Привыкаю к радушию мимо смотрящих, Что всё больше похожи на стаю… И к ударам судьбы, как всегда, обводящим, Я по краю ходить – привыкаю… Привыкаю к «началам конца» посуленным, Словно с кем-то в рулетку играю… Только выигрыш вижу - ни красным, ни черным… Я к бесцветности привыкаю… Привыкаю к себе... Изменившийся взгляд…

Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке

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Voyage au bout de la nuit / ?????? ? ?? ???. ??? ?? ???? ? ?????? ??? ??-????? ??? ??? ??????? ???? ??-????? ??? ??????? ? ?? ???, ?????? ? 1932 ??, ????? ??? ? ????? ?????? ?????? ????? XX ?. ???? ???????? ?????, ??????? ??????? ?????? ????? ??? ??? ??? ???? ??? ? ??????? ? ???, ?? ? ????? ???? ???? ?????? ? ????? ????? ??? ???? ? ???? ????? ? ? ??????? ?????? ????. ??? ????? ?? ????? ?????? ?????? ?????. Louis-Ferdinand Celine Voyage au Bout de la NuIt ? Elisabeth Craig Notre vie est un voyage Dans l?hiver et dans la Nuit, Nous cherchons notre passage Dans le Ciel o? rien ne luit. ????Chanson des Gardes Suisses, 1793 Voyager, c?est bien utile, ?a fait travailler l?imagination. Tout le reste n?est que d?ceptions et fatigues. Notre voyage ? nous est enti?rement imaginaire. Voil? sa force. Il va de la vie ? la mort. Hommes, b?tes, villes et choses, tout est imagin?. C?est un roman, rien qu?une histoire fictive. Littr? le dit, qui ne se trompe jamais. Et puis d?abord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux. C?est de l?autre c?t? de la vie. ?a a d?but? comme ?a. Moi, j?avais jamais rien dit. Rien. C?est Arthur Ganate qui m?a fait parler. Arthur, un ?tudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C??tait apr?s le d?jeuner. Il veut me parler. Je l??coute. ??Restons pas dehors! qu?il me dit. Rentrons! ??Je rentre avec lui. Voil?. ??Cette terrasse, qu?il commence, c?est pour les Cufs ? la coque! Viens par ici! ??Alors, on remarque encore qu?il n?y avait personne dans les rues, ? cause de la chaleur; pas de voitures, rien. Quand il fait tr?s froid, non plus, il n?y a personne dans les rues; c?est lui, m?me que je m?en souviens, qui m?avait dit ? ce propos: ??Les gens de Paris ont l?air toujours d??tre occup?s, mais en fait, ils se prom?nent du matin au soir; la preuve, c?est que lorsqu?il ne fait pas bon ? se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus; ils sont tous dedans ? prendre des caf?s cr?me et des bocks. C?est ainsi! Si?cle de vitesse! qu?ils disent. O? ?a? Grands changements! qu?ils racontent. Comment ?a? Rien n?est chang? en v?rit?. Ils continuent ? s?admirer et c?est tout. Et ?a n?est pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, m?me parmi les mots, qui sont chang?s! Deux ou trois par-ci, par-l?, des petits? ? Bien fiers alors d?avoir fait sonner ces v?rit?s utiles, on est demeur?s l? assis, ravis, ? regarder les dames du caf?. Apr?s, la conversation est revenue sur le Pr?sident Poincar? qui s?en allait inaugurer, justement ce matin-l?, une exposition de petits chiens; et puis, de fil en aiguille, sur le Temps o? c??tait ?crit. ??Tiens, voil? un ma?tre journal, le Temps! ??qu?il me ta-quine Arthur Ganate, ? ce propos. ??Y en a pas deux comme lui pour d?fendre la race fran?aise!?? Elle en a bien besoin la race fran?aise, vu qu?elle n?existe pas! ??que j?ai r?pondu moi pour montrer que j??tais document?, et du tac au tac. ? Si donc! qu?il y en a une! Et une belle de race! qu?il insistait lui, et m?me que c?est la plus belle race du monde et bien cocu qui s?en d?dit! ??Et puis, le voil? parti ? m?engueuler. J?ai tenu ferme bien entendu. ? C?est pas vrai! La race, ce que t?appelles comme ?a, c?est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont ?chou? ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin ? cause de la mer. C?est ?a la France et puis c?est ?a les Fran?ais. ??Bardamu, qu?il me fait alors gravement et un peu triste, nos p?res nous valaient bien, n?en dis pas de mal!.. ??T?as raison, Arthur, pour ?a t?as raison! Haineux et dociles, viol?s, vol?s, ?trip?s et couillons toujours, ils nous valaient bien! Tu peux le dire! Nous ne changeons pas! Ni de chaussettes, ni de ma?tres, ni d?opinions, ou bien si tard, que ?a n?en vaut plus la peine. On est n?s fid?les, on en cr?ve nous autres! Soldats gratuits, h?ros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Mis?re. C?est lui qui nous poss?de! Quand on est pas sages, il serre? On a ses doigts autour du cou, toujours, ?a g?ne pour parler, faut faire bien attention si on tient ? pouvoir manger? Pour des riens, il vous ?trangle? C?est pas une vie? ??Il y a l?amour, Bardamu! ??Arthur, l?amour c?est l?infini mis ? la port?e des caniches et j?ai ma dignit? moi! que je lui r?ponds. ??Parlons-en de toi! T?es un anarchiste et puis voil? tout! ??Un petit malin, dans tous les cas, vous voyez ?a d?ici, et tout ce qu?il y avait d?avanc? dans les opinions. ? Tu l?as dit, bouffi, que je suis anarchiste! Et la preuve la meilleure, c?est que j?ai compos? une mani?re de pri?re vengeresse et sociale dont tu vas me dire tout de suite des nouvelles: LES AILES EN OR! C?est le titre!.. ??Et je lui r?cite alors: Un Dieu qui compte les minutes et les sous, un Dieu d?sesp?r?, sensuel et grognon comme un cochon. Un cochon avec des ailes en or qui retombe partout, le ventre en l?air, pr?t aux caresses, c?est lui, c?est notre ma?tre. Embrassons-nous! ? Ton petit morceau ne tient pas devant la vie, j?en suis, moi, pour l?ordre ?tabli et je n?aime pas la politique. Et d?ailleurs le jour o? la patrie me demandera de verser mon sang pour elle, elle me trouvera moi bien s?r, et pas fain?ant, pr?t ? le donner. ??Voil? ce qu?il m?a r?pondu. Justement la guerre approchait de nous deux sans qu?on s?en soye rendu compte et je n?avais plus la t?te tr?s solide. Cette br?ve mais vivace discussion m?avait fatigu?. Et puis, j??tais ?mu aussi parce que le gar?on m?avait un peu trait? de sordide ? cause du pourboire. Enfin, nous nous r?concili?mes avec Arthur pour finir, tout ? fait. On ?tait du m?me avis sur presque tout. ? C?est vrai, t?as raison en somme, que j?ai convenu, conciliant, mais enfin on est tous assis sur une grande gal?re, on rame tous ? tour de bras, tu peux pas venir me dire le contraire!.. Assis sur des clous m?me ? tirer tout nous autres! Et qu?est-ce qu?on en a? Rien! Des coups de trique seulement, des mis?res, des bobards et puis des vacheries encore. On travaille! qu?ils disent. C?est ?a encore qu?est plus infect que tout le reste, leur travail. On est en bas dans les cales ? souffler de la gueule, puants, suintants des rouspignolles, et puis voil?! En haut sur le pont, au frais, il y a les ma?tres et qui s?en font pas, avec des belles femmes roses et gonfl?es de parfums sur les genoux. On nous fait monter sur le pont. Alors, ils mettent leurs chapeaux haut de forme et puis ils nous en mettent un bon coup de la gueule comme ?a: ?Bandes de charognes, c?est la guerre! qu?ils font. On va les aborder, les saligauds qui sont sur la patrie n? 2 et on va leur faire sauter la caisse! Allez! Allez! Y a de tout ce qu?il faut ? bord! Tous en chCur! Gueulez voir d?abord un bon coup et que ?a tremble: Vive la Patrie n? I! Qu?on vous entende de loin! Celui qui gueulera le plus fort, il aura la m?daille et la drag?e du bon J?sus! Nom de Dieu! Et puis ceux qui ne voudront pas crever sur mer, ils pourront toujours aller crever sur terre o? c?est fait bien plus vite encore qu?ici!? ??C?est tout ? fait comme ?a! ??que m?approuva Arthur, d?cid?ment devenu facile ? convaincre. Mais voil?-t-y pas que juste devant le caf? o? nous ?tions attabl?s un r?giment se met ? passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et m?me qu?il avait l?air bien gentil et richement gaillard, le colonel! Moi, je ne fis qu?un bond d?enthousiasme. ? J? vais voir si c?est ainsi! que je crie ? Arthur, et me voici parti ? m?engager, et au pas de course encore. ??T?es rien c? Ferdinand! ??qu?il me crie, lui Arthur en retour, vex? sans aucun doute par l?effet de mon h?ro?sme sur tout le monde qui nous regardait. ?a m?a un peu froiss? qu?il prenne la chose ainsi, mais ?a m?a pas arr?t?. J??tais au pas. ??J?y suis, j?y reste! ??que je me dis. ? On verra bien, eh navet! ??que j?ai m?me encore eu le temps de lui crier avant qu?on tourne la rue avec le r?giment derri?re le colonel et sa musique. ?a s?est fait exactement ainsi. Alors on a march? longtemps. Y en avait plus qu?il y en avait encore des rues, et puis dedans des civils et leurs femmes qui nous poussaient des encouragements, et qui lan?aient des fleurs, des terrasses, devant les gares, des pleines ?glises. Il y en avait des patriotes! Et puis il s?est mis ? y en avoir moins des patriotes? La pluie est tomb?e, et puis encore de moins en moins et puis plus du tout d?encouragements, plus un seul, sur la route. Nous n??tions donc plus rien qu?entre nous? Les uns derri?re les autres? La musique s?est arr?t?e. ??En r?sum?, que je me suis dit alors, quand j?ai vu comment ?a tournait, c?est plus dr?le! C?est tout ? recommencer! ??J?allais m?en aller. Mais trop tard! Ils avaient referm? la porte en douce derri?re nous les civils. On ?tait faits, comme des rats. Une fois qu?on y est, on y est bien. Ils nous firent monter ? cheval et puis au bout de deux mois qu?on ?tait l?