement, et on ne peut pas dire que c’?tait ennuyeux. Non, j’?tais contente. J’avais un pied dans le mariage, je travaillais dans la r?daction d’une revue f?minine, bruyante ? souhait, o?, soit dit en passant, on m’aimait bien. Puis, je me suis lass?e, consum?e et ai voulu encore une fois tout changer (avec moi, les brusques changements de cap ne se faisaient jamais attendre). J’ai pass? deux ans ? ?tudier dans une nouvelle branche: j’avais d?cid? de devenir experte en antiquit?s. Bien pr?somptueux, oui, mais les objets charg?s d’histoire m’ont toujours fascin?e (je pense que ?a avait d?j? commenc? l?-bas, dans la steppe. Avec mes exp?ditions). « Alors, comment vont les ?ufs de Faberg??», me demandaient en ricanant mes ex-coll?gues de r?daction. Les ?ufs allaient bien, sauf que je ne les avais jamais vus: j’avais essentiellement affaire ? des tableaux. ?a s’?tait goupill? comme ?a. En g?n?ral, je m’int?ressais aux armes anciennes, mais je n’avais pas eu le temps de me faufiler chez les antiquaires qui s’en occupaient. Ou alors le destin m’a sauv?e, je ne sais pas. A vache qui aime donner des coups de corne, Dieu ne donne pas de cornes, comme on dit. Des revues f?minines ? la peinture, en passant par les armes: pas mal comme itin?raire, il faut le dire. De Moscou ? Toula, en passant par Vladivostok. Mais c’est toujours comme ?a dans ma vie. Ce n’est pas pour rien que j’ai dit: une route en serpentins. Apr?s l’universit?, j’ai trouv? un boulot dans une galerie, o? j’ai appris ? appeler A?vazovski « A?vaz» (t’aurais mieux fait d’apprendre quelque chose d’utile, dit mon p?re dans des cas pareils), d?chiffrer des actes d’expertise, penser l’accrochage des tableaux. En fin de compte, ?a ne s’est pas si mal pass?. Le monde des antiquit?s, ce monde des illusions chatoyantes et des mystifications raffin?es, je l’ai aim?, il me fascinait. Tout ?tait si douteux et si joli. J’adorais ?couter les experts se disputer (» Zakharov a dit, c’est une contrefa?on!» – « Et vous ?coutez Zakharov, alors que plus un seul mus?e ne collabore avec lui!»). Regarder les restaurateurs qui, ? l’aide d’un morceau de coton enroul? autour du bout d’un pinceau, enl?vent millimicron par millimicron, en le touchant ? peine, le vieux vernis d’une peinture du dix-huiti?me si?cle. Ils l’enl?vent pendant des heures, restent tranquillement debout en scrutant un carr? de la taille d’une bo?te d’allumettes. J’aimais le joyeux bordel du Salon d’Antiquit?s (» ils savent pas ce qu’ils vendent, mais ils en veulent quatre-vingt!»). J’aimais le bruit de la salle de vente aux ench?res, quand la bataille faisait rage – pour quoi au juste? – pour une bricole qui n’en valait pas la peine, mais tout le monde ?tait d?j? dans son d?lire, impossible de les arr?ter. Les visages rouges comme sur un hippodrome, les yeux grands comme des soucoupes. Neuf cents! Neuf cent vingt!! De temps en temps, on allait ? l’op?ra avec Liocha (je me faisais belle; il m’offrait du champagne ? la buvette), on allait dans les mus?es, il m’emmenait d?ner dans de jolis endroits, et on ricanait en regardant en cachette nos voisins de table ultra pomponn?s. Puis, quand ?a s’est fini avec Liocha et que je me suis install?e avec Asselia, j’ai v?cu tranquillement encore une demi-ann?e; le jour je feuilletais des livres dans ma galerie, le soir je lisais un roman victorien. C’est ? pr?sent avec Sonia que j’allais ? l’op?ra. Les week-ends j’usais mes fonds de culottes sur les chaises des bars ? la mode. Peu ? peu, j’ai commenc? ? cr?er ma propre boutique en ligne (parler avec les gens qui faisaient commerce de l’art, essayer de faire quelque chose, m’introduire dans le m?tier; une galerie en ville, cela je n’aurais pas pu me le permettre, bien s?r – o? aurais-je pu trouver autant d’argent, mais sur Internet il y avait une chance; en tant qu’interm?diaire, ?videmment). Certaines personnes avaient d?j? donn? leur accord. Tout s’est emport?, d’autres gens m’ont imm?diatement t?l?phon?, ceux d?j? mentionn?s plus haut: ils m’ont invit?e ? lancer un d?partement d’?dition. Ils aimaient bien ma mani?re d’?crire, et j’?tais, comme on dit, balaise. Selon eux, j’avais le sens des responsabilit?s. Ils m’ont plu aussi, c’est juste que je ne voulais pas rester enferm?e dans un bureau. J’ai demand? un d?lai: je reviens de France et d’Italie, ai-je dit, et on s’y met. C’est ce qu’on avait d?cid?. Je gagnais bien ma vie, autrement dit, je n’avais pas la moindre raison de me plaindre. On vivait avec Asselia dans un appart super cher, bien qu’assez petit. Mais il y avait un bois sous nos fen?tres. D’o? est venue cette vie splendide? L’avidit?, bien s?r. D’o? est venu le reste? De mon avidit? aussi. Mais d’une tout autre esp?ce. Un glouton-rapiat. – – On n’avan?ait pas tr?s vite: John tombait sans arr?t sur des connaissances. A certaines d’entre elles il serrait la main en silence, sans ralentir la cadence (cela ressemblait ? un pas extrait d’une danse folklorique). Avec d’autres il s’arr?tait pour ?changer deux mots, en vitesse et avec ardeur. Je faisais alors le pied de grue ? ses c?t?s, ressentant ? fond ce que c’est que d’?tre une ?trang?re en visite: plus une touriste, mais pas encore une locale. C’est l’anglais qui nous sauvait, John et moi, mais ? Avignon les gens pr?f?raient leur langue maternelle. Quelle ironie: j’ai commenc? ? apprendre le fran?ais ? peu pr?s en m?me temps que j’ai commenc? ? tracer mes premi?res lettres russes. De mon propre gr?. Mes parents ont approuv? ce choix: une deuxi?me langue ?trang?re pourra servir ? notre fille. Peut-?tre deviendra-t-elle traductrice. Ou bien aura-t-elle des envies d’ailleurs? C’?tait le d?but de la perestro?ka: aucun de nous n’allait nulle part, n’avait jamais vu un ?tranger de sa vie, mais l’?migration ?tait une chose que l’on souhaitait ardemment ? ses enfants. Quitter ce pays maudit, partir le plus loin possible. L’oublier pour toujours. Ecrivez-nous! Quant ? moi, j’avais, bien entendu, de tout autres raisons; j’apprenais la langue par curiosit?. Un torrent enchanteur de jolis sons, des ondulations vocales et des miaulements; j’aimais tant les reproduire! Une langue d’une autre plan?te, lointaine. Inutile et belle, tel un papillon vivant dans les cheveux. Il ne m’?tait jamais venu ? l’esprit qu’on pouvait la manier comme on manie une pelle. Je n’y ?tais pas pr?te moralement. Je me souviens qu’une fois, deux petites Fran?aises, des s?urs qui avaient un an d’?cart, ?taient venues chez nos amis par le biais d’un programme d’?change. L’une s’appelait Christelle, l’autre avait un nom quelconque que j’ai oubli?. Et on m’avait emmen?e, moi la bonne ?l?ve et la star, faire leur connaissance. J«?tais entr?e dans la pi?ce, et Christelle – la cadette – m’avait lanc? une question mondaine. Je me souviens de ce moment jusqu’? maintenant. Vers onze ans, je causais tout ? fait couramment en fran?ais, ?crivais de longues compositions, traduisais simultan?ment les chansons de Patricia Kaas ? ma m?re. Je n’avais pas de probl?mes d’audition. J’avais parfaitement compris ce que Christelle m’avait dit. Mais Christelle, ce n’?tait pas une copine de classe, et pas m?me une simple fillette. Elle s’?tait av?r?e ?tre un ph?nom?ne. Jusqu’? ce moment, la France n’?tait pas pour moi ? ce point r?elle pour admettre s?rieusement que les Fran?ais existaient vraiment. Tout cela restait un jeu. Et soudain, une Fran?aise en chair et en os avait fait son apparition. Je l’avais vue. Je l’avais entendue. J’en ?tais demeur?e toute ?bahie. Le fait que cette fillette me parlait dans ma langue ? moi, et que je la comprenais, c’?tait un vrai choc. Un choc d’une telle force que je n’avais rien pu lui r?pondre. J’?tais simplement rest?e plant?e l?, comme un poteau, ?prouvant ? l’int?rieur l’explosion d’une ?toile supernova. Puis, ? l’approche de l’an 2000, on a commenc? ? avoir des probl?mes d’argent dans la famille. Mais qui n’en avait pas? Certains se gavaient, mais d’une mani?re g?n?rale, la patrie ne se sortait pas des crises. Il ne pouvait ?tre question de voyage en France (la question ?tait plut?t de savoir comment grappiller quelques sous pour s’acheter un nouveau jeans): c’?tait un ?v?nement de l’ordre de l’impossible. Une condition irr?elle[3 - en fran?ais dans le texte]. A peu pr?s le m?me degr? de probabilit? qu’un vol sur la Lune. Quand est venu le temps d’entrer ? l’universit?, j’ai dit adieu aux le?ons de fran?ais pour m’inscrire ? des cours de math?matiques, et depuis cette ?poque je ne suis jamais revenue ? cette langue. Quinze ans plus tard, seule une pauvre carcasse de celle-ci est rest?e dans ma t?te: deux ou trois constructions rouill?es sortant des ronces sous un soleil br?lant. « Est-ce que je peux…?» « O? est la gare? «… Ah ouais, et encore quelques phrases d’une chanson folklorique parlant du pont d’Avignon : Sur le pont d’Avignon On y danse, on y danse Sur le pont d’Avignon On y danse tout en rond Tout en m’arr?tant dans la rue avec John, je comprenais que le fran?ais s’?tait transform? pour moi en un doux bruissement, pareil ? celui d’un ruisseau, duquel, tels des petits poissons, bondissaient de temps en temps des mots connus, mais qui, emport?s par la force de la pesanteur et par l’envie de retourner ? leur milieu naturel, disparaissaient aussit?t dans un torrent bouillonnant. Des petits poissons, il y en avait peu. Ecoutant ce langage ?tranger et incompr?hensible, je me sentais comme un jouet gonflable: vide et un peu stupide. Quelle absurdit?, me f?chais-je. Ca valait bien la peine d’apprendre cette langue pendant sept ans pour r?aliser le moment venu qu’on n’en comprend pas un seul mot. Sur le pont d’Avignon… – – Les affiches attiraient infiniment l’attention. Des affiches, mais aussi des tracts et des gens d?guis?s. Ces derniers semblaient presque plus nombreux que les simples passants. «Listen, suis-je enfin parvenue ? demander. From where are they all? It doesn’t look like a festival of harvest. You wrote me about a kind of a fair or something like that, right? – What harvest?» John a ?carquill? ses yeux balsamiques. Ils ?taient grands en soi, mais quand il s’?tonnait, ils devenaient tout ronds. « I wrote you about the Avignon theater festival! It’s the biggest and the oldest one in Europe. The fair! What are you talking about…» Mais, a-t-il ajout? d’un air pensif, cette ann?e il n’y a pas beaucoup de touristes. En comparaison avec l’ann?e derni?re, c’est presque rien. Pourquoi? S’il savait! Peut-?tre est-ce ? cause de la crise. Un long gars avec une affiche ? la main a bondi de la foule ? notre rencontre, et a failli glisser ? c?t? de nous, absorb? par ses pens?es, mais John l’a retenu par l’?paule. Le gars avait des cheveux roux p?les et semblait fatigu?. Un nez droit, des yeux bleus. Un tee-shirt bordeaux d?color?. Il figurait en personne sur l’affiche, mais il apparaissait l? sous un air totalement diff?rent: en costume bleu, avec une cravate, sous les rayons des projecteurs et avec un clin d’?il ? la Don Juan. Un bouquet de carottes dans les mains; ses doigts en serraient les feuilles. PACO, ?tait ?crit au-dessus de sa t?te. D’un air indign?, John s’est mis ? raconter quelque chose ? ce roux; j’ai eu l’impression qu’ils se connaissaient depuis une centaine d’ann?es. Le roux secouait la t?te. Moi je continuais ? jouer le r?le peu compliqu? du jouet gonflable. Au bout d’une minute, John s’est repris : «By the way, this is Mara, m’a-t-il introduite. She is from Russia.» Et se retournant vers moi, il a donn? sa b?n?diction: « You can kiss him, it’s ok here in France when you meet someone new. – Enchant?,» m’a lanc? galamment l’amateur de carottes, perdant aussit?t tout int?r?t pour moi. Ils s’en sont retourn?s ? leur conversation avec John. Ca devenait plus anim? alentour: il me fallait sans cesse m’?carter, pi?tiner, faire de petits mouvements d’une danse de rue qui commence toujours d’elle-m?me quand il y a trop de gens. Un peu ? gauche, un peu ? droite, et un petit geste de l’?paule, « pardon!» – « pardon vous-m?me! “, « c’est rien „… Enchant?, si on le traduit au pied de la lettre, s’est «ocharovan». Quel joli mot, pensais-je. Je dois me le rappeler. «That was Paco, the one of those who succeeded, m’a fait savoir John quand on s’est enfin s?par?s du roux. He also started from the street. And now he has his own show on TV. A bit about politics, a bit about life… He is a good guy, funny. But, a ajout? John sans piti?, he mostly speaks, it’s not much of a show. That’s pity that your French is so bad. – H?las», ai-je grommel?. La rue, tel un fleuve, est soudain devenue large et abondante. L’asphalte a pris fin, c?dant la place ? de grandes dalles polies par des milliers de pieds tra?nants. Elles donnaient envie d’y glisser. Les maisons sont devenues plus hautes et massives. Des boutiques de v?tements de luxe ont commenc? ? faire leur apparition: des vitrines jusqu’au ras du sol, des mannequins par?s ? l’extr?me. Les caf?s et les restaurants se permettaient d’occuper plus de place dans la rue: plus seulement deux tables, mais huit, dix, douze. Visiblement, on approchait du centre ville, et celui-ci ?tait envahi par le festival. Plus tard, apr?s une petite recherche sur Internet, j’ai appris que le festival d’Avignon ?tait effectivement le plus ancien ?v?nement dans le monde du th??tre europ?en. Des milliers d’artistes, les bons et les autres (ces derniers ?taient beaucoup plus nombreux). Des centaines de spectacles chaque jour, dans les th??tres et dans la rue. Mais alors, c’est le d?cor ambiant qui m’a abasourdie dans un premier temps. Les rues croulant sous les tracts. Des tracts, des tracts partout. Sur les tables des caf?s, dans les mains des passants, enfonc?s dans les fissures des murs. Froiss?s, abandonn?s sur le pav?. Les rafales de vent jettent des protub?rances color?es sous nos pieds. « Tu m’as bien fait rire!» Avignon se moquait ? nouveau de moi, en d?roulant devant mes yeux un infini ruban bariol? d’affiches, de posters, de graffitis: « Une foire, dis-tu?..» «Johnny, l’ai-je appel?. Remind me, « enchant?»: only a man can say that to a woman, or both? – Both are possible, a dit John d’une voix d’outre-tombe. That’s for everyone.» Il ?tait ? nouveau dans les profondeurs de lui-m?me. Ce n’est que plus tard que j’ai pris conscience de la mani?re dont il travaille: ? quel point il s’immerge dans le processus de cr?ation, ? quel point ?a le met ? l’?cart du monde ext?rieur. Sans bien savoir pourquoi, je le ressentais ainsi: il marche dans un d?sert gris infini, sous un ciel sombre, et l? il est tout seul, il chemine de plus en plus loin au milieu des amoncellements de rochers. Parfois, c’?tait comme si je le regardais s’?loigner. Des rochers, des rochers. L?, il errait, ? la chasse aux plantes rares, aux animaux exotiques: une trouvaille sur des centaines, des milliers d’?tendues illimit?es. A chaque fois, une d?marche solitaire. C’est comme ?a qu’il travaillait. Et plus tard, moi aussi je travaillais comme ?a. – – On a plong? dans une petite ruelle coinc?e dans une crevasse entre deux parois escarp?es. La ruelle ?tait pav?e de pierres rondes incommodes, semblables ? celles d’un gu?: j’ai but? ? deux reprises, ai l?ch? un juron, et aussit?t je suis tomb?e sur une place, ? la suite de John. Les parois de pierre, encadrant la petite ruelle-ruisseau, se sont av?r?s ?tre le support d’un gigantesque ch?teau. «Le Palais des Papes!» a d?clar? John si de mani?re si solennelle qu’on e?t dit qu’il l’avait construit de ses propres mains. Il est des ?difices qui nous transforment instantan?ment en lilliputiens. Apr?s avoir vu le Palais des Papes, j’ai ?t? stup?fi?e l’espace d’une seconde: quel colosse! Et imprenable comme une forteresse… Mais c’est ce qu’il ?tait. Aucune fioriture; des tours et des arches, des angles et des lignes droites aussi loin que l’?il pouvait voir. Des taches noires estomp?es tout au long des murs beiges: soit de la moisissure, soit de la suie. Un escalier ancien, telle une langue s’?tirant sur le c?t?. La place devant le palais – immense ?galement – ?tait pav?e de pierres. Des caf?s s’?taient amass?s au loin, comme s’ils ne s’?taient pas r?solus ? se rapprocher, ayant laiss? la place vide une fois pour toutes. Celle-ci s’?tendait sur diff?rents niveaux, et en raison de ses dimensions, paraissait presque d?peupl?e. Des nu?es des touristes semblables ? des bancs de petits poissons, ne changeaient pas grand-chose ? l’affaire. Cependant, pr?s du mur de la forteresse quelque chose ?tait vraisemblablement en train de se passer. Ou, pour ?tre plus pr?cis, on y attendait quelque chose: une vingtaine de badauds tuaient le temps, rassembl?s en petits groupes. D’autres ?taient assis directement sur le pav?. «Come sit there, a ordonn? John. Lucien is going to perform. I’ll leave you for a while, I need to talk to someone.» «Alex, where have you been?» – un cri indign? venant de dessous une colonie de parasols blancs. Seuls les parents crient comme ?a, et encore sur quelqu’un qui n’a pas plus de cinq ans. Un hurlement joyeux en r?ponse. Absence totale de vent: l’air comme du caramel ?paissi. Le ciel qui s’ennuie, de couleur bleu p?le. Les visages des badauds sont rouges, et m?me marron pour certains. Le grondement sourd de la foule, le bruit du silence. Les cimes ?bouriff?es des platanes. La place, se d?roulant ? nos pieds, semblait au loin ?tre incrust?e de pi?ces de monnaie. Pliant les genoux, je me suis assise sur le pav?. Il ?mettait de la chaleur. Devant, sur le fond de la muraille de la forteresse, se d?tachait une silhouette noire. Un homme (Lucien, ?videmment) se tenait dos au public, mais il n’a pas tard? ? se retourner et ? se diriger vers les spectateurs. Dans la main droite il avait une petite valise, et dans la gauche, un casque de Dark Vador (j’ai regard? plus attentivement: non, c’?tait seulement un haut-parleur portable). Tout en noir: un pantalon ? bretelles, une cravate, un chapeau melon; seule la chemise ?tait blanche. Le visage de Karlsson vieilli: des l?vres contrari?es, des joues rebondies, un nez charnu. Des lunettes en ?caille. Les spectateurs regardaient avec de la bienveillance et une l?g?re indiff?rence, tels des estivants ayant un peu trop mang? pendant le d?jeuner. Mais quelle chaleur. Il y a de la paresse dans chaque inspiration. «Bonjour mesdames et messieurs!» s’est exclam? l’artiste. Et il a ajout? quelque chose en fran?ais (quoi? je n’ai pas compris, ?a va de soi). Deux ou trois personnes ont rican?; les autres ont remerci? l’orateur d’un silence poli. Quelques touristes qui passaient par l? ont ralenti le pas et se sont arr?t?s pour regarder le spectacle. Lucien est retourn? vers son haut-parleur, a press? un bouton (du haut-parleur, s’est ?chapp?e une musique, enrou?e comme la radio de l’enfer) et a fait quelques bonds, mais tout ? coup, c’est comme s’il s’?tait heurt? ? quelque chose – boum! Effarement. Les mains gant?es de blanc se sont subitement envol?es vers son visage; un geste soit de d?sespoir, soit d’horreur. Encore un bond. Ses paumes ont but? contre un mur invisible. Tapotant rapidement des doigts le long de cette surface plane, Lucien s’est mis ? trotter de c?t? comme un petit crabe vers la droite. Boum encore! Son ?paule droite s’est violemment heurt?e ? un obstacle myst?rieux. Ses sourcils ont fait un bond, sa bouche s’est allong?e. Un instant d’embarras, puis les gants blancs sont repartis en exp?dition le long de cet obstacle transparent. J’ai vu ce num?ro aussi en Russie, et plus d’une fois; visiblement, il fait partie de la panoplie de nombreux artistes. Lucien cr?ait un labyrinthe imaginaire de fa?on plut?t virtuose: il rentrait son ventre en se faufilant ? travers d’?troits tunnels, frappait contre un mur invisible de ses poings serr?s. Il sursautait. S’abaissait. La sortie semblait quelque part tout pr?s. Mais h?las! La fin de cette histoire ?tait triste: au dernier accord enrou? sortant de la gueule de Dark Vador, Lucien s’est retrouv? ? bout de forces et est tomb? raide mort. Les spectateurs ont applaudi mollement. Allong? un instant, le d?c?d? a repris conscience et s’est ?lanc? vers sa valise blanche. Le gilet noir en synth?tique formait des plis dans son dos. «He must be dying from heat!», a compati quelqu’un de derri?re. Beaucoup de monde s’?tait d?j? rassembl?. Au premier rang, les spectateurs ?taient assis comme moi, ? la turque ou les jambes ?tendues. Ceux de derri?re restaient debout. C’?tait surtout des touristes: des shorts et des casquettes, des tee-shirts amples et des jupes flottantes, tout ce qu’il faut pour une telle chaleur. Des semelles de sandales de marche, ressemblant ? des chenilles de char. De lourds appareils photo, comme une pierre au cou pendant vers le sol (y aura-t-il quelqu’un pour revoir ces photos un jour?). Des enfants: debout et accroupis. Un bronzage couleur de p?che sur des joues de soie, des cheveux d?color?s par le soleil, des omoplates pointues, des yeux clairs. Un public multicolore, telle une garniture de l?gumes au bord de la sc?ne. Les touristes. Je n’ai jamais pu me d?faire (? qui je mens? je n’ai m?me jamais essay?) d’un sentiment de sup?riorit? ? leur ?gard; je les ai toujours consid?r?s comme pas d?gourdis du tout. Le touriste, c’est une personne qu’on nourrit de trucs en carton-p?te (» ? gauche vous avez un palais! une belle vue sur votre droite!»). C’est ce dont certains ont besoin, mais moi, il me faut du vrai. C’?tait souvent peu photog?nique, noueux, ?br?ch?, avec des racines tortueuses et des feuilles v?n?neuses, mais toujours, sans l’ombre d’un doute, vivant. Et ?a renfermait beaucoup de choses. L’oc?an et le sauvage m?lange des couleurs. Les odeurs divines et la puanteur. Les figurines de dieux, toutes poisseuses d’huile. Les dalles chaudes des cours de temples, les r?verb?res dans les virages r?pandant une lueur bl?me sur la route, des chauffeurs de taxi totalement barges. Ma moto. Les os cass?s. Treize points de suture sur ma l?vre. Les petites aventures financi?res et la comptabilit? noire, les promenades dans un village, envelopp?es dans des couvertures, main dans la main avec la Rousse, au milieu des palmiers et des d?charges, Kashi-Varanasi, o? des chiens retirent des os humains des cendres fun?raires et o? une indiff?rence de l’au-del? vis-?-vis de toute chose vivante s’empare des gens, l’Himalaya et la montagne sacr?e Arunachala, et le sommeil de mort sur un chiffon sale dans des buissons pr?s de la gare Victoria de Bombay. Et cette ?poque quand, retenue prisonni?re chez Anil, j’?coutais la nuit de la trance Goa et le jour lisais les dialogues de Brodsky et Volkov pour ne pas devenir folle et ne pas oublier qui j’?tais. Un pays ?tonnant. Il m’a racont? beaucoup, et il me semble que tout ce qui m’arrive depuis d?j? tant d’ann?es et tout ce que j’ai fait moi-m?me de ma vie, provient de l?-bas, de cette Inde narquoise, enivrante et impossible, le pays des miracles et la patrie des ?l?phants. L’Inde m’a jou? ce tour; elle a tranch? le monde devant moi comme une past?que: voici du vivant, et voil? du carton-p?te. L’Inde m’a appris le courage et le rire, tandis que la steppe et la danse, elles, me rendaient mon ?me. – – […] – – Je suis revenue vers John autour de quatre heures: j’ai mang? une glace molle ressemblant ? un petit amas de neige de printemps coulant entre les doigts, ai bu un caf?, ai fourr? mon nez dans quelques boutiques de souvenirs. L?, on ?touffait et avait mal aux yeux ? cause de toute cette camelote ? deux euros. Dans n’importe quel pays, si on jette un coup d’?il dans n’importe quelle boutique de ce type, on y verra la m?me chose: de petits aimants grossi?rement peints, des sous-verres avec des armoiries, des torchons ? vaisselle qui restent pr?sentables jusqu’au premier lavage. Et des tasses rappelant des vieilles filles de province: bedonnantes, grosses sur les flancs et toujours peinturlur?es comme pour leur dernier voyage. Plus c’est moche, mieux c’est. Je n’ai finalement rien achet?. John continuait ? bavarder avec quelqu’un, soutenant de sa paume le Palais des Papes, mais une fois qu’il m’a vue, il a agit? fr?n?tiquement la main: « o? ?tais-tu?» La ruelle ?troite semblable ? un gu? est devenue quasiment impraticable: les touristes s’y ?taient entass?s comme des esturgeons. Ils ?carquillaient les yeux sur une Fran?aise minuscule en haillons et avec des dreads: elle raclait du violon, et un chapeau noir ? ses pieds avait ouvert tout grand sa gueule affam?e (» she’s my friend», a lanc? John). Pr?s du mur, d’autres artistes attendaient leur tour. Ayant parcouru ? toute vitesse quelques places kal?idoscopiques – des affiches, des affiches et encore des affiches – on a tourn? dans une ruelle pav?e de dalles marron-rouges. Une s?rie de bornes en pierre s?parait le trottoir de la route. Sur l’une d’elles avait grimp? un distributeur de tracts; se tenant immobile sur un pied, il ressemblait ? un jeune coq. L’ombre de la maison d’en face recouvrait encore la borne, mais le soleil ?tait d?j? en train de la l?cher. Et le distributeur, p?trifi? sur son