-dessus, remis ? pied. Peut??tre ? cause que ?a co?tait trop cher. Enfin, un matin, le colonel cherchait sa monture, son ordonnance ?tait parti avec, on ne savait o?, dans un petit endroit sans doute o? les balles passaient moins facilement qu?au milieu de la route. Car c?est l? pr?cis?ment qu?on avait fini par se mettre, le colonel et moi, au beau milieu de la route, moi tenant son registre o? il inscrivait des ordres. Tout au loin sur la chauss?e, aussi loin qu?on pouvait voir, il y avait deux points noirs, au milieu, comme nous, mais c??tait deux Allemands bien occup?s ? tirer depuis un bon quart d?heure. Lui, notre colonel, savait peut-?tre pourquoi ces deux gens-l? tiraient, les Allemands aussi peut-?tre qu?ils savaient, mais moi, vraiment, je savais pas. Aussi loin que je cherchais dans ma m?moire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. J?avais toujours ?t? bien aimable et bien poli avec eux. Je les connaissais un peu les Allemands, j?avais m?me ?t? ? l??cole chez eux, ?tant petit, aux environs de Hanovre. J?avais parl? leur langue. C??tait alors une masse de petits cr?tins gueulards avec des yeux p?les et furtifs comme ceux des loups; on allait toucher ensemble les filles apr?s l??cole dans les bois d?alentour, o? on tirait aussi ? l?arbal?te et au pistolet qu?on achetait m?me quatre marks. On buvait de la bi?re sucr?e. Mais de l? ? nous tirer maintenant dans le coffret, sans m?me venir nous parler d?abord et en plein milieu de la route, il y avait de la marge et m?me un ab?me. Trop de diff?rence. La guerre en somme c??tait tout ce qu?on ne comprenait pas. ?a ne pouvait pas continuer. Il s??tait donc pass? dans ces gens-l? quelque chose d?extraordinaire? Que je ne ressentais, moi, pas du tout. J?avais pas d? m?en apercevoir? Mes sentiments toujours n?avaient pas chang? ? leur ?gard. J?avais comme envie malgr? tout d?essayer de comprendre leur brutalit?, mais plus encore j?avais envie de m?en aller, ?norm?ment, absolument, tellement tout cela m?apparaissait soudain comme l?effet d?une formidable erreur. ? Dans une histoire pareille, il n?y a rien ? faire, il n?y a qu?? foutre le camp ?, que je me disais, apr?s tout? Au-dessus de nos t?tes, ? deux millim?tres, ? un millim?tre peut-?tre des tempes, venaient vibrer l?un derri?re l?autre ces longs fils d?acier tentants que tracent les balles qui veulent vous tuer, dans l?air chaud d??t?. Jamais je ne m??tais senti aussi inutile parmi toutes ces balles et les lumi?res de ce soleil. Une immense, universelle moquerie. Je n?avais que vingt ans d??ge ? ce moment?l?. Fermes d?sertes au loin, des ?glises vides et ouvertes, comme si les paysans ?taient partis de ces hameaux pour la journ?e, tous, pour une f?te ? l?autre bout du canton, et qu?ils nous eussent laiss? en confiance tout ce qu?ils poss?daient, leur campagne, les charrettes, brancards en l?air, leurs champs, leurs enclos, la route, les arbres et m?me les vaches, un chien avec sa cha?ne, tout quoi. Pour qu?on se trouve bien tranquilles ? faire ce qu?on voudrait pendant leur absence. ?a avait l?air gentil de leur part. ??Tout de m?me, s?ils n??taient pas ailleurs!?? que je me disais ? s?il y avait encore eu du monde par ici, on ne se serait s?rement pas conduits de cette ignoble fa?on! Aussi mal! On aurait pas os? devant eux! Mais, il n?y avait plus personne pour nous surveiller! Plus que nous, comme des mari?s qui font des cochonneries quand tout le monde est parti. ? Je me pensais aussi (derri?re un arbre) que j?aurais bien voulu le voir ici moi, le D?roul?de dont on m?avait tant parl?, m?expliquer comment qu?il faisait, lui, quand il prenait une balle en plein bidon. Ces Allemands accroupis sur la route, t?tus et tirailleurs, tiraient mal, mais ils semblaient avoir des balles ? en revendre, des pleins magasins sans doute. La guerre d?cid?ment, n??tait pas termin?e! Notre colonel, il faut dire ce qui est, manifestait une bravoure stup?fiante! Il se promenait au beau milieu de la chauss?e et puis de long en large parmi les trajectoires aussi simplement que s?il avait attendu un ami sur le quai de la gare, un peu impatient seulement. Moi d?abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j?ai jamais pu la sentir, je l?ai toujours trouv?e triste, avec ses bourbiers qui n?en finissent pas, ses maisons o? les gens n?y sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c?est ? pas y tenir. Le vent s??tait lev?, brutal, de chaque c?t? des talus, les peupliers m?laient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de l?-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s?en trouvait comme habill?s. Je n?osais plus remuer. Le colonel, c??tait donc un monstre! ? pr?sent, j?en ?tais assur?, pire qu?un chien, il n?imaginait pas son tr?pas! Je con?us en m?me temps qu?il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre arm?e, des braves, et puis tout autant sans doute dans l?arm?e d?en face. Qui savait combien? Un, deux, plusieurs millions peut-?tre en tout? D?s lors ma frousse devint panique. Avec des ?tres semblables, cette imb?cillit? infernale pouvait continuer ind?finiment? Pourquoi s?arr?teraient?ils? Jamais je n?avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses. Serais?je donc le seul l?che sur la terre? pensais?je. Et avec quel effroi!.. Perdu parmi deux millions de fous h?ro?ques et d?cha?n?s et arm?s jusqu?aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, ? genoux, creusant, se d?filant, caracolant dans les sentiers, p?taradant, enferm?s sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout d?truire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, d?truire, plus enrag?s que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enrag?s que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous ?tions jolis! D?cid?ment, je le concevais, je m??tais embarqu? dans une croisade apocalyptique. On est puceau de l?Horreur comme on l?est de la volupt?. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy? Qui aurait pu pr?voir avant d?entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale ?me h?ro?que et fain?ante des hommes? ? pr?sent, j??tais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu? ?a venait des profondeurs et c??tait arriv?. Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus, des petites lettres du g?n?ral qu?il d?chirait ensuite menu, les ayant lues sans h?te, entre les balles. Dans aucune d?elles, il n?y avait donc l?ordre d?arr?ter net cette abomination? On ne lui disait donc pas d?en haut qu?il y avait m?prise? Abominable erreur? Maldonne? Qu?on s??tait tromp?? Que c??tait des manCuvres pour rire qu?on avait voulu faire, et pas des assassinats! Mais non! ??Continuez, colonel, vous ?tes dans la bonne voie! ??Voil? sans doute ce que lui ?crivait le g?n?ral des Entrayes, de la division, notre chef ? tous, dont il recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de la liaison, que la peur rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. J?en aurais fait mon fr?re peureux de ce gar?on-l?! Mais on n?avait pas le temps de fraterniser non plus. Donc pas d?erreur? Ce qu?on faisait ? se tirer dessus, comme ?a, sans m?me se voir, n??tait pas d?fendu! Cela faisait partie des choses qu?on peut faire sans m?riter une bonne engueulade. C??tait m?me reconnu, encourag? sans doute par les gens s?rieux, comme le tirage au sort, les fian?ailles, la chasse ? courre!.. Rien ? dire. Je venais de d?couvrir d?un coup la guerre tout enti?re. J??tais d?pucel?. Faut ?tre ? peu pr?s seul devant elle comme je l??tais ? ce moment-l? pour bien la voir la vache, en face et de profil. On venait d?allumer la guerre entre nous et ceux d?en face, et ? pr?sent ?a br?lait! Comme le courant entre les deux charbons, dans la lampe ? arc. Et il n??tait pas pr?s de s??teindre le charbon! On y passerait tous, le colonel comme les autres, tout mariole qu?il semblait ?tre et sa carne ne ferait pas plus de r?ti que la mienne quand le courant d?en face lui passerait entre les deux ?paules. Il y a bien des fa?ons d??tre condamn? ? mort. Ah! combien n?aurais-je pas donn? ? ce moment-l? pour ?tre en prison au lieu d??tre ici, moi cr?tin! Pour avoir, par exemple, quand c??tait si facile, pr?voyant, vol? quelque chose, quelque part, quand il en ?tait temps encore. On ne pense ? rien! De la prison, on en sort vivant, pas de la guerre. Tout le reste, c?est des mots. Si seulement j?avais encore eu le temps, mais je ne l?avais plus! Il n?y avait plus rien ? voler! Comme il ferait bon dans une petite prison p?p?re, que je me disais, o? les balles ne passent pas! Ne passent jamais! J?en connaissais une toute pr?te, au soleil, au chaud! Dans un r?ve, celle de Saint-Germain pr?cis?ment, si proche de la for?t, je la connaissais bien, je passais souvent par l?, autrefois. Comme on change! J??tais un enfant alors, elle me faisait peur la prison. C?est que je ne connaissais pas encore les hommes. Je ne croirai plus jamais ? ce qu?ils disent, ? ce qu?ils pensent. C?est des hommes et d?eux seulement qu?il faut avoir peur, toujours. Combien de temps faudrait-il qu?il dure leur d?lire, pour qu?ils s?arr?tent ?puis?s, enfin, ces monstres? Combien de temps un acc?s comme celui-ci peut-il bien durer? Des mois? Des ann?es? Combien? Peut-?tre jusqu?? la mort de tout le monde, de tous les fous? Jusqu?au dernier? Et puisque les ?v?nements prenaient ce tour d?sesp?r? je me d?cidais ? risquer le tout pour le tout, ? tenter la derni?re d?marche, la supr?me, essayer, moi, tout seul, d?arr?ter la guerre! Au moins dans ce coin-l? o? j??tais. Le colonel d?ambulait ? deux pas. J?allais lui parler. Jamais je ne l?avais fait. C??tait le moment d?oser. L? o? nous en ?tions il n?y avait presque plus rien ? perdre. ??Qu?est-ce que vous voulez? ??me demanderait-il, j?imaginais, tr?s surpris bien s?r par mon audacieuse interruption. Je lui expliquerais alors les choses telles que je les concevais. On verrait ce qu?il en pensait, lui. Le tout c?est qu?on s?explique dans la vie. ? deux on y arrive mieux que tout seul. J?allais faire cette d?marche d?cisive quand, ? l?instant m?me, arriva vers nous au pas de gymnastique, fourbu, d?gingand?, un cavalier ? pied (comme on disait alors) avec son casque renvers? ? la main, comme B?lisaire, et puis tremblant et bien souill? de boue, le visage plus verd?tre encore que celui de l?autre agent de liaison. Il bredouillait et semblait ?prouver comme un mal inou?, ce cavalier, ? sortir d?un tombeau et qu?il en avait tout mal au cCur. Il n?aimait donc pas les balles ce fant?me lui non plus? Les pr?voyait-il comme moi? ? Qu?est-ce que c?est? ??l?arr?ta net le colonel, brutal, d?rang?, en jetant dessus ce revenant une esp?ce de regard en acier. De le voir ainsi cet ignoble cavalier dans une tenue aussi peu r?glementaire, et tout foirant d??motion, ?a le courrou?ait fort notre colonel. Il n?aimait pas cela du tout la peur. C??tait ?vident. Et puis ce casque ? la main surtout, comme un chapeau melon, achevait de faire joliment mal dans notre r?giment d?attaque, un r?giment qui s??lan?ait dans la guerre. Il avait l?air de la saluer lui, ce cavalier ? pied, la guerre, en entrant. Sous ce regard d?opprobre, le messager vacillant se remit au ? garde-?