pi?destal, m’a sembl?, ? moi qui ?tait aveugl?e par l’?clat du soleil, noir comme du charbon: un trou en forme de gar?on sur la toile blanche et color?e d’un mur ?clair? de lumi?re. John s’est ?lanc? vers une cr?ature masqu?e et lui a serr? la main. La cr?ature n’avait pas l’air tr?s agr?able: maigre comme un poulet d?plum?, torse nu (la peau sur les os), un large pantalon noir sur ses hanches d?charn?es. Ses avant-bras ?taient empaquet?s dans des prot?ge-coudes en n?opr?ne. Un masque en forme de casque: rouge et enti?rement ferm?, brillant. On avait l’impression qu’on lui avait arrach? la peau du cr?ne et qu’on avait laqu? celui-ci. Brrr. N?anmoins, la cr?ature ?tait pleine d’empathie: elle a hurl? quelque chose en japonais, a empoign? ma main et s’est mise ? la secouer. «C’est Mara, elle est russe (par bonheur, John ne m’a pas propos? d’embrasser le monstre en papier m?ch? laqu?). Alors, ?a va?» Le monstre s’est mis ? jacasser ? toute allure en fran?ais, avec un accent japonais. Dans un trou pour la bouche scintillaient, comme des galets humides, de petites dents. John, poli, m’a traduit : «He says that this year they have a new show. Et a ajout? avec respect: He is a samurai, did you understand? There are not many people here, but they don’t give up. They are real fighers.» Le th?me des fighters ?tait, il faut le dire, la ligne g?n?rale de nos conversations. L’artiste de rue est toujours un combattant, m’instruisait John. Dans la rue, c’est une lutte perp?tuelle: pour l’autorit?, pour la meilleure place, pour le public. On lutte avec tout le monde, sans arr?t, au propre comme au figur?. Avec la police, avec les gens, avec soi-m?me (?videmment!). Quand je suis parti en Australie, racontait John, je vivais sous un fourgon et m’entra?nais quatorze heures par jour. Je le harcelais de questions: « l’Australie? Comment tout cela a-t-il commenc?? O? sont tes parents, gar?on?» Selon John, il s’av?rait qu’il n’y avait aucun probl?me avec ses parents, que c’?tait une famille ordinaire, que tout ?tait normal. C’est juste qu’il aimait se la p?ter. Il faisait toujours des trucs dans la rue; il voulait que les gens le regardent. Puis il s’est pris au jeu. Pourquoi? Qui sait! C’est mon caract?re. Maintenant ?a va, mais tu sais comment j’?tais avant? Je cherchais toujours la merde. Je me pointais sur le territoire de quelqu’un, je disais: ok, tu te produis ici, mais moi je vais venir et te piquer ton public. Parce que je suis le plus fort, et que toi tu es nul. Beaucoup de gens ne m’aimaient pas, et encore aujourd’hui pas tout le monde ne m’aime. Je me comporte de mani?re normale seulement avec ceux que je respecte. Le voil?, le pathos du monde de la rue. «Alors, qui est-ce que tu respectes?» le taquinais-je avec insistance. Il y en a peu, r?pondait John d’un geste de d?pit. Ceux qui font mieux que moi, par exemple. Je ricanais: « y en a-t-il vraiment?» Et John – il faut lui rendre justice – disait: bien s?r, il y en a. Il essayait d’?tre juste. Restait bien s?r la question: qu’avais-je donc ? faire ici avec mon op?ra et A?vaz? Mais c’est tr?s clair. Je vivais ma vie nacr?e, remuais mes nageoires dans mon bassin d’esth?te (et quoi? j’en avais le droit: je l’avait construit toute seule, personne ne m’avait aid?e), mais quelque chose d’aventuriste, quelque chose de vivant et de sauvage m’a de nouveau fait signe, et, comme un vieil ivrogne, j’ai craqu?. Je me suis lanc?e ? sa poursuite. – – […] – – J’en suis convaincue: tout vient de l?, de l’enfance. Dans mon cas, le go?t pour la belle vie, l’aventurisme, le d?sir de mettre un pied dans d’autres mondes. Mon enfance, c’?tait Lubertsy. Ce Lubertsy des banlieues de Moscou, la ville o? on te couvre d’injures avant m?me que tu aies pu compter jusqu’? trois – et alors? Ne reste pas plant? l? ? faire des yeux de merlan frit, insulte juste courtoisement en retour, c’est normal. A propos de Lubertsy, voil? ce dont je me souviens: cette ville n’a jamais ?t? tranquille, et pendant la perestro?ka elle a totalement p?t? les plombs. La ville ?tait tout simplement sens dessus dessous. Il me semble que c’?tait particuli?rement inqui?tant au milieu des ann?es quatre-vingt-dix; ou alors, c’est peut-?tre juste ? partir de ce moment-l? que je m’en souviens le mieux. Je me souviens de cette ?poque comme d’un ?ternel hiver: brumeuse, humide, avec des tas de neige gris sale partout et un ciel lourd et bas. Les racketteurs br?laient des kiosques d’alimentation et faisaient sauter des voitures. De temps ? autre, de petits entrepreneurs locaux disparaissaient sans nouvelles; plus tard, on d?couvrait leurs corps dans des coffres de voiture (de ?a, on en parlait ? voix basse dans la cuisine, et ? haute voix ? la t?l?). Les probl?mes avec les « partenaires de business» (c’est ainsi qu’on les appelait), on les r?solvait ? la dure: on les ?gorgeait par familles enti?res. Le mot « toit»[4 - Protection « propos?e» aux petits entrepreneurs par la mafia, aussi bien que par la police, en ?change de grosses sommes d’argent, afin d’assurer la s?curit? de leur affaire; c’est ? cette seule condition que l’entreprise pouvait exister.] ne d?gageait pas un sentiment de confort, mais plut?t de menace. Les plaisanteries sur le fer ? souder et le fer ? repasser[5 - Les fers ? souder et ? repasser ?taient les instruments de torture les plus populaires.] n’?taient pas vraiment des plaisanteries. Des corps pourrissants ?taient retrouv?s dans des recoins de parcs aux odeurs d?sagr?ables. Quelque chose de sombre se tramait la nuit dans les garages. « La capitale du crime des banlieues de Moscou», « le monde de la truanderie et de l’ill?galit? absolue», « le banditisme sans foi ni loi»: les journalistes ? la plume jaune aiguisaient leur ?loquence dans les gros titres. Ma m?re m’interdisait de lire le journal « Moskovskij Komsomolets»[6 - Journal populaire dans les ann?es 90, num?ro un de la presse jaune.], mais je m’enfermais dans les toilettes et le lisais quand m?me. Des centaines de gars dans la ville ?taient soit li?s ? la mafia, soit ils r?vaient de rejoindre ses rangs. « Des incendies et des fusillades. Des vols de voitures et des explosions. Des accidents et des meurtres»: l’?mission « Patrouille de police» ?tait l’une des plus populaires ? Moscou et dans ses environs. Dans notre famille, c’?tait par elle que la journ?e commen?ait. Tout comme dans des centaines d’autres. T?t le matin, alors qu’il ne faisait pas encore jour, papa s’asseyait avec une tasse d’un litre de th? et pressait la t?l?commande. «Sur le boulevard Volzhskij, commen?ait ? rapporter, sans m?me saluer, une voix froide de femme, un accident de la route s’est produit. Deux personnes ont ?t? bless?es…» Je me pr?parais pour l’?cole. Ma m?re me peignait et me tressait les cheveux, attachant la natte avec un ?lastique « made in China», aux couleurs vives. Je me lavais, me brossais les dents, enfilais mes collants. «Blablabla… se faisait entendre du salon. Des restes humains ont ?t? d?couverts… Des corps carbonis?s… Blablabla… L’identification des restes humains… Blablabla…» Maman me pr?parait une tartine de pain blanc avec du beurre et du sucre. Et pour elle se faisait du caf?. «Blablabla… Un incendie dans la rue Initsiativnaya… L’ambulance… Le cadavre d’un homme… Des restes humains sous la neige…» Dans cette ?mission, l’expression « des restes humains» ?tait r?p?t?e plus que toute autre. «Ton grand-p?re est l?», m’informait enfin maman, regardant par la fen?tre. Chaque matin, grand-p?re m’emmenait ? l’?cole dans sa voiture. « D?p?che-toi!» Je sortais de l’appart et me retrouvais dans le matin glac?. L?, la neige ?tincelait, toute bigarr?e de jaunes signatures canines, et la « Volga» de grand-p?re, aux flancs arrondis, p?taradait, s’?brouant de froid. Des restes humains, il n’y en avait pas. Et on ne peut pas dire qu’ils me pr?occupaient: mes parents ont tout fait pour me laisser en dehors de ce chaos. D?s le mois d’octobre du cours pr?paratoire, ma m?re m’a retir?e de l’?cole qui se trouvait sous nos fen?tres et m’a transf?r?e dans une autre, un peu meilleure. L?-bas, du moins, on ne sniffait pas de la colle pendant les recr?ations. Il y avait l? des classes de danse de salon et des cours d’?tiquette (et aussi une conseill?re principale d’?ducation qui for?ait les ?l?ves de CE2 ? baisser leurs culottes au tableau, mais il me semble que je n’ai jamais racont? cela ? maman). Mes classes de fran?ais continuaient. On ne me laissait pas fr?quenter les enfants des rues; aucune violence, les adultes d?pla?aient simplement, de fa?on tr?s fine, pas du tout importune, la focale de mon attention sur d’autres enfants. Plus convenables. « Enfant des rues», c’?tait une sorte de verdict. On avait peur pour moi: des fois que quelqu’un lui apprenne ? fumer ou la serre dans un coin. Quant aux bandits, je ne m’en souciais pas: quel rapport pouvaient-ils avoir avec moi, une petite fille? Mais ce n’?tait pas eux le probl?me. C’?taient les gens ordinaires: ceux avec qui on avait affaire chaque jour. Les vibrations radioactives qui s’?chappaient des recoins, le bruit de fond qu’?mettaient les garages et les sous-sols ne pouvait pas ne pas influencer les gens ordinaires. C’?tait comme si un signal venait toujours de l?-bas: on est tout pr?s. On est proche de toi. Demain, tu nous rencontreras par hasard dans la rue. Ou bien, peut-?tre, on te tombera dessus dans ta cage d’escalier, et tu n’auras m?me pas le temps de comprendre ce qui se passe. En plus de ?a, la pr?carit? g?n?rale, les licenciements, la peur. Le monde ?tait impr?gn? d’une odeur de d?sespoir. Personne ne savait de quoi demain serait fait. Le salaire? Dis plut?t merci d’avoir un travail. Un business honn?te? Vous rigolez? Lubertsy ?tait une ville prol?tarienne, grossi?re. Ceux qui ne faisaient pas partie de la mafia ne desso?laient jamais. Tout le monde buvait. On buvait de l’eau de Cologne et sniffait de la colle. La cruaut? ?tait ? la fois une forme d’autod?fense et la norme du quotidien. On se battait dans les familles. On donnait des gifles aux enfants. La racaille torturait les chats et les chiens. Je me souviens qu’une fois Katia, ma copine du sixi?me ?tage, avait laiss? ?chapp? que son fr?re app?tait des petites m?sanges avec un morceau de lard sur son balcon. Rien de criminel a priori, mais en pensant ? ce Serioga, ?g? de dix-huit ans, lugubre, au visage malsain marqu? de petite v?role, je me suis m?fi?e. « Pourquoi? ai-je demand?. Tu es s?re qu’il ne les torture pas?» Katia a hoch? la t?te, mais plus tard elle a avou?: bien s?r, il les torture. Il leur verse de la vodka dans la gorge et regarde ce qui se passe. C’est simplement amusant. J’ai sanglot?, le visage dans l’oreiller, pendant deux jours. C«?tait une ?poque m?chante. La cruaut? ?tait le moyen le plus rapide de se reposer un tant soit peu sur quelque chose, de se sentir fort ne serait-ce qu’un instant. Donc, les r?gles ?taient simples: apr?s dix heures, il vaut mieux ne pas marcher dans le noir. Ce chantier, contourne-le, m?me le jour: l?, quelqu’un a ?t? viol? avec un morceau de barre d’armature. Ici, on a assassin? quelqu’un: son cadavre a ?t? trouv? dans une benne ? ordures. Un long regard droit dans les yeux, c’est une provocation: c’est toi qui auras tort. C’est ce dont je me souviens de l’enfance. C’est comme ?a que je vivais, en regardant le sol. – – En ce temps, dans les ann?es quatre-vingt-dix, ma famille passait pour ?tre relativement prosp?re. D’un statut plus ?lev? que les autres dans l’immeuble. A cause de cela, on ne nous aimait pas trop. Et aussi du fait que mes parents ne voulaient pas boire de vodka, mais au lieu de ?a se d?menaient comme des fous, essayant de gagner de quoi vivre, d’une fa?on ou d’une autre. Qu’est-ce qu’ils n’ont pas fait apr?s que l’Union s’?tait effondr?e! En URSS tout ?tait clair: grand-p?re membre du Parti, m?re pianiste, p?re architecte. Pendant la p?restro?ka, plus personne n’avait besoin de pianistes et d’architectes (sans parler des fonctionnaires du Parti). Et mon architecte de p?re allait dans les jardins d’enfants et photographiait les enfants ? la demande. Il dessinait et faisait des vitraux, ayant par la m?me occasion orn? de ces derniers les trois fen?tres de notre appart: dans une pi?ce, il y avait des arabesques de gel, dans une autre des fleurs, et dans le salon d’harmonieux losanges. Des fen?tres vitraux. De fait, le salon s’?tait mis ? ressembler soit ? un temple, soit ? une chambre de demoiselle russe des temps anciens, telles qu’elles apparaissent dans les dessins anim?s. Tr?s joli et impossible de voir quelque chose de l’ext?rieur, au cas o? il aurait pris l’envie ? quelqu’un de l’immeuble d’en face de regarder avec des jumelles s’il n’y avait pas un petit quelque chose de valeur dans notre appartement. ?a arrivait; apr?s que deux apparts au dessus avait ?t? cambriol?s en l’espace de deux semaines (» L’or, je le gardais pour le mariage de ma fille, sanglotait l’une des victimes, et ils ont emport? aussi le manteau de fourrure!»), mes parents s’?taient procur? de l’argent et avaient fait installer une massive porte blind?e. Elle est toujours l?, dans l’appart de Lubertsy, en souvenir de cette ?poque, tout comme les contours des vitraux ? demi effac?s. Maman la pianiste faisait la navette entre Moscou et la Pologne par train de nuit et rapportait de l?-bas des ballots de fringues: des collants en nylon, des soutiens-gorges import?s, des chaussettes en coton. Tout ?a ?tait ? vendre. L’argent pour les achats, il fallait le transporter dans un morceau de tissu cousu dans la culotte: on volait aussi dans les trains. Quant au gagne-pain, on devait le partager avec l’administration du march? et les racketteurs. «Mais notre milice ne nous prot?ge-t-elle donc pas? m’?tonnais-je. – Ma milice nous prot?ge bien: d’abord elle nous coffre, puis elle veille sur nous», plaisantait lugubrement mon grand-p?re. Il fallait aussi partager avec la milice. Puis, mes parents ont trouv?, je ne sais comment, un moyen de faire du business avec la Mongolie et se sont mis ? vendre des chapkas en fourrure de renard polaire et de rat musqu?. Un guide de conversation russo-mongol, Yariany Devtair, avait pris place sur une ?tag?re (« bonjour», ?a se dit « sain bain ouou!», et « je l?ve mon verre ? votre sant?», c’est d?j? un peu plus compliqu?: « Tany aeruul iaendi?n telee hundaga orgye!»). Parfois, des Mongols nous rendaient visite: Dina, au visage rond comme la lune et avec deux dents en or, et son mari au teint basan? et h?l? par le vent, ressemblant ? une image d’un manuel d’histoire (la partie consacr?e aux nomades). C’?taient eux qui apportaient de Mongolie ces chapkas, ? c?t? desquels mes parents passaient des heures debout au march?. Tout le couloir de notre appartement ?tait encombr? de bo?tes en carton; il restait seulement un ?troit passage. Tout ?tait gard? strictement secret. Il m’?tait interdit d’inviter des amis ? la maison et encore plus de raconter ce que faisaient mon p?re et ma m?re. Je me souviens que les week-ends, par les mornes journ?es d’hiver, quand ? ? peine trois heures de l’apr?s-midi, la fen?tre couverte d’une fine couche de givre rougeoie au soleil couchant, papa l’architecte, maman la pianiste et grand-p?re, le chef du parti, faisaient irruption dans l’appart, gel?s jusqu’aux os, apr?s avoir pass? six ou sept heures debout sur un march? ? ciel ouvert, par moins trente. «Alors, papa? demandais-je en m’?lan?ant de ma chambre. Combien? – Qu’est-ce que ?a peut te faire?» r?pliquait mon p?re d’un ton sec. Et il se dirigeait dans la salle de bain pour se r?chauffer les mains. A ce moment-l?, maman me confiait tout bas : «Quatre de femme et deux d’homme.» «Quatre de femme et deux d’homme», ?a signifiait la quantit? de chapkas vendus. Et ce n’?tait pas mal du tout. « Pas un seul», c’?tait bien pire. Dans ce cas, on ne savait pas ce qu’on mangerait dans la semaine. Concernant la nourriture, c’?tait tr?s simple; de la bouillie de sarrasin, des pommes de terre, des p?tes en forme d’escargot: une casserole nous faisait ? peu pr?s cinq jours. Le deuxi?me jour, les p?tes devenaient semblables ? de la colle ? bois, mais on pouvait les faire frire. Il y avait aussi des pilons de poulet, gras, truff?s de produits chimiques. De grosses saucisses gris?tres (je n’en mange pas jusqu’? maintenant). Du saucisson, c’?tait la f?te. Comme j’ai d?j? dit, on ne nous aimait pas beaucoup dans l’immeuble. Mes parents, pour leur envie de s’en sortir. Ma grand-m?re, pour ses l?vres pinc?es. Mon grand-p?re, du fait qu’il avait ?t? chef dans le temps. Moi, pour mon appartenance ? cette tribu et pour mes nouvelles baskets. Des intellos de mes deux. Regarde-moi comme ils se la racontent! Vous vous croyez mieux que les autres? Pas tous parlaient comme ?a, mais certains; en tout cas, ce ne sont pas les ennemis qui me manquaient. Les membres d’environ trois familles, il ne valait mieux pas les croiser pr?s de l’ascenseur. Je me souviens qu’un gar?on du voisinage – j’avais peut-?tre huit ans, et lui devait en avoir dix – m’avait dit une salet? pr?s de la porte d’entr?e de l’immeuble. En r?ponse, je lui avais donn? un coup de pied ? l’endroit qu’on m’avait appris. Le gars s’?tait pli? en deux et avait hurl?, et moi je m’?tais enfuie. Mais le jour suivant, ses malotrues de s?urs – l’une de quinze ans, l’autre de seize – m’avaient chop?e dans la cour de l’?cole et m’avaient empoign?e avec force. «Frappe-la comme il faut, Sacha! O? tu veux, aiguillonnaient-elles leur fr?re. Elle t’a frapp? hier, non?» Et Sacha, pendant un long moment, ne pouvait se d?cider. Il s’effor?ait de viser. Des histoires pareilles, il y en avait beaucoup. Lubertsy, le petit Bronx ? la moscovite. Jusqu’? vingt ans environ, je n’?tais pas une battante; au contraire, j’?tais absolument pitoyable. A Lubertsy, il y avait partout des enfants des rues ou des adultes qui venaient de l?, et ils n’?taient pas gentils avec moi, loin s’en faut. Pour quelqu’un d’autre, toutes ces bagarres de rue, c’?tait quedalle. Mais moi j’?tais n?e avec une peau fine. Il m’a suffi de tr?s peu pour comprendre que le grand monde ?tait une source de menace, et j’en connaissais la cause: c’?tait avec moi que quelque chose clochait. Il y avait quelque chose en moi d’originellement, d’irr?parablement, de monstrueusement incorrect, et on ne pouvait rien y faire. Peu ? peu, ce sentiment a envahi l’espace s?curis? que mes parents d?roulaient soigneusement devant moi, et a finalement recouvert tout le ciel. Je me suis renferm?e sur moi-m?me. Et le monde, le monde r?actif et attentionn?, m’a pay?e de retour: dans un univers s?r et ensoleill?, habit? par des enfants de bonnes familles, on a cess? de me remarquer. Tu ne peux rien, ricanait le monde. Tu n’existes pas. Qui ha?r pour cela? Soi-m?me en premier lieu. A cette ?poque, je me ha?ssais comme personne. Ce n’?tait pas une forme l?g?re de pudeur adolescente; non, c’?tait un m?lange acide de r?pugnance ?c?urante de soi, de honte et d’hostilit? au monde, qui bouillait en moi sous un couvercle herm?tiquement ferm?. Et cela a continu? tr?s longtemps, jusqu’? mes vingt ans environ, jusqu’? ce que je ne remod?le tout. Parfois, en ?coutant John, et plus tard, en repensant au r?volutionnaire et ? son ?quipe, je me disais: si tu sais quelque chose de la vie de la rue, essaye l’exact oppos?. Mets-toi un instant dans la peau d’une bonne ?l?ve du Bronx. – – […] – – A la maison, j’ai pris une douche; l’eau trouble d’Avignon m’a lav?e de la boxe japonaise apocalyptique. Pendant ce temps, John a pu avaler quelque chose; quant ? moi, je suis rest?e sans app?tit. On est ressortis dans la rue. L’avenue de la Synagogue frissonnait l?g?rement dans l’ombre ?paisse des platanes. John a agit? sa main vers la gauche et a prononc? avec fiert? : «This is my car. And this is my garbage bin.» Pr?s d’une voiture noire – je n’ai pas pu discerner sa marque – se trouvait effectivement un bac poubelle ? roulettes, grand et noir, comme tous les biens que poss?dait John, ? l’exception des culottes de sc?ne (les culottes, John les pr?f?rait color?es). Le bac ?tait encha?n? ? une borne en fer. « C’est ma voiture, et voici mon bac poubelle» (» c’?tait ma Lo, et voici mes lis»[7 - Citation de «Lolita» de Vladimir Nabokov]; je me suis surprise ? penser que ce n’?tait pas tant le bac qui ?tait ?tonnant pour moi que la voiture. Une voiture? A John? ?a alors! Il me semblait qu’il m?prisait les biens massifs). John a soulev? le couvercle et a plong? ? l’int?rieur jusqu’? la taille. Un bruit s’est fait entendre. «Johny, what are you doing there? ai-je demand? avec une l?g?re inqui?tude. – There’s something with the bottom», a retenti sourdement de l?-dedans. John s’est extirp? du bac, a contourn? sa voiture, a fourr? dans le coffre et en a sorti quelques paquets et un haut-parleur portable. Tout cela a pris place dans le bac. Bon Dieu, pensais-je, combien de temps as-tu lav? cette poubelle? Ou alors tu ne l’as pas lav?e? D’un c?t?, on pouvait attendre tout et n’importe quoi de John. Mais d’un autre, il n’y avait pas de personne plus propre que lui. Il ne pouvait pas m?me embrasser une femme sans s’?tre bross? les dents le matin. C’?tait un vrai Fran?ais, notre Johnny Boy. «Don’t look at me like that, I’ve bought it. It’s new, a dit John d’une voix sirupeuse, en me regardant malicieusement. Let’s go!» Et l?-dessus il a saisi le bac par les poign?es et l’a fait rouler sur le pav?. Je me suis mise ? trottiner ? ses c?t?s. Un chemin bien connu: un bout de l’avenue de la Synagogue, puis passage sous une arche, et enfin la rue de la Carreterie. Le fripon gris et jaune dessin? pr?s de la fontaine. Je n’en doute pas, on allait tr?s bien ensemble: moi, avec mon tee-shirt rose, mes ballerines de princesse et mon sac de toile de Saint-P?tersbourg – la touriste mod?le typique – et l’infernal John en pantalon noir, torse nu et avec ses brillants yeux espagnols. La belle et la b?te, la princesse et le voyou. On se h?tait le long de la rue bouillante, et un flot de gens nous contournait des deux c?t?s. Aux badauds bayant aux corneilles, John criait brusquement quelque chose en fran?ais. Comme un vrai ?boueur. A un moment, un grand bus de touristes nous a rattrap?s; il avait soif de libert? de mouvement. John le g?nait. Le bus s’est mis ? klaxonner violemment. Je me suis jet?e vers le trottoir et me suis retourn?e: John continuait impassiblement ? faire rouler son bac. Le bus a klaxonn? encore une fois. Puis une autre. Mais John n’?tait pas de la race des peureux. «He is crazy to drive in such a mess! Some people are really insane!» m’a-t-il hurl? ? travers la foule. J’ai essay? de le raisonner et ai cri? en r?ponse : «Johnny! Just move aside! You block him the way! – And what? s’est indign? le t?tu. He’ll go ahead for a hundred meters more and then he’ll be blocked again! People are everywhere!» Le bus ?tait pris d’hyst?rie. John continuait ? faire rouler son bac, comme un h?ros-pionnier, comme un missionnaire, comme un conqu?rant de l’univers. C’?tait visiblement une question de principe. «Johnny!» vocif?rais-je. Mes nerfs ?tait en train de l?cher. «There’s always fight in the street!» a gueul? John et il a appuy? encore sur le champignon. Finalement, le bus a grimp? sur le trottoir par les roues de devant, a soulev? son pesant derri?re, a mis les gaz et a arriv? au niveau de John. La femme au volant s’est pench?e ? la fen?tre. Elle s’est mise ? hurler, d?versant son indignation sur la t?te du vilain ?boueur: ses jurons se sont confondus dans un torrent bouillonnant et f?tide (? ce moment-l?, j’ai remerci? les dieux de ne pas comprendre un seul mot). John a eu la r?partie vive: il a aussi ?clat? en une cantate riche en couleurs. Les gens se retournaient. Les touristes dans le bus ont aplati leur nez sur la vitre: quel scandale! ?a aurait pu durer une ?ternit?. Mais non: brusquement, John s’est ?cart? de c?t? et s’est ?lanc? dans une ruelle. Arbitre pour lui-m?me, enfant des rues, pilote de premi?re classe dans un jeu sans r?gles, il s’est ?lev? au-dessus de la bataille: ayant d?cid? qu’il avait remport? le duel, il l’a interrompu sans la moindre h?sitation. Je me suis lanc?e ? sa poursuite et ai repris haleine dans la ruelle. «When I was just starting at the street, everyone hated me», m’a-t-il rappel?. Plus calmement d?j?: hurler au milieu des murs de pierre et des bacs poubelles ne servait ? rien. «And is this an excuse? l’ai-je interrog?. – Ok, imagine then, a d?marr? John au quart de tour. You come to the street, and each time you have to prove everyone who you are. No one can book a place to perform, right? So, each time there is a fight. For the public, for the area», John a brusquement fait tourner le bac et s’est appuy? sur ses poign?es de celui-ci, tel un orateur ? sa tribune. And then, you come, and someone is already performing at your place. And you did not eat from yesterday. And you tell him: okay, I’ll start right now, and we’ll se who will get the public. And it goes!» Un petit chat a bondi sur le couvercle