-vous ?, les petits doigts sur la couture du pantalon, comme il se doit dans ces cas-l?. Il oscillait ainsi, raidi, sur le talus, la transpiration lui coulant le long de la jugulaire, et ses m?choires tremblaient si fort qu?il en poussait des petits cris avort?s, tel un petit chien qui r?ve. On ne pouvait d?m?ler s?il voulait nous parler ou bien s?il pleurait. Nos Allemands accroupis au fin bout de la route venaient justement de changer d?instrument. C?est ? la mitrailleuse qu?ils poursuivaient ? pr?sent leurs sottises; ils en craquaient comme de gros paquets d?allumettes et tout autour de nous venaient voler des essaims de balles rageuses, pointilleuses comme des gu?pes. L?homme arriva tout de m?me ? sortir de sa bouche quelque chose d?articul?. ? Le mar?chal des logis Barousse vient d??tre tu?, mon colonel, qu?il dit tout d?un trait. ??Et alors? ??Il a ?t? tu? en allant chercher le fourgon ? pain sur la route des ?trapes, mon colonel! ??Et alors? ??Il a ?t? ?clat? par un obus! ??Et alors, nom de Dieu! ??Et voil?! Mon colonel? ??C?est tout? ??Oui, c?est tout, mon colonel. ??Et le pain? ??demanda le colonel. Ce fut la fin de ce dialogue parce que je me souviens bien qu?il a eu le temps de dire tout juste: ??Et le pain? ??Et puis ce fut tout. Apr?s ?a, rien que du feu et puis du bruit avec. Mais alors un de ces bruits comme on ne croirait jamais qu?il en existe. On en a eu tellement plein les yeux, les oreilles, le nez, la bouche, tout de suite, du bruit, que je croyais bien que c??tait fini, que j??tais devenu du feu et du bruit moi-m?me. Et puis non, le feu est parti, le bruit est rest? longtemps dans ma t?te, et puis les bras et les jambes qui tremblaient comme si quelqu?un vous les secouait de par-derri?re. Ils avaient l?air de me quitter et puis ils me sont rest?s quand m?me mes membres. Dans la fum?e qui piqua les yeux encore pendant longtemps, l?odeur pointue de la poudre et du soufre nous restait comme pour tuer les punaises et les puces de la terre enti?re. Tout de suite apr?s ?a, j?ai pens? au mar?chal des logis Barousse qui venait d??clater comme l?autre nous l?avait appris. C??tait une bonne nouvelle. Tant mieux! que je pensais tout de suite ainsi: ??C?est une bien grande charogne en moins dans le r?giment! ??Il avait voulu me faire passer au Conseil pour une bo?te de conserve. ??Chacun sa guerre! ??que je me dis. De ce c?t?-l?, faut en convenir, de temps en temps, elle avait l?air de servir ? quelque chose la guerre! J?en connaissais bien encore trois ou quatre dans le r?giment, de sacr?s ordures que j?aurais aid?s bien volontiers ? trouver un obus comme Barousse. Quant au colonel, lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il ?tait mort. Je ne le vis plus, tout d?abord. C?est qu?il avait ?t? d?port? sur le talus, allong? sur le flanc par l?explosion et projet? jusque dans les bras du cavalier ? pied, le messager, fini lui aussi. Ils s?embrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours mais le cavalier n?avait plus sa t?te, rien qu?une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite. Le colonel avait son ventre ouvert, il en faisait une sale grimace. ?a avait d? lui faire du mal ce coup-l? au moment o? c??tait arriv?. Tant pis pour lui! S?il ?tait parti d?s les premi?res balles, ?a ne lui serait pas arriv?. Toutes ces viandes saignaient ?norm?ment ensemble. Des obus ?clataient encore ? la droite et ? la gauche de la sc?ne. J?ai quitt? ces lieux sans insister, joliment heureux d?avoir un aussi beau pr?texte pour foutre le camp. J?en chantonnais m?me un brin, en titubant, comme quand on a fini une bonne partie de canotage et qu?on a les jambes un peu dr?les. ??Un seul obus! C?est vite arrang? les affaires tout de m?me avec un seul obus ?, que je me disais. ??Ah! dis donc! que je me r?p?tais tout le temps. Ah! dis donc!.. ? Il n?y avait plus personne au bout de la route. Les Allemands ?taient partis. Cependant, j?avais appris tr?s vite ce coup-l? ? ne plus marcher d?sormais que dans le profil des arbres. J?avais h?te d?arriver au campement pour savoir s?il y en avait d?autres au r?giment qui avaient ?t? tu?s en reconnaissance. Il doit y avoir des bons trucs aussi, que je me disais encore, pour se faire faire prisonnier!.. ?? et l? des morceaux de fum?e ?cre s?accrochaient aux mottes. ??Ils sont peut-?tre tous morts ? l?heure actuelle? que je me demandais. Puisqu?ils ne veulent rien comprendre ? rien, c?est ?a qui serait avantageux et pratique qu?ils soient tous tu?s tr?s vite? Comme ?a on en finirait tout de suite? On rentrerait chez soi? On repasserait peut-?tre place Clichy en triomphe? Un ou deux seulement qui survivraient? Dans mon d?sir? Des gars gentils et bien balanc?s, derri?re le g?n?ral, tous les autres seraient morts comme le colon? Comme Barousse? comme Vanaille? (une autre vache)? etc. On nous couvrirait de d?corations, de fleurs, on passerait sous l?Arc de Triomphe. On entrerait au restaurant, on vous servirait sans payer, on payerait plus rien, jamais plus de la vie! On est les h?ros! qu?on dirait au moment de la note? Des d?fenseurs de la Patrie! Et ?a suffirait!.. On payerait avec des petits drapeaux fran?ais!.. La caissi?re refuserait m?me l?argent des h?ros et m?me elle vous en donnerait, avec des baisers quand on passerait devant sa caisse. ?a vaudrait la peine de vivre. ? Je m?aper?us en fuyant que je saignais du bras, mais un peu seulement, pas une blessure suffisante du tout, une ?corchure. C??tait ? recommencer. Il se remit ? pleuvoir, les champs des Flandres bavaient l?eau sale. Encore pendant longtemps je n?ai rencontr? personne, rien que le vent et puis peu apr?s le soleil. De temps en temps, je ne savais d?o?, une balle, comme ?a, ? travers le soleil et l?air me cherchait, guillerette, ent?t?e ? me tuer, dans cette solitude, moi. Pourquoi? Jamais plus, m?me si je vivais encore cent ans, je ne me prom?nerais ? la campagne. C??tait jur?. En allant devant moi, je me souvenais de la c?r?monie de la veille. Dans un pr? qu?elle avait eu lieu cette c?r?monie, au revers d?une colline; le colonel avec sa grosse voix avait harangu? le r?giment: ??Haut les cCurs! qu?il avait dit? Haut les cCurs! et vive la France! ??Quand on a pas d?imagination, mourir c?est peu de chose, quand on en a, mourir c?est trop. Voil? mon avis. Jamais je n?avais compris tant de choses ? la fois. Le colonel n?avait jamais eu d?imagination lui. Tout son malheur ? cet homme ?tait venu de l?, le n?tre surtout. ?tais-je donc le seul ? avoir l?imagination de la mort dans ce r?giment? Je pr?f?rais la mienne de mort, tardive? Dans vingt ans? Trente ans? Peut-?tre davantage, ? celle qu?on me voulait de suite, ? bouffer de la boue des Flandres, ? pleine bouche, plus que la bouche m?me, fendue jusqu?aux oreilles, par un ?clat. On a bien le droit d?avoir une opinion sur sa propre mort. Mais alors o? aller? Droit devant moi? Le dos ? l?ennemi. Si les gendarmes ainsi, m?avaient pinc? en vadrouille, je crois bien que mon compte e?t ?t? bon. On m?aurait jug? le soir m?me, tr?s vite, ? la bonne franquette, dans une classe d??cole licenci?e. Il y en avait beaucoup des vides des classes, partout o? nous passions. On aurait jou? avec moi ? la justice comme on joue quand le ma?tre est parti. Les grad?s sur l?estrade, assis, moi debout, menottes aux mains devant les petits pupitres. Au matin, on m?aurait fusill?: douze balles, plus une. Alors? Et je repensais encore au colonel, brave comme il ?tait cet homme-l?, avec sa cuirasse, son casque et ses moustaches, on l?aurait montr? se promenant comme je l?avais vu moi, sous les balles et les obus, dans un music-hall, c??tait un spectacle ? remplir lA?lhambra d?alors, il aurait ?clips? Fragson, dans l??poque dont je vous parle une formidable vedette, cependant. Voil? ce que je pensais moi. Bas les cCurs! que je pensais moi. Apr?s des heures et des heures de marche furtive et prudente, j?aper?us enfin nos soldats devant un hameau de fermes. C??tait un avant-poste ? nous. Celui d?un escadron qui ?tait log? par l?. Pas un tu? chez eux, qu?on m?annon?a. Tous vivants! Et moi qui poss?dais la grande nouvelle: ??Le colonel est mort! ??que je leur criai, d?s que je fus assez pr?s du poste. ??C?est pas les colonels qui manquent! ??que me r?pondit le brigadier Pistil, du tac au tac, qu??tait justement de garde lui aussi et m?me de corv?e. ? Et en attendant qu?on le remplace le colonel, va donc, eh carotte, toujours ? la distribution de bidoche avec Empouille et Kerdoncuff et puis, prenez deux sacs chacun, c?est derri?re l??glise que ?a se passe? Qu?on voit l?-bas? Et puis vous faites pas refiler encore rien que les os comme hier, et puis t?chez de vous d?merder pour ?tre de retour ? l?escouade avant la nuit, salopards! ? On a repris la route tous les trois donc. ? Je leur raconterai plus rien ? l?avenir! ??que je me disais, vex?. Je voyais bien que c??tait pas la peine de leur rien raconter ? ces gens-l?, qu?un drame comme j?en avais vu un, c??tait perdu tout simplement pour des d?gueulasses pareils! qu?il ?tait trop tard pour que ?a int?resse encore. Et dire que huit jours plus t?t on en aurait mis s?rement quatre colonnes dans les journaux et ma photographie pour la mort d?un colonel comme c??tait arriv?. Des abrutis. C??tait donc dans une prairie d?ao?t qu?on distribuait toute la viande pour le r?giment,?? ombr?e de cerisiers et br?l?e d?j? par la fin d??t?. Sur des sacs et des toiles de tentes largement ?tendues et sur l?herbe m?me, il y en avait pour des kilos et des kilos de tripes ?tal?es, de gras en flocons jaunes et p?les, des moutons ?ventr?s avec leurs organes en paga?e, suintant en ruisselets ing?nieux dans la verdure d?alentour, un bCuf entier sectionn? en deux, pendu ? l?arbre, et sur lequel s?escrimaient encore en jurant les quatre bouchers du r?giment pour lui tirer des morceaux d?abattis. On s?engueulait ferme entre escouades ? propos de graisses, et de rognons surtout, au milieu des mouches comme on en voit que dans ces moments-l?, importantes et musicales comme des petits oiseaux. Et puis du sang encore et partout, ? travers l?herbe, en flaques molles et confluentes qui cherchaient la bonne pente. On tuait le dernier cochon quelques pas plus loin. D?j? quatre hommes et un boucher se disputaient certaines tripes ? venir. ? C?est toi eh vendu! qui l?as ?touff? hier l?aloyau!.. ? J?ai eu le temps encore de jeter deux ou trois regards sur ce diff?rend alimentaire, tout en m?appuyant contre un arbre et j?ai d? c?der ? une immense envie de vomir, et pas qu?un peu, jusqu?? l??vanouissement. On m?a bien ramen? jusqu?au cantonnement sur une civi?re, mais non sans profiter de l?occasion pour me barboter mes deux sacs en toile cachou. Je me suis r?veill? dans une autre engueulade du brigadier. La guerre ne passait pas. Tout arrive et ce fut ? mon tour de devenir brigadier vers la fin de ce m?me mois d?ao?t. On m?envoyait souvent avec cinq hommes, en liaison, aux ordres du g?n?ral des Entrayes. Ce chef ?tait petit de taille, silencieux, et ne paraissait ? premi?re vue ni cruel, ni h?ro?que. Mais il fallait se m?fier? Il semblait pr?f?rer par-dessus tout ses bonnes aises. Il y pensait m?me sans arr?t ? ses aises et bien que nous fussions occup?s ? battre en retraite depuis plus d?un mois, il engueulait tout le monde quand m?me si son ordonnance ne lui trouvait pas d?s l?arriv?e ? l??tape, dans chaque nouveau cantonnement, un lit bien propre et une cuisine am?nag?e ? la moderne. Au chef d??tat-major, avec ses quatre galons, ce souci de confort donnait bien du boulot. Les exigences m?nag?res du g?n?ral des Entrayes l?aga?aient. Surtout que lui, jaune, gastritique au possible et constip?, n??tait nullement port? sur la nourriture. Il lui fallait quand m?me manger ses Cufs ? la coque ? la table du g?n?ral et recevoir en cette occasion ses dol?ances. On est militaire ou on ne l?est pas. Toutefois, je n?arrivais pas ? le plaindre parce que c??tait un bien grand