du bac: bariol?, avec des taches rousses. Il n’a pas eu peur de l’orateur. A Moscou, j’avais un copain, ex-bandit; « un homme de guerre a besoin de guerre, disait-il. S’il n’y en a pas, il se la trouvera». Selon ses mots, John se produisait toujours mieux que les autres et ne respectait personne, il piquait le public des autres, s’attirait sans cesse des ennuis, et c’est pour ?a qu’on ne l’aimait pas. Ce n’est pas un homme mais une flamme ?ternelle. Mais d’o? vient le bois? Et bien, c’est tr?s simple. La fureur, pensais-je, c’est aussi une habitude. Un moyen de t?ter le monde. – – John avait l’habitude de la fureur, et moi j’avais l’habitude (ou plut?t la passion) de fourrer mon nez dans des formes de vie inexplor?es. D’o? ?a m’est venu? Je l’ai d?j? dit: de l’enfance. En ce temps-l?, dans les ann?es quatre-vingt-dix, ma famille m’apprenait ? avoir peur. Surtout mon grand-p?re et ma grand-m?re. Ne cours pas, tu t’?crabouilleras le nez. Ne parle pas aux gar?ons, ils te feront du mal. Ne sors pas sur le balcon sans chapeau. Ne va pas aux f?tes de masse, ne te prom?ne pas le soir dans la cour d’?cole, ne parle pas aux inconnus. Mets un pull. Reste ? la maison, avec ta grand-m?re, ?tudie mieux. On viole et tue partout alentour, tu es peut-?tre la prochaine sur la liste. Pourquoi tu manges si peu? Tu es toute p?le, toute tristounette. Ma petite fille ? moi. Rien que des diminutifs, comme si je n’?tais pas plus grosse qu’un colibri. Ne sors pas dans la rue, ne commets pas de faute. J’ai plut?t eu de la chance: les intimidations de ma grand-m?re ?taient trop ?paisses et copieuses, et la bulle dans laquelle t?chait de me confiner mon grand-p?re s’est av?r?e trop ?troite. Tous les ados se r?voltent, c’est quelque chose d’hormonal. On essayait de m’infliger de la peur, et ma r?bellion s’est manifest?e en ce que je me suis refus?e jusqu’? l’idiotie de craindre le danger. J’ai commenc? ? revenir ? la maison par les passages et les recoins les plus sombres, ? sauter sur les toits de garages et courir ? travers les chantiers. Tous les enfants faisaient cela, mais moi je le faisais toujours seule et avec un cynisme particulier. J’ai aim? me plonger en dessous des citernes ventrues des trains de marchandises, pendant les quelques secondes o? ils freinaient devant le quai; il fallait parvenir ? s’en extirper avant que le train ne se remette en marche. J’ai pris plaisir ? ?chapper aux contr?leurs. Escalader sur les toits et y courir. Rentrer avec le dernier train – celui dans lequel, selon ma grand-m?re, les choses les plus horribles arrivaient aux petites filles (les choses les plus horribles, ?a voulait dire les hommes, bien s?r) – cela me plaisait aussi. Ce n’est pas que j’essayais de me trouver des aventures. C’?tait une pure et furieuse certitude: dans le monde des hasards, ? la diff?rence du monde des braves gens, rien de mal ne pourrait jamais m’arriver. Je suis un paria, alors je suis invuln?rable. Ces ann?es-l?, j’avais une peur panique des gens, mais mon sens du danger ?tait totalement d?traqu?. Une fois, sur un chantier, je suis tomb?e d’un bout de mur – je me suis foul? la cheville – et, ayant chut? d’un m?tre et demi environ, j’ai atterri sur le dos. Pendant ? peu pr?s cinq secondes, je n’ai pas pu respirer, mes poumons semblaient s’?tre ?cras?s ? cause du choc, mais quand j’ai r?ussi ? reprendre mon souffle, et qu’un kal?idoscope de couleurs a cess? de danser devant mes yeux, j’ai vu qu’? gauche et ? droite de moi deux barres d’armature rouill?es sortaient du sol. Moi entre elles, comme encadr?e, et mes baskets plant?es dans le ciel. Une rencontre impressionnante avec le dieu du hasard: je suis tomb?e sur son large front. J’ai atterri entre ses cornes. – – Au d?but, les ?tendues vides – sous-sols, carri?res, chantiers – me servaient de mondes parall?les. Je pouvais les peupler d’habitants de mon choix, ? la diff?rence de la r?alit?. J’appr?ciais particuli?rement les toits. Tous les toits non ferm?s ?taient miens: il n’y avait pas de plus grande joie que de grimper par l’escalier d’incendie sur la calvitie plate d’un immeuble de cinq ?tages et de rester l?, sans bouger, pendant des heures, arrachant du bout des doigts des morceaux de goudron poisseux du rev?tement. Dans ma t?te, des films tournaient en boucle: j’inventais des histoires que seul un enfant infiniment solitaire peut inventer. Une fois accroch?e ? un sc?nario ou un r?ve quelconque, je pouvais le d?tortiller pendant des jours, ajoutant ou enlevant quelque chose ? ma guise. Atterrissant doucement sur ce m?me toit deux heures plus tard, je rampais vers son bord – avec beaucoup de pr?caution, pour que les balayeurs ne me voient pas – et jetais en bas, dans ce micro-monde insignifiant et futile, des morceaux de goudron. Je les regardais voler, puis devenir des points. Au Ba?kal, o? on allait avec mes parents en ?t?, au lieu des toits il y avait de grands c?dres. Je m’enfon?ais dans la ta?ga, grimpais sur des troncs rugueux jusqu’? leur cime, et l? o? le tronc devenait dangereusement fin, je me balan?ais. Un sentiment de toute-puissance secr?te m’envahissait alors: youhou! Je peux aussi faire ?a! Ma deuxi?me passion – et aussi un monde parall?le – ?tait la lecture. Pendant que les autres adolescents apprenaient ? fumer et ? s’embrasser, je lisais passionn?ment. ?a venait de ma m?re. C’?tait elle qui se constituait une biblioth?que maison, se procurait sans cesse toutes sortes de livres par un syst?me complexe d’abonnement (? cette ?poque, on devait commander les collections de qualit? en avance, faire la queue et cetera), rapportait chez nous des petits tomes d?class?s de la salle de lecture o? elle arrondissait ses fins de mois. J’adorais lire: la litt?rature, comme la galopade sur les chantiers, me transportait hors de la r?alit?. Je revenais ? la maison, en sueur et sale, et oubliant de prendre une douche, je me saisissais d’un livre. J’avalais tout ce qui me tombait sous la main: d’abord Mayne Reid et « La Biblioth?que des Aventuriers», puis, Bounine, Tchekhov, un ouvrage de dix volumes ? la couverture grise, Kouprine rev?tu de velours vert, Gogol en noir, autrement dit des classiques; impossible de se les rappeler tous. Plus tard, j’ai pass? en revue Wilder, Fitzgerald, Nabokov, Evelyn Waugh. Et d’autres. Tout ce que ma m?re aimait. Puis, vers treize ans, j’ai effectu? un r?trogradage litt?raire: je me suis int?ress?e aux romans d’amour de bas ?tage. «N’est-ce pas trop t?t pour elle? a demand? une fois, les l?vres pinc?es, une voisine de compartiment dans un train. – Il vaut mieux qu’elle apprenne des choses des livres plut?t que des cages d’escalier», avait r?pondu ma m?re avec une politesse glaciale. J«?tais toute seule, je souffrais de mon mutisme et me d?testais chaque fois que je me retrouvais au milieu des gens, mais seule avec moi-m?me, je ne m’ennuyais jamais. Dans ma t?te se fragmentaient sans cesse des cellules; je cr?ais des mondes. Ce n’est que bien plus tard que j’ai remarqu?: les mondes parall?les existent, et je ne suis pas la seule ? m’y int?resser. Des milliers de personnes les cherchent, et en perdent le sommeil et la tranquillit?: dans les chroniques mondaines, dans le journal « L’oracle», dans la vie des extra-terrestres et des gens ? t?te de chien. Partout, sauf sous leur nez, alors que pour les trouver, il suffit de presque rien: tu n’as qu’? tourner au coin de la route battue, et alors qui rencontreras-tu? John par exemple. John le patriote, John le r?alisateur, John l’?boueur, avec son caract?re querelleur, ses yeux brillants de pirate, et il t’entra?nera dans des aventures. Et ce m?me John se pr?occupera de toi, te prot?gera comme si tu ?tais une fleur, te fera un plan de voyage et mettra ses amis ? contribution pour qu’ils te prennent dans leurs bras et te distraient; il ne te l?chera pas et insistera pour que tu ne te prom?nes pas toute seule la nuit. Il t’expliquera toutes les subtilit?s. John ?tait aussi mon monde parall?le, mais familier en m?me temps: proche, harmonieux. Si j’avais voulu quelque chose d’autre, je me serais install?e dans un h?tel luxueux; pas le plus cher, bien entendu, mais au moins avec un ?vier en marbre et une rose dans un vase. J’y aurais pass? mes matins ? boire du th?, tr?s contente de moi. Mais non. Au lieu de ?a, je faisais des va-et-vient avec John, le long de la rue de la Carreterie. La rue de la Carreterie; si j’avais su combien de fois il me faudrait la parcourir, la remontant et la descendant, de long en large, tous ces aller-retour, tous ces kilom?tres, si j’avais su que je devrais faire le tour du globe, passer le point de non-retour et oublier beaucoup de ce que je pensais de moi. Mais me souvenir aussi de quelque chose. De la rue de la Carreterie ? l’avenue de la Synagogue et vice-versa, ? nouveau la rue de la Carreterie, puis la rue Carnot, la place du Palais et la rue de la R?plublique, et enfin la ruelle en face du th??tre « Le Paris», o? se passera tout ce qui ?tait ?crit, tout ce qui devait m’arriver et ne pouvait pas arriver autrement. – – […] – – La chaleur a c?d?, les ombres se sont allong?es. John m’a tra?n?e au deuxi?me niveau de la place, vers la fontaine sous l’?glise Notre Dame des Doms. La fontaine – lourde, avec trois calices – rappelait un vase de fruits ? trois ?tages. Il n’y avait pas d’eau; des papiers et quelques bouteilles en plastique gisaient sur le fond ?br?ch?. Une aire panoramique avec un parapet dominait la fontaine. Les plus courageux y grimpaient et s’installaient l?-haut, les jambes ballantes. «I’ll go up, Jonhy Boy, ai-je dit. There’s a good point to make some photos.» John avait de nouveau disparu dans les profondeurs de son bac poubelle: soit il ?tait en train de chercher quelque chose, soit il en examinait le fond. Il a marmonn? de l?-dedans : «Okay! – «Okay!», l’ai-je taquin? en russe. «Une voix s’est fait entendre de la poubelle!»» La phrase-grenade de mon enfance de l’?poque de la perestro?ka, l’arme universelle contre n’importe quelle r?plique insultante. Te voil? en train de courir dans le couloir pendant la r?cr?ation, les joues ponceau, les cheveux te rentrent dans la bouche, les collants en coton te tombent jusqu’aux genoux, et quelque chose d’irr?parable va se passer dans un instant – tu vas te casser la figure! – tandis que Petrov te court apr?s : «Mara-marine, vieille sardine!» Et tu lui cries par-dessus l’?paule, sans reprendre haleine : «Une voix s’est fait entendre de la poubelle!» Et tu appuies de nouveau sur l’acc?l?rateur. Parce que les toilettes pour les filles, elles ne sont qu’? deux bonds, et l?, aucun Petrov ne s’y aventurera. Il te faut donc y parvenir et te cacher l?