saligaud comme officier. Faut en juger. Quand nous avions donc tra?n? jusqu?au soir de chemins en collines et de luzernes en carottes, on finissait tout de m?me par s?arr?ter pour que notre g?n?ral puisse coucher quelque part. On lui cherchait, et on lui trouvait un village calme, bien ? l?abri, o? les troupes ne campaient pas encore et s?il y en avait d?j? dans le village des troupes, elles d?campaient en vitesse, on les foutait ? la porte, tout simplement; ??la belle ?toile, m?me si elles avaient d?j? form? les faisceaux. Le village c??tait r?serv? rien que pour l??tat-major, ses chevaux, ses cantines, ses valises, et aussi pour ce saligaud de commandant. Il s?appelait Pin?on ce salaud-l?, le commandant Pin?on. J?esp?re qu?? l?heure actuelle il est bien crev? (et pas d?une mort p?p?re). Mais ? ce moment-l?, dont je parle, il ?tait encore salement vivant le Pin?on. Il nous r?unissait chaque soir les hommes de la liaison et puis alors il nous engueulait un bon coup pour nous remettre dans la ligne et pour essayer de r?veiller nos ardeurs. Il nous envoyait ? tous les diables, nous qui avions tra?n? toute la journ?e derri?re le g?n?ral. Pied ? terre! ? cheval! Repied ? terre! Comme ?a ? lui porter ses ordres, de-ci, de?l?. On aurait aussi bien fait de nous noyer quand c??tait fini. C?e?t ?t? plus pratique pour tout le monde. ? Allez-vous-en tous! Allez rejoindre vos r?giments! Et vivement! qu?il gueulait. ??O? qu?il est le r?giment, mon commandant? qu?on demandait nous? ??Il est ? Barbagny. ??O? que c?est Barbagny? ??C?est par l?! ? Par l?, o? il montrait, il n?y avait rien que la nuit, comme partout d?ailleurs, une nuit ?norme qui bouffait la route ? deux pas de nous et m?me qu?il n?en sortait du noir qu?un petit bout de route grand comme la langue. Allez donc le chercher son Barbagny dans la fin d?un monde! Il aurait fallu qu?on sacrifi?t pour le retrouver son Barbagny au moins un escadron tout entier! Et encore un escadron de braves! Et moi qui n??tais point brave et qui ne voyais pas du tout pour-quoi je l?aurais ?t? brave, j?avais ?videmment encore moins envie que personne de retrouver son Barbagny, dont il nous parlait d?ailleurs lui-m?me absolument au hasard. C??tait comme si on avait essay? en m?engueulant tr?s fort de me donner l?envie d?aller me suicider. Ces choses-l? on les a ou on ne les a pas. De toute cette obscurit? si ?paisse qu?il vous semblait qu?on ne reverrait plus son bras d?s qu?on l??tendait un peu plus loin que l??paule, je ne savais qu?une chose, mais cela alors tout ? fait certainement, c?est qu?elle contenait des volont?s homicides ?normes et sans nombre. Cette gueule d??tat-major n?avait de cesse d?s le soir revenu de nous exp?dier au tr?pas et ?a le prenait souvent d?s le coucher du soleil. On luttait un peu avec lui ? coups d?inertie, on s?obstinait ? ne pas le comprendre, on s?accrochait au cantonnement p?p?re tant bien que mal, tant qu?on pouvait, mais enfin quand on ne voyait plus les arbres, ? la fin, il fallait consentir tout de m?me ? s?en aller mourir un peu; le d?ner du g?n?ral ?tait pr?t. Tout se passait alors ? partir de ce moment-l?, selon les hasards. Tant?t on le trouvait et tant?t on ne le trouvait pas le r?giment et son Barbagny. C??tait surtout par erreur qu?on les retrouvait parce que les sentinelles de l?escadron de garde tiraient sur nous en arrivant. On se faisait reconna?tre ainsi forc?ment et on achevait presque toujours la nuit en corv?es de toutes natures, ? porter beaucoup de ballots d?avoine et des seaux d?eau en masse, ? se faire engueuler jusqu?? en ?tre ?tourdi en plus du sommeil. Au matin on repartait, groupe de la liaison, tous les cinq pour le quartier du g?n?ral des Entrayes, pour continuer la guerre. Mais la plupart du temps on ne le trouvait pas le r?giment et on attendait seulement le jour en cerclant autour des villages sur les chemins inconnus, ? la lisi?re des hameaux ?vacu?s, et les taillis sournois, on ?vitait tout ?a autant qu?on le pouvait ? cause des patrouilles allemandes. Il fallait bien ?tre quelque part cependant en attendant le matin, quelque part dans la nuit. On ne pouvait pas ?viter tout. Depuis ce temps-l?, je sais ce que doivent ?prouver les lapins en garenne. ?a vient dr?lement la piti?. Si on avait dit au commandant Pin?on qu?il n??tait qu?un sale assassin l?che, on lui aurait fait un plaisir ?norme, celui de nous faire fusiller, s?ance tenante, par le capitaine de gendarmerie, qui ne le quittait jamais d?une semelle et qui, lui, ne pensait pr?cis?ment qu?? cela. C?est pas aux Allemands qu?il en voulait, le capitaine de gendarmerie. Nous d?mes donc courir les embuscades pendant des nuits et des nuits imb?ciles qui se suivaient, rien qu?avec l?esp?rance de moins en moins raisonnable d?en revenir et celle-l? seulement et aussi que si on en revenait qu?on n?oublierait jamais, absolument jamais, qu?on avait d?couvert sur la terre un homme b?ti comme vous et moi, mais bien plus charognard que les crocodiles et les requins qui passent entre deux eaux la gueule ouverte autour des bateaux d?ordures et de viandes pourries qu?on va leur d?verser au large, ? La Havane. La grande d?faite, en tout, c?est d?oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu?? quel point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu?on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et puis descendre. ?a suffit comme boulot pour une vie tout enti?re. Je l?aurais bien donn? aux requins ? bouffer moi, le commandant Pin?on, et puis son gendarme avec, pour leur apprendre ? vivre; et puis mon cheval aussi en m?me temps pour qu?il ne souffre plus, parce qu?il n?en avait plus de dos ce grand malheureux, tellement qu?il avait mal, rien que deux plaques de chair qui lui restaient ? la place, sous la selle, larges comme mes deux mains et suintantes, ? vif, avec des grandes tra?n?es de pus qui lui coulaient par les bords de la couverture jusqu?aux jarrets. Il fallait cependant trotter l?-dessus, un, deux? Il s?en tortillait de trotter. Mais les chevaux c?est encore bien plus patient que des hommes. Il ondulait en trottant. On ne pouvait plus le laisser qu?au grand air. Dans les granges, ? cause de l?odeur qui lui sortait des blessures, ?a sentait si fort, qu?on en restait suffoqu?. En montant dessus son dos, ?a lui faisait si mal qu?il se courbait, comme gentiment, et le ventre lui en arrivait alors aux genoux. Ainsi on aurait dit qu?on grimpait sur un ?ne. C??tait plus commode ainsi, faut l?avouer. On ?tait bien fatigu?s nous-m?mes, avec tout ce qu?on supportait en aciers sur la t?te et sur les ?paules. Le g?n?ral des Entrayes, dans la maison r?serv?e, attendait son d?ner. Sa table ?tait mise, la lampe ? sa place. ? Foutez-moi tous le camp, nom de Dieu, nous sommait une fois de plus le Pin?on, en nous balan?ant sa lanterne ? hauteur du nez. On va se mettre ? table! Je ne vous le r?p?terai plus! Vont-ils s?en aller ces charognes! ??qu?il hurlait m?me. Il en reprenait, de rage, ? nous envoyer crever ainsi, ce diaphane, quelques couleurs aux joues. Quelquefois le cuisinier du g?n?ral nous repassait avant qu?on parte un petit morceau, il en avait de trop ? bouffer le g?n?ral, puisqu?il touchait d?apr?s le r?glement quarante rations pour lui tout seul! Il n??tait plus jeune cet homme-l?. Il devait m?me ?tre tout pr?s de la retraite. Il pliait aussi des genoux en marchant. Il devait se teindre les moustaches. Ses art?res, aux tempes, cela se voyait bien ? la lampe, quand on s?en allait, dessinaient des m?andres comme la Seine ? la sortie de Paris. Ses filles ?taient grandes, disait?on, pas mari?es, et comme lui, pas riches. C??tait peut-?tre ? cause de ces souvenirs-l? qu?il avait tant l?air v?tillard et grognon, comme un vieux chien qu?on aurait d?rang? dans ses habitudes et qui essaye de retrouver son panier ? coussin partout o? on veut bien lui ouvrir la porte. Il aimait les beaux jardins et les rosiers, il n?en ratait pas une, de roseraie, partout o? nous passions. Personne comme les g?n?raux pour aimer les rosiers. C?est connu. Tout de m?me on se mettait en route. Le boulot c??tait pour les faire passer au trot les canards. Ils avaient peur de bouger ? cause des plaies d?abord et puis ils avaient peur de nous et de la nuit aussi, ils avaient peur de tout, quoi! Nous aussi! Dix fois on s?en retournait pour lui redemander la route au commandant. Dix fois qu?il nous traitait de fain?ants et de tire-au-cul d?gueulasses. ? coups d??perons enfin on franchissait le dernier poste de garde, on leur passait le mot aux plantons et puis on plongeait d?un coup dans la sale aventure, dans les t?n?bres de ces pays ? personne. ? force de d?ambuler d?un bord de l?ombre ? l?autre, on finissait par s?y reconna?tre un petit peu, qu?on croyait du moins? D?s qu?un nuage semblait plus clair qu?un autre on se disait qu?on avait vu quelque chose? Mais devant soi, il n?y avait de s?r que l??cho allant et venant, l??cho du bruit que faisaient les chevaux en trottant, un bruit qui vous ?touffe, ?norme, tellement qu?on en veut pas. Ils avaient l?air de trotter jusqu?au ciel, d?appeler tout ce qu?il y avait sur la terre les chevaux, pour nous faire massacrer. On aurait pu faire ?a d?ailleurs d?une seule main, avec une carabine, il suffisait de l?appuyer en nous attendant, le long d?un arbre. Je me disais toujours que la premi?re lumi?re qu?on verrait ce serait celle du coup de fusil de la fin. Depuis quatre semaines qu?elle durait, la guerre, on ?tait devenus si fatigu?s, si malheureux, que j?en avais perdu, ? force de fatigue, un peu de ma peur en route. La torture d??tre tracass?s jour et nuit par ces gens, les grad?s, les petits surtout, plus abrutis, plus mesquins et plus haineux encore que d?habitude, ?a finit par faire h?siter les plus ent?t?s, ? vivre encore. Ah! l?envie de s?en aller! Pour dormir! D?abord! Et s?il n?y a plus vraiment moyen de partir pour dormir alors l?envie de vivre s?en va toute seule. Tant qu?on y resterait en vie faudrait avoir l?air de chercher le r?giment. Pour que dans le cerveau d?un couillon la pens?e fasse un tour, il faut qu?il lui arrive beaucoup de choses et des bien cruelles. Celui qui m?avait fait penser pour la premi?re fois de ma vie, vraiment penser, des id?es pratiques et bien ? moi, c??tait bien s?rement le commandant Pin?on, cette gueule de torture. Je pensais donc ? lui aussi fortement que je pouvais, tout en brinquebalant, garni, croulant sous les armures, accessoire figurant dans cette incroyable affaire internationale, o? je m??tais embarqu? d?enthousiasme? Je l?avoue. Chaque m?tre d?ombre devant nous ?tait une promesse nouvelle d?en finir et de crever, mais de quelle fa?on? Il n?y avait gu?re d?impr?vu dans cette histoire que l?uniforme de l?ex?cutant. Serait-ce un d?ici? Ou bien un d?en face? Je ne lui avais rien fait, moi, ? ce Pin?on! ? lui, pas plus d?ailleurs qu?aux Allemands!.. Avec sa t?te de p?che pourrie, ses quatre galons qui lui scintillaient partout de sa t?te au nombril, ses moustaches r?ches et ses genoux aigus, et ses jumelles qui lui pendaient au cou comme une cloche de vache, et sa carte au 1/1000, donc? Je me demandais quelle rage d?envoyer crever les autres le poss?dait celui-l?? Les autres qui n?avaient pas de carte. Nous quatre cavaliers sur la route nous faisions autant de bruit qu?un demi-r?giment. On devait nous entendre venir ? quatre heures de l? ou bien c?est qu?on voulait pas nous entendre. Cela demeurait possible? Peut-?tre qu?ils avaient peur de nous les Allemands? Qui sait? Un mois de sommeil sur chaque paupi?re voil? ce que nous portions et autant derri?re la t?te, en plus de ces kilos de ferraille. Ils s?exprimaient mal mes cavaliers d?escorte. Ils parlaient ? peine pour tout dire. C??taient des gar?ons venus du fond de la Bretagne pour le service et tout ce qu?ils savaient ne venait pas de l??cole, mais du r?giment. Ce soir-l?, j?avais essay? de m?entretenir un peu du village de Barbagny avec celui qui ?tait ? c?t? de moi et qui s?appelait Kersuzon. ? Dis donc, Kersuzon, que je lui dis, c?est les Ardennes ici tu sais? Tu ne vois rien toi loin devant nous? Moi, je vois rien du tout? ??C?est tout noir comme un cul ?, qu?il m?a r?pondu Kersuzon. ?a suffisait? ? Dis donc, t?as pas entendu parler de Barbagny toi dans la journ?e? Par o? que c??tait? que je lui ai demand? encore. ??Non. ? Et voil?. On ne l?a jamais trouv? le Barbagny. On a tourn? sur nous-m?mes seulement jusqu?au matin, jusqu?? un autre village, o? nous attendait l?homme aux jumelles. Son g?n?ral prenait le petit caf? sous la tonnelle devant la maison du Maire quand nous arriv?mes. ? Ah! comme c?est beau la jeunesse, Pin?on! ??qu?il lui a fait remarquer tr?s haut ? son chef d??tat-major en nous voyant passer, le vieux. Ceci dit, il se leva et partit faire un pipi et puis encore un tour les mains derri?re le dos, vo?t?. Il ?tait tr?s fatigu? ce matin?l?, m?a souffl? l?ordonnance, il avait mal dormi le g?n?ral, quelque chose qui le tracassait dans la vessie, qu?on racontait. Kersuzon me r?pondait toujours pareil quand je le questionnais la nuit, ?a finissait par me distraire comme un tic. Il m?a r?p?t? ?a encore deux ou trois fois ? propos du noir et du cul et puis il est mort, tu? qu?il a ?t?, quelque temps plus tard, en sortant d?un village, je m?en souviens bien, un village qu?on avait pris pour un autre, par des Fran?ais qui nous avaient pris pour des autres. C?est m?me quelques jours apr?s la mort de Kersuzon qu?on a r?fl?chi et qu?on a trouv? un petit moyen, dont on ?tait bien content, pour ne plus se perdre dans la nuit. Donc, on nous foutait ? la porte du cantonnement. Bon. Alors on disait plus rien. On ne rousp?tait plus. ??Allez-vous-en! qu?il faisait, comme d?habitude, la gueule en cire. ??Bien mon commandant! ? Et nous voil? d?s lors partis du c?t? du canon et sans se faire prier tous les cinq. On aurait dit qu?on allait aux cerises. C??tait bien vallonn? de ce c?t?-l?. C??tait la Meuse, avec ses collines, avec des vignes dessus, du raisin pas encore m?r et l?automne, et des villages en bois bien s?ch?s par trois mois d??t?, donc qui br?laient facilement. On avait remarqu? ?a nous autres, une nuit qu?on savait plus du tout o? aller. Un village br?lait toujours du c?t? du canon. On en approchait pas beaucoup, pas de trop, on le regardait seulement d?assez loin le village, en spectateurs pourrait-on dire, ? dix, douze kilom?tres par exemple. Et tous les soirs ensuite vers cette ?poque-l?, bien des villages se sont mis ? flamber ? l?horizon, ?a se r?p?tait, on en ?tait entour?s, comme par un tr?s grand cercle d?une dr?le de f?te de tous ces pays-l? qui br?laient, devant soi et des deux c?t?s, avec des flammes qui montaient et l?chaient les nuages. On voyait tout y passer dans les flammes, les ?glises, les granges, les unes apr?s les autres, les meules qui donnaient des flammes plus anim?es, plus hautes que le reste, et puis les poutres qui se redressaient tout droit dans la nuit avec des barbes de flamm?ches avant de chuter dans la lumi?re. ?a se remarque bien comment que ?a br?le un village, m?me ? vingt kilom?tres. C??tait gai. Un petit hameau de rien du tout qu?on apercevait m?me pas pendant la journ?e, au fond d?une moche petite campagne, eh bien, on a pas id?e la nuit, quand il br?le, de l?effet qu?il peut faire! On dirait Notre?Dame! ?a dure bien toute une nuit ? br?ler un village, m?me un petit, ? la fin on dirait une fleur ?norme, puis, rien qu?un bouton, puis plus rien. ?a fume et alors c?est le matin. Les chevaux qu?on laissait tout sell?s, dans les champs ? c?t? de nous, ne bougeaient pas. Nous, on allait roupiller dans l?herbe, sauf un, qui prenait la garde, ? son tour, forc?ment. Mais quand on a des feux ? regarder la nuit passe bien mieux, c?est plus rien ? endurer, c?est plus de la solitude. Malheureux qu?ils n?ont pas dur? les villages? Au bout d?un mois, dans ce canton-l?, il n?y en avait d?j? plus. Les for?ts, on a tir? dessus aussi, au canon. Elles n?ont pas exist? huit jours les for?ts. ?a fait encore des beaux feux les for?ts, mais ?a dure ? peine. Apr?s ce temps-l?, les convois d?artillerie prirent toutes les routes dans un sens et les civils qui se sauvaient, dans l?autre. En somme, on ne pouvait plus, nous, ni aller, ni revenir; fallait rester o? on ?tait. On faisait queue pour aller crever. Le g?n?ral m?me ne trouvait plus de campements sans soldats. Nous fin?mes par coucher tous en pleins champs, g?n?ral ou pas. Ceux qui avaient encore un peu de cCur l?ont perdu. C?est ? partir de ces mois-l? qu?on a commenc? ? fusiller des troupiers pour leur remonter le moral, par escouades, et que le gendarme s?est mis ? ?tre cit? ? l?ordre du jour pour la mani?re dont il faisait sa petite guerre ? lui, la profonde, la vraie de vraie. Apr?s un repos, on est remont?s ? cheval, quelques semaines plus tard, et on est repartis vers le nord. Le froid lui aussi vint avec nous. Le canon ne nous quittait plus. Cependant, on ne se rencontrait gu?re avec les Allemands que par hasard, tant?t un hussard ou un groupe de tirailleurs, par-ci, par-l?, en jaune et vert, des jolies couleurs. On semblait les chercher, mais on s?en allait plus loin d?s qu?on les apercevait. ? chaque rencontre, deux ou trois cavaliers y restaient, tant?t ? eux, tant?t ? nous. Et leurs chevaux lib?r?s, ?triers fous et clinquants, galopaient ? vide et d?valaient vers nous de tr?s loin avec leurs selles ? troussequins bizarres, et leurs cuirs frais comme ceux des portefeuilles du jour de l?an. C?est nos chevaux qu?ils venaient rejoindre, amis tout de suite. Bien de la chance! C?est pas nous qu?on aurait pu en faire autant! Un matin en rentrant de reconnaissance, le lieutenant de Sainte?Engence invitait les autres officiers ? constater qu?il ne leur racontait pas des blagues. ??J?en ai sabr? deux! ??assurait-il ? la ronde, et montrait en m?me temps son sabre o?, c??tait vrai, le sang caill? comblait la petite rainure, faite expr?s pour ?a. ? Il a ?t? ?patant! Bravo, Sainte-Engence!.. Si vous l?aviez vu, messieurs! Quel assaut! ??l?appuyait le capitaine Ortolan. C??tait dans l?escadron d?Ortolan que ?a venait de se passer. ? Je n?ai rien perdu de l?affaire! Je n?en ?tais pas loin! Un coup de pointe au cou en avant et ? droite!.. Toc! Le premier tombe!.. Une autre pointe en pleine poitrine!.. ? gauche! Traversez! Une v?ritable parade de concours, messieurs!.. Encore bravo, Sainte-Engence! Deux lanciers! ? un kilom?tre d?ici! Les deux gaillards y sont encore! En pleins labours! La guerre est finie pour eux, hein, Sainte-Engence?.. Quel coup double! Ils ont d? se vider comme des lapins! ? Le lieutenant de Sainte-Engence, dont le cheval avait longuement galop?, accueillait les hommages et compliments des camarades avec modestie. ? pr?sent qu?Ortolan s??tait port? garant de l?exploit, il ?tait rassur? et il prenait du large, il ramenait sa jument au sec en la faisant tourner lentement en cercle autour de l?escadron rassembl? comme s?il se f?t agi des suites d?une ?preuve de haies. ? Nous devrions envoyer l?-bas tout de suite une autre reconnaissance et du m?me c?t?! Tout de suite! s?affairait le capitaine Ortolan d?cid?ment excit?. Ces deux bougres ont d? venir se perdre par ici, mais il doit y en avoir encore d?autres derri?re? Tenez, vous, brigadier Bardamu, allez-y donc avec vos quatre hommes! ? C?est ? moi qu?il s?adressait le capitaine. ? Et quand ils vous tireront dessus, eh bien t?chez de les rep?rer et venez me dire tout de suite o? ils sont! Ce doit ?tre des Brandebourgeois!.. ? Ceux de l?active racontaient qu?au quartier, en temps de paix, il n?apparaissait presque jamais le capitaine Ortolan. Par contre, ? pr?sent, ? la guerre, il se rattrapait ferme. En v?rit?, il ?tait infatigable. Son entrain, m?me parmi tant d?autres hurluberlus, devenait de jour en jour plus remarquable. Il prisait de la coca?ne qu?on racontait aussi. P?le et cern?, toujours agit? sur ses membres fragiles, d?s qu?il mettait pied ? terre, il chancelait d?abord et puis il se reprenait et arpentait rageusement les sillons en qu?te d?une entreprise de bravoure. Il nous aurait envoy?s prendre du feu ? la bouche des canons d?en face. Il collaborait avec la mort. On aurait pu jurer qu?elle avait un contrat avec le capitaine Ortolan. La premi?re partie de sa vie (je me renseignai) s??tait pass?e dans les concours hippiques ? s?y casser les c?tes, quelques fois l?an. Ses jambes, ? force de les briser aussi et de ne plus les faire servir ? la marche, en avaient perdu leurs mollets. Il n?avan?ait plus Ortolan qu?? pas nerveux et pointus comme sur des triques. Au sol, dans la houppelande d?mesur?e, vo?t? sous la pluie, on l?aurait pris pour le fant?me arri?re d?un cheval de course. Notons qu?au d?but de la monstrueuse entreprise, c?est-?