-bas en attendant la sonnerie. Dans mon enfance de l’?poque de la perestro?ka, l’essentiel ?tait de ne pas vasouiller, de ne pas bayer aux corneilles; on n’aimait pas les faibles. A y regarder de plus pr?s, en ce temps-l? tout ?tait infiniment bizarre. Je me souviens qu’en classe de CE2 – ?tait-ce bien le CE2? et donc, l’ann?e 93? – la conseill?re principale d’?ducation nous avait attrap?s, nous les amateurs de sprint de couloir. On faisait du tapage dans les escaliers pendant la le?on: la prof de maths ?tait en retard, et rester assis sans rien faire dans une salle de classe ?touffante, aux rideaux rouges en nylon, ce n’est pas tout le monde qui peut le supporter. Le soleil brillait si fort! Plein de joie, quelqu’un a plant? un stylo-bille entre les omoplates de son voisin; celui-ci a r?pliqu? par une bourrade, et les chaises ont vol?, un piaillement a retenti, la porte s’est ouverte brusquement, et une boule de foudre de couleur noire-bleue-marron (? cette ?poque, on portait encore l’uniforme scolaire) a d?val? l’escalier. On s’est fait pincer et on nous a ramen?s en bande dans la classe. On a ?t? mis en rang pr?s du tableau. «Vous n’avez pas honte?» a dit la conseill?re principale d’?ducation. Ses l?vres ?taient comme du fil de fer. « Petits effront?s!» On se taisait. A la fen?tre, une branche de sapin a oscill?: sur elle venait de se poser un petit oiseau rond. «Esp?ces de sales b?tes, a martel? avec d?go?t la conseill?re. Allez, tournez le visage vers le tableau.» On s’est tourn?s. Le tableau ?tait couvert de taches de craie. Mes c?tes ont heurt? le rebord o? se trouvaient d’habitude le chiffon et la craie. Cette fois, ils n’y ?taient pas. «Et maintenaaaaaant, a dit la conseill?re d’une voix tra?nante, les gar?ons baissent leur pantalon, les filles montent leur jupe. Et tous ensemble, vous enlevez votre culotte. Tous ceux qui viennent de courir.» Le petit oiseau, ayant pouss? un cri de d?pit, a d?coll? de la branche et s’en est all? de ce monde d’absurdit?. «Et vous restez comme ?a devant la classe pendant une minute.» Si on essaie de joindre les deux prunelles le plus pr?s possible, on peut s’imaginer qu’on a un seul ?il. R?cemment, j’avais appris le mot « cyclope» et ?a faisait d?j? plusieurs jours que j’essayais de ressentir ce que c’?tait que de vivre avec un seul ?il au lieu de deux. Est-ce incommode ou pas tant que ?a? «Vous ?tes devenus sourds? Quant il s’agit de courir, vous ?tes forts…» J’ai clign? des yeux et ai louch? vers Smirnov qui se tenait ? ma gauche: va-t-il enlever son pantalon ou non? Les l?vres de Smirnov tremblaient. J’ai failli arriver ? l’effet borgne, mais un autre probl?me n’a pas tard? ? appara?tre: il s’av?rait ? pr?sent que j’avais deux nez. Ils se rejoignaient en dessous, et l’?il unique se trouvait dans un creux entre eux deux. «Vous comprenez le russe?» Je ne voulais pas comprendre le russe. Il y avait des choses plus importantes dans ce moment. «Pronine, c’est toi qui courais plus vite que tout le monde? la voix de la conseill?re ?tait empreinte de moquerie. Allez, allez! Sinon on va t?l?phoner ? ton p?re.» Le p?re de Pronine, un ex-g?ologue, ?tait s?v?re. Les week-ends, il buvait atrocement, et il professait le culte du ceinturon. Et Pronine a c?d?. Et apr?s lui ont c?d? tous les autres, en cha?ne, jusqu’? ce que n’arrive mon tour. Un l?ger vent, venant du dehors, rafra?chissait les fesses nues qui n’?taient pas habitu?es ? se retrouver ainsi ? la vue de tous. Deux nez, ?a ne le fait pas du tout. Si j’avais lu quelque chose de la sorte dans un livre, j’aurais pens? que l’auteur ?tait au bout du rouleau et avait compos? un truc de bas ?tage. Mais cette histoire a r?ellement eu lieu dans ma classe de CE2. Et ce n’?tait, au final, pas si terrible que ?a; au moins, personne ne nous abreuvait de gros mots ni ne nous jetait de chaises dessus, comme c’?tait le cas dans les autres ?coles. Quoi qu’il en soit, cet ?pisode n’a rien laiss? en moi, si ce n’est de l’embarras. Qu’est-ce qui a pouss? une femme adulte ? choisir une forme de punition ? ce point surr?aliste? Pourquoi les culottes? Dans quel but? Quelle en ?tait la logique?.. M’ayant entra?n?e le long des couloirs de l’?cole, la vague de nostalgie m’a rejet?e sous la cath?drale Notre-Dame des Doms. J’ai recrach? les ar?tes pointues des souvenirs d’enfance, de l’eau a jailli de mes oreilles… «… and back! ai-je entendu la fin de la ventriloquie du bac. – Come back out of there, finally! me suis-je f?ch?e. I don’t hear you!» John en est sorti et a rabattu le couvercle avec fracas : «Do you see these guys? I’ll start at nine, they are next.» Son doigt a point? deux gars qui se tenaient ? une vingtaine de m?tres de nous. L’un s’ennuyait, assis sur un skate. L’autre, d’un air renfrogn?, la?ait ses baskets. « You should not miss them. I worked with them for two years, I was in the team. They are really cool. They started like me, from zero, and now they are stars here on TV.» J’ai regard? ces really cool plus attentivement. L’un ?tait africain, l’autre un m?lange d?tonant. Soit des rappeurs, soit des danseurs de breakdance. Je te connais d?j? bien, Johnny, ai-je pens?. Je ne croyais plus au Top 50 de John: les souvenirs de l’apocalypse japonaise n’avaient pas encore cicatris? dans mon ?me. Surtout que les gar?ons ?taient tr?s jeunes, pour ne pas dire petits. Des pantalons noirs, des tee-shirts noirs moulants, des bracelets en plastique aux poignets. Des visages graves: peut-?tre qu’ils n’avaient pas bien dormi, ou bien ?tait-ce un principe de vie. Rien de nouveau, ai-je pens?. Les rappeurs, ils viennent au monde v?tus de pantalons larges et le visage marqu? du sceau d’une noire m?lancolie. Je n’en ai rencontr? aucun de joyeux. – – J’ai mont? rapidement l’escalier et me suis install?e sur le parapet au-dessus de la fontaine. Mon royaume s’?tendait ? mes pieds. Sur ma gauche, o? Philippe avait dirig? tant?t la foule, campait un autre type: soit un d?butant, soit simplement un maladroit. Il ne s’y prenait pas bien. Il jonglait avec des balles transparentes, mais c’?tait ennuyeux: des mouvements emp?tr?s, des figures primitives. Les balles tombaient fr?quemment. Un flot de gens contournait le malheureux comme un filet d’eau se heurtant ? un obstacle insignifiant: un morceau de bois ou une pierre. De derri?re les arbres, le soleil apais? faisait des adieux rieurs. Au deuxi?me niveau, un peu plus loin de la fontaine, un autre spectacle avait commenc?. C’est l? que les passants s’arr?taient: ils s’?chouaient bouche b?e sur le pav? sans regarder ? leurs pieds. A l’int?rieur d’une grande roue, au son d’une m?lodie ?mouvante et hypnotique – espagnole ou portugaise peut-?tre – tournait un jeune homme fin et souple. Son corps semblait s’inscrire dans un cercle; ses mains et ses pieds s’y accrochaient et il tournait dedans d’une mani?re lente et fascinante, et couvrait toute l’?tendue de cette sc?ne improvis?e en dessinant des mouvements complexes. Il me rappelait l’homme de Vitruve de Leonardo de Vinci. Mais en beaucoup plus jeune. Encore adolescent. Mais en quoi ?tait-elle faite au juste cette roue? Je ne pouvais le distinguer. L’artiste tant?t se cambrait, tant?t s’?chappait presque de la roue, puis fusionnait de nouveau avec celle-ci. Ce n’?tait pas un solo, pas du tout: c’?tait un duo parfait. Le jeune homme menait la danse en dirigeant la roue par des mouvements du corps, mais en m?me temps le cerceau g?ant semblait jouer sa propre partition. L’artiste se laissait tomber sur un genou, et la roue d?crivait des spirales autour de lui. La m?lodie triste et languissante flottait au-dessus de la place du Palais. De droite, de gauche, de devant et de derri?re, les rang?es de spectateurs formaient le cadre de ce court-m?trage touchant. J’ai retenu mon souffle: ce spectacle ?tait digne d’admiration, de silence. C’?tait vraiment de l’art. Mais la musique s’est tue. Le jeune homme a ex?cut? avec ?l?gance une derni?re pirouette, a pos? un genou ? terre, et la roue a gliss? harmonieusement ? ses pieds tel un serpent et s’est couch?e pr?s de lui. Une seconde plus tard, les spectateurs se sont mis ? applaudir ? tout rompre, puis ils se sont dirig?s en une longue file vers l’artiste pour d?poser une pi?ce dans son chapeau, l’embrasser, ?changer quelques mots avec lui. J’ai regrett? de m’?tre assise aussi loin, et ce petit mot – « loin» – m’a fait revenir ? la r?alit?. Je me suis soudain rendue compte qu’en effet, j’?tais assise quelque part, et que, comme auparavant, le m?me monde tangible m’entourait. L’escalier. La cath?drale. J?sus. Le petit tram, le festival, les affiches. La rue de la Carreterie. L’avenue de la Synagogue. Dispers?es quelques secondes plus t?t, les particules de ce monde commen?aient ? se rassembler en un pan de toile et la r?alit? avait retrouv? toute sa densit?. J’ai jet? un coup d’?il au-dessous. Non, il ?tait clair que quelque chose dans l’air avait chang?: pr?s de la fontaine bouillonnait d?j? la vie. L?-bas s’?taient install?s les membres de l’?quipe que John m’avait tant vant?e. Lui-m?me ?tait ? pr?sent parmi eux. Il ?tait en train de s’?tirer. D’autres gars ?taient arriv?s. Ils devaient ?tre six ou sept ? ce moment-l?. Des visages insolents et indompt?s: un Asiatique, un Africain, deux blancs. Juste en dessous de moi, luisait le cr?ne ras? et rond d’un ado noir. Un poignet barr? d’un bracelet bleu, une guirlande multicolore sur l’autre. A ses c?t?s son pote torse nu. Ses muscles sculpturaux dor?s par le soleil couchant. Plong? dans son portable. Et un autre gardant un chariot ? roulettes. Lui aussi fort et bien b?ti, et tout en noir comme les autres. Les cheveux coup?s en brosse. Tout est impec, les pantalons sont juste un peu courts. J’ai sorti mon iphone de mon sac et l’ai point? vers les gar?ons tombant dans ma ligne de mire: ce n’?tait pas une photo de grande valeur, mais ce c?t? international m’avait bien plu, sans que je n’aie trop su pourquoi. En fin de compte, apr?s les lutteurs japonais mal b?tis, c’?tait un vrai plaisir de voir des mecs sportifs et ? l’apparence rassurante. A ce moment pr?cis, le gars aux cheveux coup?s en brosse a lev? la t?te et m’a regard?e droit dans les yeux. Bigre! Quand une lance t’arrive dessus, aucune chance de s’esquiver. Ce regard d’acier, lourd et imp?tueux, m’a presque fait tomber du parapet. Pour un instant, j’ai eu la sensation que ce type venait de me surprendre en train de faire quelque chose de mal. Ou simplement qu’il m’avait prise de court. Et avant d’avoir eu la moindre pens?e, avant m?me d’avoir eu le temps d’agir consciemment, au regard per?ant de cet inconnu j’ai r?pliqu? par un grand sourire. Et soudain, je nous ai vus de c?t?: la cath?drale, J?sus, moi, install?e confortablement sur le parapet, et ce mec ayant regard? brusquement un peu plus loin que le bout de son nez. Nos regards tels des balles tra?antes et mon sourire lumineux, aussi vaste que le ciel. Et ben y a pire! Si tu r?ponds ? un regard brusque par un sourire instinctif, alors tout ne vas pas si mal pour toi. Toujours rayonnante, j’ai baiss? ma cam?ra, et le gar?on – ce m?me gar?on – m’a r?pondu soudain par un franc et lumineux sourire. Et m’a oubli?e un instant plus tard. Il m’a tourn? le dos et s’est mis ? hurler quelque chose en fran?ais ? son camarade, un gaillard au torse nu, mais ce dernier ne le regardait pas. La main appuy?e sur le pav?, comme encha?n? au sol de la place par des menottes de couleur, il a adoss? son regard ? la fontaine. Mais il ?tait plong? dans ses pens?es. Le gars coiff? en brosse s’est approch? du r?veur, s’est pench? vers lui et l’a pouss? par l’?paule. Depuis, je me souviens de cette image et il est peu probable que je l’oublie un jour, car je la consid?re comme le point de d?part de toute cette histoire. Six ou sept personnes. Leurs corps que le soleil faisait para?tre recouverts d’?mail, leurs trajectoires gracieuses, leur glissement sur le corps ?tendu de la place. Leurs affaires. Ici une valise, l? un chariot ? roulettes. Ici un skate et l? un seau. Ici j’entrevois une enfance difficile, l? une absence totale d’enfance, et l? de longues heures d’entra?nement, parce que c’?tait tout ce qu’il restait. Il y avait l? encore beaucoup de choses que je n’avais pas r?ussi ? savoir, mais que j’aurais tant voulu conna?tre. La fontaine ass?ch?e, la place, John rangeant son barda. Un bleu sur ma cheville. Mon sac de toile. Ma main, mon annulaire ceint d’une bague d’argent du Caire. Bastet, Isis, M?at. Le ciel transparent du soir barr? de nuages semblables ? des lenticules laiteuses. Les chevelures ombr?es des platanes. Les caf?s comme des petits foyers d’agitation silencieuse. Mon royaume. Mon fatum. Mon sourire ? un gar?on inconnu du boysband. – – L’agitation en bas ?tait devenue plus intense: il semblait que ?a allait commencer dans cinq minutes tout au plus. Des fils ?lectriques serpentaient sur le pav?. L’?ternel hautparleur noir dress? sur son grand pied a fait son apparition. En un ?clair, les gars sportifs ont envahi l’espace devant la fontaine avec leurs accessoires: des sacs-?