-dire au mois d?ao?t, jusqu?en septembre m?me, certaines heures, des journ?es enti?res quelquefois, des bouts de routes, des coins de bois demeuraient favorables aux condamn?s? On pouvait s?y laisser approcher par l?illusion d??tre ? peu pr?s tranquille et cro?ter par exemple une bo?te de conserve avec son pain, jusqu?au bout, sans ?tre trop lancin?s par le pressentiment que ce serait la derni?re. Mais ? partir d?octobre ce fut bien fini ces petites accalmies, la gr?le devint de plus en plus ?paisse, plus dense, mieux truff?e, farcie d?obus et de balles. Bient?t on serait en plein orage et ce qu?on cherchait ? ne pas voir serait alors en plein devant soi et on ne pourrait plus voir qu?elle: sa propre mort. La nuit, dont on avait eu si peur dans les premiers temps, en devenait par comparaison assez douce. Nous finissions par l?attendre, la d?sirer la nuit. On nous tirait dessus moins facilement la nuit que le jour. Et il n?y avait plus que cette diff?rence qui comptait. C?est difficile d?arriver ? l?essentiel, m?me en ce qui concerne la guerre, la fantaisie r?siste longtemps. Les chats trop menac?s par le feu finissent tout de m?me par aller se jeter dans l?eau. On d?nichait dans la nuit ?? et l? des quarts d?heure qui ressemblaient assez ? l?adorable temps de paix, ? ces temps devenus incroyables, o? tout ?tait b?nin, o? rien au fond ne tirait ? cons?quence, o? s?accomplissaient tant d?autres choses, toutes devenues extraordinairement, merveilleusement agr?ables. Un velours vivant, ce temps de paix? Mais bient?t les nuits, elles aussi, ? leur tour, furent traqu?es sans merci. Il fallut presque toujours la nuit faire encore travailler sa fatigue, souffrir un petit suppl?ment, rien que pour manger, pour trouver le petit rabiot de sommeil dans le noir. Elle arrivait aux lignes d?avant-garde la nourriture, honteusement rampante et lourde, en longs cort?ges boiteux de carrioles pr?caires, gonfl?es de viande, de prisonniers, de bless?s, d?avoine, de riz et de gendarmes et de pinard aussi, en bonbonnes le pinard, qui rappellent si bien la gaudriole, cahotantes et pansues. ? pied, les tra?nards derri?re la forge et le pain et des prisonniers ? nous, des leurs aussi, en menottes, condamn?s ? ceci, ? cela, m?l?s, attach?s par les poignets ? l??trier des gendarmes, certains ? fusiller demain, pas plus tristes que les autres. Ils mangeaient aussi ceux?l?, leur ration de ce thon si difficile ? dig?rer (ils n?en auraient pas le temps) en attendant que le convoi reparte, sur le rebord de la route ? et le m?me dernier pain avec un civil encha?n? ? eux, qu?on disait ?tre un espion, et qui n?en savait rien. Nous non plus. La torture du r?giment continuait alors sous la forme nocturne, ? t?tons dans les ruelles bossues du village sans lumi?re et sans visage, ? plier sous des sacs plus lourds que des hommes, d?une grange inconnue vers l?autre, engueul?s, menac?s, de l?une ? l?autre, hagards, sans l?espoir d?cid?ment de finir autrement que dans la menace, le purin et le d?go?t d?avoir ?t? tortur?s, dup?s jusqu?au sang par une horde de fous vicieux devenus incapables soudain d?autre chose, autant qu?ils ?taient, que de tuer et d??tre ?trip?s sans savoir pourquoi. Vautr?s ? terre entre deux fumiers, ? coups de gueule, ? coups de bottes, on se trouvait bient?t relev?s par la gradaille et relanc?s encore un coup vers d?autres chargements du convoi, encore. Le village en suintait de nourriture et d?escouades dans la nuit bouffie de graisse, de pommes, d?avoine, de sucre, qu?il fallait coltiner et bazarder en route, au hasard des escouades. Il amenait de tout le convoi, sauf la fuite. Lasse, la corv?e s?abattait autour de la carriole et survenait le fourrier alors avec son fanal au-dessus de ces larves. Ce singe ? deux mentons qui devait dans n?importe quel chaos d?couvrir des abreuvoirs. Aux chevaux de boire! Mais j?en ai vu moi, quatre des hommes, derri?re compris, roupiller dedans la pleine eau, ?vanouis de sommeil, jusqu?au cou. Apr?s l?abreuvoir il fallait encore la retrouver la ferme et la ruelle par o? on ?tait venus, et o? on croyait bien l?avoir laiss?e l?escouade. Si on ne retrouvait rien, on ?tait quittes pour s??crouler une fois de plus le long d?un mur, pendant une seule heure, s?il en restait encore une ? roupiller. Dans ce m?tier d??tre tu?, faut pas ?tre difficile, faut faire comme si la vie continuait, c?est ?a le plus dur, ce mensonge. Et ils repartaient vers l?arri?re les fourgons. Fuyant l?aube, le convoi reprenait sa route, en crissant de toutes ses roues tordues, il s?en allait avec mon vCu qu?il serait surpris, mis en pi?ces, br?l? enfin au cours de cette journ?e m?me, comme on voit dans les gravures militaires, pill? le convoi, ? jamais, avec tout son ?quipage de gorilles gendarmes, de fers ? chevaux et de rengag?s ? lanternes et tout ce qu?il contenait de corv?es et de lentilles encore et d?autres farines, qu?on ne pouvait jamais faire cuire, et qu?on ne le reverrait plus jamais. Car crever pour crever de fatigue ou d?autre chose, la plus douloureuse fa?on est encore d?y parvenir en coltinant des sacs pour remplir la nuit avec. Le jour o? on les aurait ainsi bousill?s jusqu?aux essieux ces salauds-l?, au moins nous foutraient-ils la paix, pensais-je, et m?me si ?a ne serait rien que pendant une nuit tout enti?re, on pourrait dormir au moins une fois tout entier corps et ?me. Ce ravitaillement, un cauchemar en surcro?t, petit monstre tracassier sur le gros de la guerre. Brutes devant, ? c?t? et derri?re. Ils en avaient mis partout. Condamn?s ? mort diff?r?s on ne sortait plus de l?envie de roupiller ?norme, et tout devenait souffrance en plus d?elle, le temps et l?effort de bouffer. Un bout de ruisseau, un pan de mur par l? qu?on croyait avoir reconnus? On s?aidait des odeurs pour retrouver la ferme de l?escouade, redevenus chiens dans la nuit de guerre des villages abandonn?s. Ce qui guide encore le mieux, c?est l?odeur de la merde. Le juteux du ravitaillement, gardien des haines du r?giment, pour l?instant le ma?tre du monde. Celui qui parle de l?avenir est un coquin, c?est l?actuel qui compte. Invoquer sa post?rit?, c?est faire un discours aux asticots. Dans la nuit du village de guerre, l?adjudant gardait les animaux humains pour les grands abattoirs qui venaient d?ouvrir. Il est le roi l?adjudant! Le Roi de la Mort! Adjudant Cretelle! Parfaitement! On ne fait pas plus puissant. Il n?y a d?aussi puissant que lui qu?un adjudant des autres, en face. Rien ne restait du village, de vivant, que des chats effray?s. Les mobiliers bien cass?s d?abord, passaient ? faire du feu pour la cuistance, chaises, fauteuils, buffets, du plus l?ger au plus lourd. Et tout ce qui pouvait se mettre sur le dos, ils l?emmenaient avec eux, mes camarades. Des peignes, des petites lampes, des tasses, des petites choses futiles, et m?me des couronnes de mari?es, tout y passait. Comme si on avait encore eu ? vivre pour des ann?es. Ils volaient pour se distraire, pour avoir l?air d?en avoir encore pour longtemps. Des envies de toujours. Le canon pour eux c??tait rien que du bruit. C?est ? cause de ?a que les guerres peuvent durer. M?me ceux qui la font, en train de la faire, ne l?imaginent pas. La balle dans le ventre, ils auraient continu? ? ramasser de vieilles sandales sur la route, qui pouvaient ? encore servir ?. Ainsi le mouton, sur le flanc, dans le pr?, agonise et broute encore. La plupart des gens ne meurent qu?au dernier moment; d?autres commencent et s?y prennent vingt ans d?avance et parfois davantage. Ce sont les malheureux de la terre. Je n??tais point tr?s sage pour ma part, mais devenu assez pratique cependant pour ?tre l?che d?finitivement. Sans doute donnais-je ? cause de cette r?solution l?impression d?un grand calme. Toujours est-il que j?inspirais tel que j??tais une paradoxale confiance ? notre capitaine, Ortolan lui?m?me, qui r?solut pour cette nuit?l? de me confier une mission d?licate. Il s?agissait, m?expliqua?t?il, en confidence, de me rendre au trot avant le jour ? Noirceur-sur-la-Lys, ville de tisserands, situ?e ? quatorze kilom?tres du village o? nous ?tions camp?s. Je devais m?assurer dans la place m?me, de la pr?sence de l?ennemi. ? ce sujet, depuis le matin, les envoy?s n?arrivaient qu?? se contredire. Le g?n?ral des Entrayes en ?tait impatient. ? l?occasion de cette reconnaissance, on me permit de choisir un cheval parmi les moins purulents du peloton. Depuis longtemps, je n?avais pas ?t? seul. Il me sembla du coup partir en voyage. Mais la d?livrance ?tait fictive. D?s que j?eus pris la route, ? cause de la fatigue, je parvins mal ? m?imaginer, quoi que je fis, mon propre meurtre, avec assez de pr?cision et de d?tails. J?avan?ais d?arbre en arbre, dans mon bruit de ferraille. Mon beau sabre ? lui seul, pour le potin, valait un piano. Peut-?tre ?tais-je ? plaindre, mais en tout cas s?rement, j??tais grotesque. ? quoi pensait donc le g?n?ral des Entrayes en m?exp?diant ainsi dans ce silence, tout v?tu de cymbales? Pas ? moi bien assur?ment. Les Azt?ques ?ventraient couramment, qu?on raconte, dans leurs temples du soleil, quatre-vingt mille croyants par semaine, les offrant ainsi au Dieu des nuages, afin qu?il leur envoie la pluie. C?est des choses qu?on a du mal ? croire avant d?aller en guerre. Mais quand on y est, tout s?explique, et les Azt?ques et leur m?pris du corps d?autrui, c?est le m?me que devait avoir pour mes humbles tripes notre g?n?ral C?ladon des Entrayes, plus haut nomm?, devenu par l?effet des avancements une sorte de dieu pr?cis, lui aussi, une sorte de petit soleil atrocement exigeant. Il ne me restait qu?un tout petit peu d?espoir, celui d??tre fait prisonnier. Il ?tait mince cet espoir, un fil. Un fil dans la nuit, car les circonstances ne se pr?taient pas du tout aux politesses pr?liminaires. Un coup de fusil vous arrive plus vite qu?un coup de chapeau dans ces moments-l?. D?ailleurs, que trouverais-je ? lui dire ? ce militaire hostile par principe, et venu express?ment pour m?assassiner de l?autre bout de l?Europe?.. S?il h?sitait une seconde (qui me suffirait) que lui dirais?je?.. Que serait?il d?abord en r?alit?? Quelque employ? de magasin? Un rengag? professionnel? Un fossoyeur peut-?tre? Dans le civil? Un cuisinier?.. Les chevaux ont bien de la chance eux, car s?ils subissent aussi la guerre, comme nous, on ne leur demande pas d?y souscrire, d?avoir l?air d?y croire. Malheureux mais libres chevaux! L?enthousiasme h?las! c?est rien que pour nous, ce putain! Je discernais tr?s bien la route ? ce moment et puis pos?s sur les c?t?s, sur le limon du sol, les grands carr?s et volumes des maisons, aux murs blanchis de lune, comme de gros morceaux de glace in?gaux, tout silence, en blocs p?les. Serait?ce ici la fin de tout? Combien y passerais-je de temps dans cette solitude apr?s qu?ils m?auraient fait mon affaire? Avant d?en finir? Et dans quel foss?? Le long duquel de ces murs? Ils m?ach?veraient peut-?tre? D?un coup de couteau? Ils arrachaient parfois les mains, les yeux et le reste? On racontait bien des choses ? ce propos et des pas dr?les! Qui sait?.. Un pas du cheval? Encore un autre? suffiraient? Ces b?tes trottent chacune comme deux hommes en souliers de fer coll?s ensemble, avec un dr?le de pas de gymnastique tout d?suni. Mon cCur au chaud, ce lapin, derri?re sa petite grille des c?tes, agit?, blotti, stupide. Quand on se jette d?un trait du haut de la Tour Eiffel on doit sentir des choses comme ?a. On voudrait se rattraper dans l?espace. Il garda pour moi secr?te sa menace, ce village, mais toutefois, pas enti?rement. Au centre d?une place, un minuscule jet d?eau glougloutait pour moi tout