-dos, des cartables, des chiffons. Quatre skates (l’un d’eux avec de surprenants motifs l?opard). Deux trottinettes. Le seau rose criard. Deux battes de baseball gonflables (roses aussi). Une dr?le de valise, semblant appartenir ? une fillette: blanche et rose, avec un chaton aux lunettes roses. Une ?coli?re japonaise pourrait se trimballer avec une valise pareille. Peut-?tre qu’elle fait aussi partie de l’?quipe? Une sorte de guest star? Une horloge a sonn? quelque part. Une jeune fille a couru vers la fontaine et a commenc? ? fixer au hautparleur une affiche portant une inscription (Les Echos-Li?s, ai-je lu, oubliant ce que j’avais lu en un instant. Impossible de s’en souvenir). L’affiche tombait. La fille s’?nervait. Peut-?tre ?tait-ce ? elle, cette valise avec le chaton? J’ai gliss? du parapet et ai descendu les marches en courant. La foule commen?ait ? s’amasser. John se d?gourdissait toujours pr?s du mur; il m’a lanc? un regard, sans trop me voir, et telle une hu?tre, s’est renferm? ? nouveau sur lui-m?me. Paolo s’?tait m?l? ? un groupe h?t?roclite de spectateurs assis sur le pav?: il fouillait dans son sac et marmonnait quelque chose dans sa barbe. Je me suis approch?e de lui ? pas de loup; mes doigts ont dans? la tarentelle sur ses omoplates ?toil?es. Il a lev? la t?te, a souri et tapot? le pav? (» assieds-toi», signifiait ce geste). Et je me suis soudain r?jouie: que c’est bon! Que c’est bon quand ?a ne fait m?me pas vingt-quatre heures que tu as d?barqu? dans une ville inconnue et qu’il y a d?j? quelqu’un de familier qui, si tu arrives par derri?re et tambourines des doigts sur son dos, s’?cartera pour te faire place et t’invitera ? t’asseoir pr?s de lui. C’est comme si la ville te devenait plus famili?re. Et comme si, toi-m?me, ?tais d?j? de la maison. «Do you see that one? a point? du menton Paolo vers la gauche. He was the trainer of John, by the way. He told you, no?» J’ai cherch? that one en plissant les yeux : «Wait, wait… (» the trainer», c’est un mot qui en jette!) – Where? – Just there, look! In a blue T-shirt.» En effet, au milieu de la masse homog?ne des gars muscl?s en noir, une ombre turquoise tremblotait comme un feu follet. Je l’ai regard? plus attentivement. Si that one ressemblait ? quelqu’un, c’?tait ? tout sauf ? the trainer; plut?t ? un petit feignasse redoublant dans une cour d’?cole. Un jeune gar?on en tee-shirt turquoise chiffonn?, comme si maman avait oubli? de le repasser, mais imprim? d’un motif hyper positif: un cercle cr?nel? avec une cr?ature infernale ? l’int?rieur. Assez grand. Tatou? de la t?te aux pieds (un beau tatouage sur la main gauche: une spirale ? quatre tours, soit une inscription, soit un dessin). Des gants de v?lo. Un bandana noir. Le visage pr?occup?. Il vient de chuchoter quelque chose ? la jeune fille alerte – il semble que c’?tait au sujet de son duel avec l’affiche – et voil? que maintenant il tire des fils. Il regarde son portable et le rengaine aussit?t. Il tapote l’?paule du jeune africain. Il discute avec quelqu’un en passant. Il touche le skate du pied. Il ne s’arr?te pas une seconde, il a toujours un truc ? r?gler. Les autres faisaient meilleure figure. D?j?, ils ?taient habill?s comme il faut: des pantalons noirs avec des bandes blanches, des tee-shirts noirs, avec quelque chose au dos ?crit en blanc. C’est quoi au juste? Je lis: YOU CAN, et un peu plus bas, en petites lettres «with positive energy». Sur la poitrine, en rouge et blanc: Les Echos-Li?s. Unclassified. Tous semblables, seul l’entra?neur d?braill? rompt l’unit? des couleurs. Il s’agite au milieu des gars en noir comme un animal turquoise de conte entre des troncs d’arbres sombres. Je me suis demand?: si j’?tais l’entra?neur d’un boysband, est-ce que je m’habillerais comme tout le monde, ou bien est-ce que je mettrais plut?t un truc bleu avec un monstre, pour montrer qui est le plus beau et le plus intelligent ici? «I have a toffy, you want? Paolo m’a tendu un sachet color?. Only one is left.» Pr?s de nous, en fl?chissant les genoux avec maladresse, se sont assises deux Allemandes: l’une, rousse, plus ?g?e que l’autre, plus jeune et plus ?lanc?e. La plus ?g?e a mordu dans un odorant sandwich ? la viande sous le regard ?c?ur? de la jeune. D’un autre c?t? (une pens?e errante naviguait en moi, car mon regard s’accrochait ? cette tache turquoise encore et encore), un entra?neur n’est pas oblig? de se produire lui-m?me. Peut-?tre est-il est simplement une sorte de directeur artistique qui invente des num?ros, suit les r?sultats de ses minots et leur mouche le nez. Si c’est comme ?a, mets ce que tu veux, m?me un pyjama… En fin de compte, je me suis r?sign?e: bon, va pour le breakdance! De toute fa?on, il faut bien tuer le temps avant le show de John. Pourvu, diable, qu’on ?vite la boxe japonaise… – – Dans certaines histoires, la magie commence sans pr?lude, elle surgit en un ?clair. Une d?charge instantan?e. Peut-?tre que tout ?tait dans la musique? La musique s’?chappant lentement du haut-parleur a envahi le ciel et envelopp? l’espace tel un ?pais brouillard. Des voix d’hommes, s?v?res, un rythme sourd et ballotant. J’ai ressenti des frissons dans le dos; ?a ressemblait plus que tout ? une sorte de rap noir hypnotique. Un chant des rues. Une incantation ?voquant des passages souterrains et des ponts de chemin de fer. ?a a tout de suite ?t? tr?s ?trange. ?a ne ressemblait pas du tout ? un d?but de spectacle et ne faisait pas penser non plus ? du breakdance. Et tous ces gars en noir, tr?s diff?rents, avec leur leader turquoise, se sont align?s face ? face et ont commenc? ? se d?gourdir. Au rythme de cette musique s?che, ils inclinaient la t?te, ?tiraient les jambes, effectuaient des rotations des ?paules. Ils faisaient des pompes. Et le sentiment d’?tranget? grandissait: ils ex?cutaient tout cela avec un s?rieux extr?me. Les visages concentr?s, les regards plong?s en eux. Ils ?taient comme des guerriers accomplissant un rituel avant le combat. Une ?quipe d’hommes m?rs, tous en noir, et un en turquoise. Et cette musique. Moiti? rap, moiti? vaudou. C«?tait extr?mement ?trange. Ce n’?tait pas du tout ce qu’on attend d’un spectacle de rue. On s’attendait ? ce qu’on nous distraie ou qu’on nous surprenne. On n’?tait pr?t ? se retrouver ? une c?r?monie divine. C«?tait si ?trange que j’en ai ?prouv? un frisson jusqu’au plus profond de mon ?tre. Et soudain, les rythmes africains hypnotiques se sont tus. A cet instant, les gars ont fonc? les uns vers les autres et, en deux bonds, ont form? un cercle. Ils ont plong? la t?te la premi?re dans celui-ci, comme s’ils avaient vu quelque chose de petit sous leurs pieds, et se sont fig?s une seconde. Et paf! «Energie positive!!!!» ont-ils hurl? en ch?ur, aussi fort et joyeusement que possible. Et ils se sont ?cart?s brusquement les uns des autres. Paf! Paf! Etre d?rout? deux fois en trois minutes, c’est un peu trop. Ce slogan rasta ne s’accordait nullement avec la vision de guerriers se pr?parant au combat; mais les guerriers s’?taient volatilis?s en un ?clair. Les gars se sont ? nouveau transform?s en une ?quipe de breakdance, qui plus est dans un style absolument cartoonesque: la banane jusqu’aux oreilles, les yeux brillants. Un underground ? la sauce Disney. Evidemment, une intrigue ?tait en train de se tramer. Tiens, tiens, ai-je pens?. Energie positive, c’est aussi une incantation, apr?s tout. Mais tr?s joyeuse. Rien ? voir avec une pri?re de guerre. Le leader de cet ?trange ensemble de danse militaire a fait un pas en avant et a souri avec ?clat. Le personnage type suivant, je dirais: le voyou romantique d’une s?rie pour ados. Des posters avec ce genre de h?ros ornent les chambres des minettes de seize ans; elles les collent habituellement en face de leur lit. Tout ?tait au poil, peut-?tre m?me un peu trop. Grand, sculptural. Le sourire plein d’assurance. Les yeux brillants. Et si ?nergique! Et pour ne pas avoir l’air d’un personnage trop positif: des fringues underground, un bandana, des gants de v?lo. Et des tatouages comme tamponn?s sur ses mains. Il m’a rappel? El, mon ancien pote biker, qui ?tait amoureux de moi autrefois. Celui-l? ?tait tout aussi radieux, et les traits de son visage si semblables. J’ai ri ? cette pens?e. Bravo, mon gars, ai-je pens? en ?prouvant une sympathie et une chaleur soudaine. Tu es tr?s bien toi, et pour s?r tu plais aux filles. Et tu le sais certainement. Il est peu probable qu’on puisse parler de quelque chose de s?rieux, toi et moi, mais on se marrerait sans doute bien. Rien ? faire, ? ce moment-l? c’est ainsi que je l’ai vu: un beau gosse de sitcom dans le r?le du voyou, un charmant glandeur en tee-shirt turquoise et au visage tr?s pr?visible. Mais ? pr?sent… A pr?sent je revois trois visages de toi, le r?volutionnaire. Le jour o? je note tout ce qui m’est arriv?, tu es en train de sauver le monde quelque part, et moi, je me trouve au milieu d’une Rome brumeuse, sur les d?combres de l’Empire, dans une maison o? flotte une atmosph?re litt?raire, une maison aux plafonds tr?s hauts, aux poign?es de portes en cuivre et aux volets recr?ant une ambiance ? la Silent Hill. Je suis assise sur le rebord de la fen?tre donnant sur un jardin en fleurs o? il m’est interdit de p?n?trer, et sur les murs l?preux d’une cour-puits romaine authentique. En robe bleue bleuet. Avec une tasse de caf?, achet? la veille au soir chez des hindous. Et cette nuit-l?, quand l’orage enflamme le ciel au-dessus de la ville, et que des trombes d’eau inondent la via Carlo Alberto, je revois trois visages diff?rents de toi. – – Le type en turquoise a embrass? du regard tout le public. «Bonsoir tout le monde!» a-t-il cri? joyeusement dans son micro, coll? ? sa joue comme une mouche. Il a approch? la paume de sa main de son oreille, attendant la r?ponse. A travers le silence marin qui r?gnait dans mon dos ont retenti quelques rares salutations. Des salves isol?es n’ayant rien ? voir avec un feu d’artifice. Eh ben ?a alors! Le visage du gars a chang?: le sourire a fui ses l?vres, comme un filet d’eau s’enfuit dans un ?vier. « Non, les amis, ?a va pas aller comme ?a», semblait exprimer son regard. La m?me expression s’est refl?t?e sur le visage des autres membres du groupe. Que voulaient-ils au juste? Que tout le monde hurle comme dans un stade? Mais le type en turquoise n’a pas l?ch? l’affaire. Il a dit quelque chose dans son micro – mais trop vite pour que je puisse le comprendre – et a rayonn? de nouveau. Et il s’est remis ? crier de fa?on encore plus gaie que pr?c?demment : «Bonsoir, tout le monde!» La troupe bigarr?e v?tue de noir lui a envoy? en retour un joyeux hurlement de soutien. Et le public, ayant bien compris qu’il n’y avait pas moyen de rester muet, a vocif?r? en c?ur. Et cette r?ponse a retenti tout autrement: c’?tait comme si le monde entier, qu’avait salu? ce type lumineux aur?ol? par le soleil couchant, avait soigneusement et longuement r?p?t? son r?le. Comme dans un stade. Le type en turquoise s’est montr? satisfait du r?sultat de sa d?marche p?dagogique: ayant esquiss? un sourire malin, il a continu? ? parler. Sa voix ?tait assez plaisante. J’ai dress? l’oreille: ?tonnamment, je r?ussissais ? le comprendre mieux que Philippe ou Lucien. Soit il avait une diction plus claire, soit mon fran?ais commen?ait ? me revenir. «Alors! a-t-il d?clar?. On s’appelle les ?chos… – LIES! ont grond? les gars. – Et on fait du… – SPECTACLE! – Et je vous pr?sente les membres de notre ?quipe! Tel un rappeur battant la mesure, le type en turquoise a point? du doigt l’un apr?s l’autre tout ceux qui s’?taient align?es derri?re lui: Loco, Anti, Thomas (le nom des autres m’avait ?chapp?) et moi… Christine!» Dans le public on a pouff? de rire, et le turquoise s’est l?g?rement inclin? en un salut plein de fac?tie. «Et bien, mes amis, a-t-il poursuivi, avant de commencer notre spectacle, je dois fixer quelques r?gles! Premi?re r?gle! – PREMIERE REGLE!» ont repris les gars. Leurs visages exprimaient un bonheur tellement sinc?re que cela semblait un peu exag?r? pour la situation. «Chaque fois que vous voyez quelque chose qui vous pla?t, vous applaudissez!» Les spectateurs se sont mis ? hocher la t?te, comme un r?giment de chiens pendulaires. «Chaque fois que vous voyez quelque chose qui vous ne pla?t pas… (pause th??trale) … vous applaudissez!» L’Allemande au sandwich assise pr?s de moi a hauss? son sourcil roux. «Pourquoi? le type en turquoise a saisi au vol cette question non pos?e. Parce que tout est question d’?nergie dans ce spectacle. Si tu nous donnes de l’?nergie (il a montr? du doigt un des spectateurs) on sera au top niveau (son doigt a chatouill? la vo?te c?leste). Si tu ne nous donnes pas d’?nergie, on sera tout raplapla… …et il a fini par conclure : – Donc, si le spectacle est tout pourri, c’est de ta faute.» Et il a tout de suite clign? de l’?il, comme pour dire: c’?tait une blague, camarade. Rien ne sera pourri. «… Deuxi?me r?gle! – DEUXIEME REGLE!» a gueul? l’arri?re-garde. «Il ne faut jamais toucher la corde rouge qui est devant vous! – Troisi?me r?gle! – TROISIEME REGLE!!! – N’h?sitez pas ? vous rapprocher, n’h?sitez pas ? vous s’asseoir, parce que le spectacle dure quatre heures et demie (coup d’?il sur sa montre), et tous ceux qui sont derri?re vous se taperont vos nuques pendant quatre heures et demie! Et ?a ne vous plaira pas! Et… on commence!» Ayant ainsi mis de l’ordre, le type en turquoise a fait signe ? quelqu’un, et le haut-parleur noir a crach? sur la place un joyeux son de pop pour midinettes. Deux gars sont pass?s en coup de vent devant les spectateurs en pliant les genoux (comme pour danser le kazatchok, me semblait-il), et ont jet? ? m?me le sol un c?ble rouge. C’a ?t? fait de mani?re beaucoup trop ?nergique: les spectateurs ont retir? vivement leurs pieds, comme si on avait lanc? devant eux une m?che ? combustion lente. Et puis un bordel sans nom s’est ensuivi. Avec des sourires coquets, en roulant sans vergogne du derri?re, les gars se sont lanc?s dans une danse polissonne qui ressemblait ? un spectacle de pom-pom girls. Aussi surprenant que cela puisse para?tre, ils avaient l’air vachement naturel dans ce r?le. A peu pr?s comme John, quand il ex?cutait son striptease dans sa jupe ? strass. Le public s’est bien excit?, mais cette d?bauche n’a pas dur? longtemps. Le type en turquoise semblait soudain avoir pris conscience de ce qui ?tait en train de se passer et de l’impression que tout cela donnait, et son visage s’est p?trifi?. C’est ? ?a que doit ressembler un homme venant de r?aliser qu’il est arriv? ? l’arr?t de bus sans pantalon. «Non, a-t-il dit d’un ton s?v?re. On ne va pas continuer comme ?a.» Ayant mesur? l’ampleur de la chute, il a instantan?ment r?tabli la barre, comme s’il venait de changer la toile de fond d’une sc?ne. En un rien de temps, les gars ont pris une apparence humaine. Une musique diff?rente – un hip-hop habituel – s’est fait entendre. L’un apr?s l’autre, les gars se sont mis ? sauter au centre de la sc?ne, faisant montre d’une ?clatante ma?trise de la culture physique. L’un, se tenant sur une main, a fait virevolter ses jambes ? la mani?re d’une h?lice, un autre a tourn? sur la t?te, les bras et les jambes d’un troisi?me ont form? des n?uds en macram?. D’apr?s ce que j’ai observ?, un gar?on n’avait pas d’os du tout: c’?tait la souplesse du serpent. Effectivement, ?a ressemblait ? du breakdance, mais ? une nuance pr?s: les visages des danseurs rayonnaient comme si c’?tait leur anniversaire ce jour-l?. Ces gar?ons ont imm?diatement cr?? autour d’eux un champ magn?tique d’une rare densit?: en deux minutes la foule a doubl? de volume, et les spectateurs ne cessaient d’affluer. Ceux qui n’avaient pas eu la chance de trouver une place sur le parvis, ?taient perch?s en grappes sur les parapets de la cath?drale Notre-Dame des Doms. Tout le spectacle consistait en petits sketches ? la crois?e du th??tre, de l’acrobatie complexe et de la danse, et l’essentiel s’est r?v?l? assez rapidement: ces h?ros sportifs virils en uniforme noir ne craignaient pas de jouer la com?die. Le type en turquoise n’arr?tait pas de chambrer ses ouailles, et avec un rictus diabolique les frappait avec une batte rose gonflable. Ceux-ci s’?croulaient ? terre comme des quilles, mais se remettaient tout de suite sur leurs pieds, r?pondaient ? leur boss par des grimaces et une malice r?ciproque, ainsi que des mouvements de danse sportive. Beaucoup d’ironie. Mais pas un gramme d’obs?quiosit? devant le spectateur. C’est comme si ces gars n’essayaient d’amuser personne: en premier lieu, ils s’amusaient eux-m?mes, faisaient leurs petites blagues entre eux, et par la m?me occasion invitaient les spectateurs ? rigoler, vu qu’ils s’?taient retrouv?s ici. Voil? de quoi ?a avait l’air. Avec mon fran?ais handicap?, je r?ussissais ? saisir au mieux vingt pourcents du texte, mais cela n’avait plus aucune importance. Les mots deviennent capitaux s’il n’y a rien d’autre ? c?t?, mais l?, il y avait un truc. Il y avait quoi, au juste? Un talent d’artiste? Une forme physique exceptionnelle? Certes, mais ?a aussi, c’est ? mettre entre parenth?ses. Le truc principal, c’?tait que chacun des gars retournait sinc?rement ses poches, donnant aux spectateurs tout ce qu’il avait de meilleur en lui, d?versant sur la foule cette ?nergie positive en des rayons d’arc-en-ciel. Aucun ne mentait. Et c’est en cela que r?sidait la magie. La sc?ne devant la cath?drale Notre-Dame des Doms ?tincelait et cr?pitait, toute impr?gn?e de l’?lectricit? g?n?rale; je suis pr?te ? parier qu’? ce moment-l? on pouvait la voir du cosmos. Des vagues p?n?trantes de bonheur absolu. L’inspiration. L’entrain. L’unit? nouvellement n?e de tous les ?tres et les choses: des gars hauts en couleur et des spectateurs, de l’eau et de l’air, des platanes et du tram. Du Christ et de Bouddha. Des aveugles et des voyants, des m?chants et des gentils, de ceux qui ont ?t? pardonn?s et de ceux qui ont ?t? trahis. Par la suite, je pensais (de mani?re g?n?rale, par la suite, je pensais beaucoup – et que me restait-il?): si j’avais ?t? un peu plus d?tach?e, un peu moins r?ceptive ? ce moment-l?, peut-?tre que tout se serait tram? autrement. Rien ne se serait pass? pendant ce show sportif comique – du moins, rien de ce qui pourrait en une nuit changer la ligne du destin sur la paume de la main. Mais ce qui est arriv? est arriv?. Dans l’?picentre de ce tourbillon ?lectrique qui me transper?ait de rayons lumineux de joie, j’ai ressenti soudain quelque chose d’?trange, quelque chose d’inconnu ? l’int?rieur – ? l’endroit o? na?t habituellement une inspiration. Dans des cas pareils, on prend peur, on se dit qu’« on s’est tromp?». Mais moi, je ne me suis pas tromp?e. C«?tait comme si quelque chose de tr?s fort – plut?t une lumi?re que de l’air – avait apparu en dedans de moi et s’?tait ?lanc? de plein gr? vers ce type pas tr?s s?rieux au tee-shirt turquoise. Et m’avait m?me fait l?g?rement d?coller du parvis. Ou encore, c’?tait comme des montagnes russes, quand ?a descend et remonte aussi sec. Je me rappelle de quelques secondes d’?tonnement grandissant, et ? cet instant pr?cis son regard accidentel. Un regard accidentel qui, comme le bord d’un foulard entra?n? par le vent, flottant dans l’air, s’accrocherait soudain ? quelque chose. Une fine ?pine de fleur. Une petite ?charde sur la surface lisse du bois. Un crochet de fer d?passant d’un mur. – – Bien s?r, rien ne s’est vu de l’ext?rieur. «Dans notre spectacle, ne se lassait jamais de rappeler le type en turquoise (et la fratrie color?e hochait la t?te), il ne s’agit que d’?nergie. Du d?but jusqu’? la fin. Et pourquoi? – Parce que sans ?nergie – c’est comme ?a…» Les gars se sont compos? des visages douloureux, exactement comme les masques de trag?die grecque. L’un apr?s l’autre, ils se sont bris?s en deux, les bras ballants, le haut du cr?ne pendant ? leurs pieds. Quelle tristesse! L’impuissance personnifi?e. Le d?sespoir triomphant. «Mais avec l’?nergie – c’est comme ?a!» Les gars ont saut? – ? peu pr?s ? trois m?tres de haut, m’a-t-il sembl? – chacun r?alisant une pirouette en l’air. Ils ?taient si revigor?s que chacun paraissait avoir re?u une balle contenant du gaz hilarant; puis les battes roses au slogan rasta se sont remises ? s’agiter en l’air. Ce slogan, je dois dire, m’a plu d?s le d?but: il m’a paru familier. Les questions d’?nergie (? plus forte raison d’?nergie positive) m’ont donn? bien du travail dans la vie, mais avec le temps j’ai fini par me consid?rer comme une experte dans ce domaine. En effet, j’aurais pu faire commerce de g?n?rateurs d’?nergie positive. M?me si mes d?buts n’aient pas ?t? tr?s prometteurs et que vers dix-neuf ans je ne suscitais aucun espoir. Il ?tait difficile de trouver personnage plus abattu que moi. Miss d?pression gothique, voil? ce que j’?tais. La princesse de la soupe ? la grimace. Autrement dit, exactement ce que les membres du boysband de danse militaire venaient de repr?senter. Sans ?nergie c’est comme ci, avec de l’?nergie c’est comme ?a. On conna?t la chanson. Mais on reprendra ?a plus tard. Je ne cours nulle part. Le collectif bigarr? a remerci? le public, trois de ses membres ont accouru avec des seaux rouges le long des spectateurs, ramassant le fruit de leur labeur de rue (» mais m?me si vous n’avez pas d’argent, les amis, ne partez pas comme ?a! Un sourire, un baiser, un bon mot sont aussi les bienvenus!»). Les seaux faisaient un sacr? fracas. Les mains tremblantes, j’y ai vers? toutes les pi?ces que j’avais sur moi. Je me sentais comme si, telle un transformateur, j’avais laiss? passer ? travers moi des millions de volts, comme si quelque chose de fort avait circul? entre nous. Ou comme si j’avais fait cent pompes. J’ai regard? les spectateurs. Ceux-ci avaient l’air de sortir d’un sauna; affichant des sourires b?ats, ils semblaient ?tre sur leur petit nuage. Mais tout de m?me, j’ai eu l’impression qu’ils restaient dans les limites de la normalit?. Sans que cela passe par des ?tats modifi?s de conscience. Pendant le spectacle j’ai crois? son regard ? quelques reprises – le regard de l’homme qui s’est accroch? ou a but? sur quelque chose, mais n’a pas r?ussi ? comprendre ce que c’?tait. C’est ce qui me semblait, mais j’ai d?cid? de ne pas me faire de films. Garde les pieds sur terre. Le voyou en turquoise, il lui faut garder un contact visuel avec l’auditoire. C’est un artiste. Tout est conforme aux dires de John, comme si ?a sortait d’un livre. Vous ?tes cent dans les premiers rangs, et encore autant derri?re. Quant au tourbillon d’air et de lumi?re, c’?tait juste une empathie. Ou bien un m?t?orite t’a atteint en pleine t?te. Le bon sens scolaire est une chose excellente et utile, on nous le d?livre en m?me temps qu’une r?gle dans les classes pr?paratoires. On ne peut pas s’en passer. Sans ?a on se perdrait dans ce monde, on se dissoudrait dans les flux d’?nergie multicolores, et il se pourrait bien que cette terre que quelqu’un a invent?e pour nous cesse d’exister. Reprends-moi, si je me trompe. – – Je peux me permettre des acc?s de sentimentalit?; la steppe a fait partie de ma vie. Quoi qu’il en soit, je peux compter sur les doigts d’une main les choses qui m’ont faite ce que je suis. L’une d’elles ?tait la steppe; l’exp?dition avec toutes ses pierres, ses ossements, ses pi?ces de monnaies en bronze, ses figures en terre cuite, ses perles en turquoise. D’abord la Crim?e, Kertch, ensuite le site « Vestnik» pr?s d’Anapa. Et aussi la n?cropole d’Hermonassa. L? encore, un hasard. Je suis all?e pour la premi?re fois ? une exp?dition arch?ologique quand j’?tais en neuvi?me classe; c’?tait une sorte de camp d’?ducation d’?t?. D’?ducation, ou plut?t de r??ducation, comme on aimait plaisanter. Dans les faits, un type de loisir pour enfants, ? la mer, mais avec un r?gime semblable ? celui d’une colonie p?nitentiaire. Le camp ?tait au beau milieu de la steppe; il fallait une heure ? pied pour atteindre le village le plus proche. R?veil ? cinq heures du matin (quatre heures pour les responsables de la cuisine); toilette avec l’eau du r?servoir, si froide que les m?choires se contractent, petit-d?jeuner dans la cantine du camp, transperc?e par mille vents (au menu, des biscuits secs et de la bouillie d’avoine gluante servie dans une petite timbale en m?tal). Il caille, tu t’enveloppes dans deux pulls. Le soleil cramoisi monte de derri?re la colline. Le ciel est rouge, les nuages se d?placent ? grande allure. Il faut manger vite aussi, sinon toutes les bonnes pelles seront parties; tu en auras une tordue ou ?mouss?e. Il y en a certains qui cachent les pelles pr?s des tentes d?s le soir venu. Et puis, il est important de ne pas oublier quelque chose ? mettre sur les ?paules, sur la t?te et une cr?me contre les br?lures du soleil. Pas question de boire: de jour, dans une telle fournaise, tout ce qu’on a ingurgit? part en sueur. Id?al pour avoir une d?shydratation. Et plus vite que ?a! Êîíåö îçíàêîìèòåëüíîãî ôðàãìåíòà. Òåêñò ïðåäîñòàâëåí ÎÎÎ «ËèòÐåñ». Ïðî÷èòàéòå ýòó êíèãó öåëèêîì, êóïèâ ïîëíóþ ëåãàëüíóþ âåðñèþ (https://www.litres.ru/pages/biblio_book/?art=43619623&lfrom=688855901) íà ËèòÐåñ. Áåçîïàñíî îïëàòèòü êíèãó ìîæíî áàíêîâñêîé êàðòîé Visa, MasterCard, Maestro, ñî ñ÷åòà ìîáèëüíîãî òåëåôîíà, ñ ïëàòåæíîãî òåðìèíàëà, â ñàëîíå ÌÒÑ èëè Ñâÿçíîé, ÷åðåç PayPal, WebMoney, ßíäåêñ.Äåíüãè, QIWI Êîøåëåê, áîíóñíûìè êàðòàìè èëè äðóãèì óäîáíûì Âàì ñïîñîáîì. notes Ïðèìå÷àíèÿ 1 paraphrase d’un vers d’un po?me de Pouchkine 2 voyou marginal russe, mal ?lev?, grossier et dangereux 3 en fran?ais dans le texte 4 Protection « propos?e» aux petits entrepreneurs par la mafia, aussi bien que par la police, en ?change de grosses sommes d’argent, afin d’assurer la s?curit? de leur affaire; c’est ? cette seule condition que l’entreprise pouvait exister. 5 Les fers ? souder et ? repasser ?taient les instruments de torture les plus populaires. 6 Journal populaire dans les ann?es 90, num?ro un de la presse jaune. 7 Citation de «Lolita» de Vladimir Nabokov
Íàø ëèòåðàòóðíûé æóðíàë Ëó÷øåå ìåñòî äëÿ ðàçìåùåíèÿ ñâîèõ ïðîèçâåäåíèé ìîëîäûìè àâòîðàìè, ïîýòàìè; äëÿ ðåàëèçàöèè ñâîèõ òâîð÷åñêèõ èäåé è äëÿ òîãî, ÷òîáû âàøè ïðîèçâåäåíèÿ ñòàëè ïîïóëÿðíûìè è ÷èòàåìûìè. Åñëè âû, íåèçâåñòíûé ñîâðåìåííûé ïîýò èëè çàèíòåðåñîâàííûé ÷èòàòåëü - Âàñ æä¸ò íàø ëèòåðàòóðíûé æóðíàë.