seul. J?avais tout, pour moi tout seul, ce soir-l?. J??tais propri?taire enfin, de la lune, du village, d?une peur ?norme. J?allais me remettre au trot. Noirceur-sur-la-Lys ?a devait ?tre encore ? une heure de route au moins, quand j?aper?us une lueur bien voil?e au-dessus d?une porte. Je me dirigeai tout droit vers cette lueur et c?est ainsi que je me suis d?couvert une sorte d?audace, d?serteuse il est vrai, mais insoup?onn?e. La lueur disparut vite, mais je l?avais bien vue. Je cognai. J?insistai, je cognai encore, j?interpellai tr?s haut, mi en allemand, mi en fran?ais, tour ? tour, pour tous les cas, ces inconnus boucl?s au fond de cette ombre. La porte finit par s?entrouvrir, un battant. ? Qui ?tes?vous? ??fit une voix. J??tais sauv?. ? Je suis un dragon? ??Un Fran?ais? ??La femme qui parlait, je pouvais l?apercevoir. ? Oui, un Fran?ais? ??C?est qu?il en est pass? ici tant?t des dragons allemands? Ils parlaient fran?ais aussi ceux-l?? ??Oui, mais moi, je suis fran?ais pour de bon? ??Ah!.. ? Elle avait l?air d?en douter. ? O? sont-ils ? pr?sent? demandai-je. ??Ils sont repartis vers Noirceur sur les huit heures? ? Et elle me montrait le nord avec le doigt. Une jeune fille, un ch?le, un tablier blanc, sortaient aussi de l?ombre ? pr?sent, jusqu?au pas de la porte? ? Qu?est-ce qu?ils vous ont fait? que je lui ai demand?, les Allemands? ??Ils ont br?l? une maison pr?s de la mairie et puis ici ils ont tu? mon petit fr?re avec un coup de lance dans le ventre? Comme il jouait sur le pont Rouge en les regardant passer? Tenez! qu?elle me montra? Il est l?? ? Elle ne pleurait pas. Elle ralluma cette bougie dont j?avais surpris la lueur. Et j?aper?us ? c??tait vrai ? au fond, le petit cadavre couch? sur un matelas, habill? en costume marin; et le cou et la t?te livides autant que la lueur m?me de la bougie, d?passaient d?un grand col carr? bleu. Il ?tait recroquevill? sur lui-m?me, bras et jambes et dos recourb?s l?enfant. Le coup de lance lui avait fait comme un axe pour la mort par le milieu du ventre. Sa m?re, elle, pleurait fort, ? c?t?, ? genoux, le p?re aussi. Et puis, ils se mirent ? g?mir encore tous ensemble. Mais j?avais bien soif. ? Vous n?avez pas une bouteille de vin ? me vendre? que je demandai. ??Faut vous adresser ? la m?re? Elle sait peut-?tre s?il y en a encore? Les Allemands nous en ont pris beaucoup tant?t? ? Et alors, elles se mirent ? discuter ensemble ? la suite de ma demande et tout bas. ? Y en a plus! qu?elle revint m?annoncer, la fille, les Allemands ont tout pris? Pourtant on leur en avait donn? de nous-m?mes et beaucoup? ??Ah oui, alors, qu?ils en ont bu! que remarqua la m?re, qui s??tait arr?t?e de pleurer, du coup. Ils aiment ?a? ??Et plus de cent bouteilles, s?rement, ajouta le p?re, toujours ? genoux lui? ??Y en a plus une seule alors? insistai-je, esp?rant encore, tellement j?avais grand-soif, et surtout de vin blanc, bien amer, celui qui r?veille un peu. J? veux bien payer? ??Y en a plus que du tr?s bon. Y vaut cinq francs la bouteille? consentit alors la m?re. ??C?est bien! ??Et j?ai sorti mes cinq francs de ma poche, une grosse pi?ce. ? Va en chercher une! ??lui commanda-t-elle tout doucement ? la sCur. La sCur prit la bougie et remonta un litre de la cachette un instant plus tard. J??tais servi, je n?avais plus qu?? m?en aller. ? Ils vont revenir? demandai-je, inquiet ? nouveau. ??Peut??tre, firent?ils ensemble, mais alors ils br?leront tout? Ils l?ont promis en partant? ??Je vais aller voir ?a. ??Vous ?tes bien brave? C?est par l?! ??que m?indiquait le p?re, dans la direction de Noirceur-sur-la-Lys? M?me il sortit sur la chauss?e pour me regarder m?en aller. La fille et la m?re demeur?rent craintives aupr?s du petit cadavre, en veill?e. ? Reviens! qu?elles lui faisaient de l?int?rieur. Rentre donc Joseph, t?as rien ? faire sur la route, toi? ??Vous ?tes bien brave ?, me dit-il encore le p?re, et il me serra la main. Je repris, au trot, la route du Nord. ? Leur dites pas que nous sommes encore l? au moins! ??La fille ?tait ressortie pour me crier cela. ? Ils le verront bien, demain, r?pondis-je, si vous ?tes l?! ??J??tais pas content d?avoir donn? mes cent sous. Il y avait ces cent sous entre nous. ?a suffit pour ha?r, cent sous, et d?sirer qu?ils en cr?vent tous. Pas d?amour ? perdre dans ce monde, tant qu?il y aura cent sous. ? Demain! ??r?p?taient-ils, eux, douteux? Demain, pour eux aussi, c??tait loin, ?a n?avait pas beaucoup de sens un demain comme ?a. Il s?agissait de vivre une heure de plus au fond pour nous tous, et une seule heure dans un monde o? tout s?est r?tr?ci au meurtre c?est d?j? un ph?nom?ne. Ce ne fut plus bien long. Je trottais d?arbre en arbre et m?attendais ? ?tre interpell? ou fusill? d?un moment ? l?autre. Et puis rien. Il devait ?tre sur les deux heures apr?s minuit, gu?re plus, quand je parvins sur le fa?te d?une petite colline, au pas. De l? j?ai aper?u tout d?un coup en contrebas des rang?es et encore des rang?es de becs de gaz allum?s, et puis, au premier plan, une gare tout ?clair?e avec ses wagons, son buffet, d?o? ne montait cependant aucun bruit? Rien. Des rues, des avenues, des r?verb?res, et encore d?autres parall?les de lumi?res, des quartiers entiers, et puis le reste autour, plus que du noir, du vide, avide autour de la ville, tout ?tendue elle, ?tal?e devant moi, comme si on l?avait perdue la ville, tout allum?e et r?pandue au beau milieu de la nuit. J?ai mis pied ? terre et je me suis assis sur un petit tertre pour regarder ?a pendant un bon moment. Cela ne m?apprenait toujours pas si les Allemands ?taient entr?s dans Noirceur, mais comme je savais que dans ces cas-l?, ils mettaient le feu d?habitude, s?ils ?taient entr?s et s?ils n?y mettaient point le feu tout de suite ? la ville, c?est sans doute qu?ils avaient des id?es et des projets pas ordinaires. Pas de canon non plus, c??tait louche. Mon cheval voulait se coucher lui aussi. Il tirait sur sa bride et cela me fit retourner. Quand je regardai ? nouveau du c?t? de la ville, quelque chose avait chang? dans l?aspect du tertre devant moi, pas grand-chose, bien s?r, mais tout de m?me assez pour que j?appelle. ??H? l?! qui va l??.. ??Ce changement dans la disposition de l?ombre avait eu lieu ? quelques pas? Ce devait ?tre quelqu?un? ? Gueule pas si fort! que r?pondit une voix d?homme lourde et enrou?e, une voix qui avait l?air bien fran?aise. ??T?es ? la tra?ne aussi toi? ??qu?il me demande de m?me. ? pr?sent, je pouvais le voir. Un fantassin c??tait, avec sa visi?re bien cass?e ? ? la classe ?. Apr?s des ann?es et des ann?es, je me souviens bien encore de ce moment-l?, sa silhouette sortant des herbes, comme faisaient des cibles au tir autrefois dans les f?tes, les soldats. Nous nous rapprochions. J?avais mon revolver ? la main. J?aurais tir? sans savoir pourquoi, un peu plus. ? ?coute, qu?il me demande, tu les as vus, toi? ??Non, mais je viens par ici pour les voir. ??T?es du 145 dragons? ??Oui, et toi? ??Moi, je suis un r?serviste? ??Ah! ??que je fis. ?a m??tonnait, un r?serviste. Il ?tait le premier r?serviste que je rencontrais dans la guerre. On avait toujours ?t? avec des hommes de l?active nous. Je ne voyais pas sa figure, mais sa voix ?tait d?j? autre que les n?tres, comme plus triste, donc plus valable que les n?tres. ? cause de cela, je ne pouvais m?emp?cher d?avoir un peu confiance en lui. C??tait un petit quelque chose. ? J?en ai assez moi, qu?il r?p?tait, je vais aller me faire paumer par les Boches? ? Il cachait rien. ? Comment que tu vas faire? ? ?a m?int?ressait soudain, plus que tout, son projet, comment qu?il allait s?y prendre lui pour r?ussir ? se faire paumer? ? J? sais pas encore? ??Comment que t?as fait toujours pour te d?biner?.. C?est pas facile de se faire paumer! ??J? m?en fous, j?irai me donner. ??T?as donc peur? ??J?ai peur et puis je trouve ?a con, si tu veux mon avis, j? m?en fous des Allemands moi, ils m?ont rien fait? ??Tais-toi, que je lui dis, ils sont peut-?tre ? nous ?couter? ? J?avais comme envie d??tre poli avec les Allemands. J?aurais bien voulu qu?il m?explique celui-l? pendant qu?il y ?tait, ce r?serviste, pourquoi j avais pas de courage non plus moi, pour faire la guerre, comme tous les autres? Mais il n?expliquait rien, il r?p?tait seulement qu?il en avait marre. Il me raconta alors la d?bandade de son r?giment, la veille, au petit jour, ? cause des chasseurs ? pied de chez nous, qui par erreur avaient ouvert le feu sur sa compagnie ? travers champs. On les avait pas attendus ? ce moment-l?. Ils ?taient arriv?s trop t?t de trois heures sur l?heure pr?vue. Alors les chasseurs, fatigu?s, surpris, les avaient cribl?s. Je connaissais l?air, on me l?avait jou?. ? Moi, tu parles, si j?en ai profit?! qu?il ajoutait. ?Robinson, que je me suis dit!?? C?est mon nom Robinson!.. Robinson L?on!?? C?est maintenant ou jamais qu?il faut que tu les mettes?, que je me suis dit!.. Pas vrai? J?ai donc pris par le long d?un petit bois et puis l?, figure?toi, que j?ai rencontr? notre capitaine? Il ?tait appuy? ? un arbre, bien amoch? le piston!.. En train de crever qu?il ?tait? Il se tenait la culotte ? deux mains, ? cracher? Il saignait de partout en roulant des yeux? Y avait personne avec lui. Il avait son compte? ?Maman! maman!? qu?il pleurnichait tout en crevant et en pissant du sang aussi? ? ?Finis ?a! que je lui dis. Maman! Elle t?emmerde!?? Comme ?a, dis donc, en passant!.. Sur le coin de la gueule!.. Tu parles si ?a a d? le faire jouir la vache!.. Hein, vieux!.. C?est pas souvent, hein, qu?on peut lui dire ce qu?on pense, au capitaine? Faut en profiter. C?est rare!.. Et pour foutre le camp plus vite, j?ai laiss? tomber le barda et puis les armes aussi? Dans une mare ? canards qui ?tait l? ? c?t? Figure-toi que moi, comme tu me vois, j?ai envie de tuer personne, j?ai pas appris? J?aimais d?j? pas les histoires de bagarre, d?j? en temps de paix? Je m?en allais? Alors tu te rends compte?.. Dans le civil, j?ai essay? d?aller en usine r?guli?rement? J??tais m?me un peu graveur, mais j?aimais pas ?a, ? cause des disputes, j?aimais mieux vendre les journaux du soir et dans un quartier tranquille o? j??tais connu, autour de la Banque de France? Place des Victoires si tu veux savoir? Rue des Petits-Champs? C??tait mon lot? J? d?passais jamais la rue du Louvre et le Palais-Royal d?un c?t?, tu vois d?ici? Je faisais le matin des commissions pour les commer?ants? Une livraison l?apr?s-midi de temps en temps, je bricolais quoi? Un peu manCuvre? Mais je veux pas d?armes moi!.. Si les Allemands te voient avec des armes, hein? T?es bon! Tandis que quand t?es en fantaisie, comme moi maintenant? Rien dans les mains? Rien dans les poches? Ils sentent qu?ils auront moins de mal ? te faire prisonnier, tu comprends? Ils savent ? qui ils ont affaire? Si on pouvait arriver ? poil aux Allemands, c?est ?a qui vaudrait encore mieux? Comme un cheval! Alors ils pourraient pas savoir de quelle arm?e qu?on est?.. ??C?est vrai ?a! ? Je me rendais compte que l??ge c?est quelque chose pour les id?es. ?a rend pratique. ? C?est l? qu?ils sont, hein? ??Nous fixions et nous estimions ensemble nos chances et cherchions notre avenir comme aux cartes dans le grand plan lumineux que nous offrait la ville en silence. ? On y va? ? Il s?agissait de passer la ligne du chemin de fer d?abord. S?il y avait des sentinelles, on serait vis?s. Peut-?tre pas. Fallait voir. Passer au-dessus ou en dessous par le tunnel. ? Faut nous d?p?cher, qu?a ajout? ce Robinson? C?est la nuit qu?il faut faire ?a, le jour, il y a plus d?amis, tout le monde travaille pour la galerie, le jour, tu vois, m?me ? la guerre c?est la foire? Tu prends ton canard avec toi? ? J?emmenai le canard. Prudence pour filer plus vite si on ?tait mal accueillis. Nous parv?nmes au passage ? niveau, lev?s ses grands bras rouge et blanc. J?en avais jamais vu non plus des barri?res de cette forme-l?. Y en avait pas des comme ?a aux environs de Paris. ? Tu crois qu?ils sont d?j? entr?s dans la ville, toi? ??C?est s?r! qu?il a dit? Avance toujours!.. ? On ?tait ? pr?sent forc?s d??tre aussi braves que des braves, ? cause du cheval qui avan?ait tranquillement derri?re nous, comme s?il nous poussait avec son bruit, on n?entendait que lui. Toc! et toc! avec ses fers. Il cognait en plein dans l??cho, comme si de rien n??tait. Ce Robinson comptait donc sur la nuit pour nous sortir de l??.. On allait au pas tous les deux au milieu de la rue vide, sans ruse du tout, au pas cadenc? encore, comme ? l?exercice. Il avait raison, Robinson, le jour ?tait impitoyable, de la terre au ciel. Tels que nous allions sur la chauss?e, on devait avoir l?air bien inoffensifs tous les deux toujours, bien na?fs m?me, comme si l?on rentrait de permission. ??T?as entendu dire que le I hussards a ?t? fait prisonnier tout entier?.. dans Lille?.. Ils sont entr?s comme ?a, qu?on a dit, ils savaient pas, hein! le colonel devant? Dans une rue principale mon ami! ?a s?est referm? Par-devant? Par-derri?re? Des Allemands partout!.. Aux fen?tres!.. Partout? ?a y ?tait? Comme des rats qu?ils ?taient faits!.. Comme des rats! Tu parles d?un filon!.. ??Ah! les vaches!.. ??Ah dis donc! Ah dis donc!.. ??On n?en revenait pas nous autres de cette admirable capture, si nette, si d?finitive? On en bavait. Les boutiques portaient toutes leurs volets clos, les pavillons d?habitation aussi, avec leur petit jardin par-devant, tout ?a bien propre. Mais apr?s la Poste on a vu que l?un de ces pavillons, un peu plus blanc que les autres, brillait de toutes ses lumi?res ? toutes les fen?tres, au premier comme ? l?entresol. On a ?t? sonner ? la porte. Notre cheval toujours derri?re nous. Un homme ?pais et barbu nous ouvrit. ??Je suis le Maire de Noirceur ? qu?il a annonc? tout de suite, sans qu?on lui demande ? et j?attends les Allemands! ??Et il est sorti au clair de lune pour nous reconna?tre le Maire. Quand il s?aper?ut que nous n??tions pas des Allemands nous, mais encore bien des Fran?ais, il ne fut plus si solennel, cordial seulement. Et puis g?n? aussi. ?videmment, il ne nous attendait plus, nous venions un peu en travers des dispositions qu?il avait d? prendre, des r?solutions arr?t?es. Les Allemands devaient entrer ? Noirceur cette nuit-l?, il ?tait pr?venu et il avait tout r?gl? avec la Pr?fecture, leur colonel ici, leur ambulance l?-bas, etc. Et s?ils entraient ? pr?sent? Nous ?tant l?? ?a ferait s?rement des histoires! ?a cr?erait s?rement des complications? Cela il ne nous le dit pas nettement, mais on voyait bien qu?il y pensait. Alors il se mit ? nous parler de l?int?r?t g?n?ral, dans la nuit, l?, dans le silence o? nous ?tions perdus. Rien que de l?int?r?t g?n?ral? Des biens mat?riels de la communaut? Du patrimoine artistique de Noirceur, confi? ? sa charge, charge sacr?e, s?il en ?tait une? De l??glise du XV si?cle notamment? S?ils allaient la br?ler l??glise du XV ? Comme celle de Cond?-sur-Yser ? c?t?! Hein?.. Par simple mauvaise humeur? Par d?pit de nous trouver l? nous? Il nous fit ressentir toute la responsabilit? que nous encourions? Inconscients jeunes soldats que nous ?tions!.. Les Allemands n?aimaient pas les villes louches o? r?daient encore des militaires ennemis. C??tait bien connu. Pendant qu?il nous parlait ainsi ? mi-voix, sa femme et ses deux filles, grosses et app?tissantes blondes, l?approuvaient fort, de-ci, de-l?, d?un mot? On nous rejetait, en somme. Entre nous, flottaient les valeurs sentimentales et arch?ologiques, soudain fort vives, puisqu?il n?y avait plus personne ? Noirceur dans la nuit pour les contester? Patriotiques, morales, pouss?es par des mots, fant?mes qu?il essayait de rattraper, le Maire, mais qui s?estompaient aussit?t vaincus par notre peur et notre ?go?sme ? nous et aussi par la v?rit? pure et simple. Il s??puisait en de touchants efforts, le Maire de Noirceur, ardent ? nous persuader que notre Devoir ?tait bien de foutre le camp tout de suite ? tous, les diables, moins brutal certes mais tout aussi d?cid? dans son genre que notre commandant Pin?on. De certain, il n?y avait ? opposer d?cid?ment ? tous ces puissants que notre petit d?sir, ? nous deux, de ne pas mourir et de ne pas br?ler. C??tait peu, surtout que ces choses-l? ne peuvent pas se d?clarer pendant la guerre. Nous retourn?mes donc vers d?autres rues vides. D?cid?ment tous les gens que j?avais rencontr?s pendant cette nuit-l? m?avaient montr? leur ?me. ? C?est bien ma chance! qu?il remarqua Robinson comme on s?en allait. Tu vois. si seulement t?avais ?t? un Allemand toi, comme t?es un bon gars aussi, tu m?aurais fait prisonnier et ?a aurait ?t? une bonne chose de faite? On a du mal ? se d?barrasser de soi-m?me en guerre! ??Et toi, que je lui ai dit, si t?avais ?t? un Allemand, tu m?aurais pas fait prisonnier aussi? T?aurais peut-?tre alors eu leur m?daille militaire! Elle doit s?appeler d?un dr?le de mot en allemand leur m?daille militaire, hein? ? Comme il ne se trouvait toujours personne sur notre chemin ? vouloir de nous comme prisonniers, nous fin?mes par aller nous asseoir sur un banc dans un petit square et on a mang? alors la bo?te de thon que Robinson L?on promenait et r?chauffait dans sa poche depuis le matin. Tr?s au loin, on entendait du canon ? pr?sent, mais vraiment tr?s loin. S?ils avaient pu rester chacun de leur c?t?, les ennemis, et nous laisser l? tranquilles! Apr?s ?a, c?est un quai qu?on a suivi; et le long des p?niches ? moiti? d?charg?es, dans l?eau, ? longs jets, on a urin?. On emmenait toujours le cheval ? la bride, derri?re nous, comme un tr?s gros chien, mais pr?s du Pont, dans la maison du Pasteur, ? une seule pi?ce, sur un matelas aussi, ?tait ?tendu encore un mort, tout seul, un Fran?ais, commandant de chasseurs ? cheval qui ressemblait d?ailleurs un peu ? ce Robinson, comme t?te. ? Tu parles qu?il est vilain! que me fit remarquer Robinson. Moi j?aime pas les morts? ??Le plus curieux, que je lui r?pondis, c?est qu?il te ressemble un peu. Il a un long nez comme le tien et toi t?es pas beaucoup moins jeune que lui? ??Ce que tu vois, c?est par la fatigue, forc?ment qu?on se ressemble un peu tous, mais si tu m?avais vu avant? Quand je faisais de la bicyclette tous les dimanches!.. J??tais beau gosse! J?avais des mollets, mon vieux! Du sport, tu sais! Et ?a d?veloppe les cuisses aussi? ? On est ressortis, l?allumette qu?on avait prise pour le regarder s??tait ?teinte. ? Tu vois, c?est trop tard, tu vois!.. ? Une longue raie grise et verte soulignait d?j? au loin la cr?te du coteau, ? la limite de la ville, dans la nuit; le Jour! Un de plus! Un de moins! Il faudrait essayer de passer ? travers celui-l? encore comme ? travers les autres, devenus des esp?ces de cerceaux de plus en plus ?troits, les jours, et tout remplis avec des trajectoires et des ?clats de mitraille. ? Tu reviendras pas par ici toi, dis, la nuit prochaine? qu?il demanda en me quittant. ??Il n?y a pas de nuit prochaine, mon vieux!.. Tu te prends donc pour un g?n?ral! ??J? pense plus ? rien, moi, qu?il a fait, pour finir? ? rien, t?entends!.. J? pense qu?? pas crever? ?a suffit? J? me dis qu?un jour de gagn?, c?est toujours un jour de plus! ??T?as raison? Au revoir, vieux, et bonne chance!.. ??Bonne chance ? toi aussi! Peut-?tre qu?on se reverra! ? On est retourn?s chacun dans la guerre. Et puis il s?est pass? des choses et encore des choses, qu?il est pas facile de raconter ? pr?sent, ? cause que ceux d?aujourd?hui ne les comprendraient d?j? plus. Pour ?tre bien vus et consid?r?s, il a fallu se d?p?cher dare-dare de devenir bien copains avec les civils parce qu?eux, ? l?arri?re, ils devenaient ? mesure que la guerre avan?ait, de plus en plus vicieux. Tout de suite j?ai compris ?a en rentrant ? Paris et aussi que leurs femmes avaient le feu au derri?re, et les vieux des gueules grandes comme ?a, et les mains partout, aux culs, aux poches. On h?ritait des combattants ? l?arri?re, on avait vite appris la gloire et les bonnes fa?ons de la supporter courageusement et sans douleur. Les m?res, tant?t infirmi?res, tant?t martyres, ne quittaient plus leurs longs voiles sombres, non plus que le petit dipl?me que le Ministre leur faisait remettre ? temps par l?employ? de la Mairie. En somme, les choses s?organisaient. Pendant des fun?railles soign?es on est bien tristes aussi, mais on pense quand m?me ? l?h?ritage, aux vacances prochaines, ? la veuve qui est mignonne, et qui a du temp?rament, dit-on, et ? vivre encore, soi-m?me, par contraste, bien longtemps, ? ne crever jamais peut-?tre? Qui sait? Quand on suit ainsi l?enterrement, tous les gens vous envoient des grands coups de chapeau. ?a fait plaisir. C?est le moment alors de bien se tenir, d?avoir l?air convenable, de ne pas rigoler tout haut, de se r?jouir seulement en dedans. C?est permis. Tout est permis en dedans. Dans le temps de la guerre, au lieu de danser ? l?entresol, on dansait dans la cave. Les combattants le tol?raient et mieux encore, ils aimaient ?a. Ils en demandaient d?s qu?ils arrivaient et personne ne trouvait ces fa?ons louches. Y a que la bravoure au fond qui est louche. ?tre brave avec son corps? Demandez alors ? l?asticot aussi d??tre brave, il est rose et p?le et mou, tout comme nous. Pour ma part, je n?avais plus ? me plaindre. J??tais m?me en train de m?affranchir par la m?daille militaire que j?avais gagn?e, la blessure et tout. En convalescence, on me l?avait apport?e la m?daille, ? l?h?pital m?me. Et le m?me jour, je m?en fus au th??tre, la montrer aux civils pendant les entractes. Grand effet. C??tait les premi?res m?dailles qu?on voyait dans Paris. Une affaire! C?est m?me ? cette occasion, qu?au foyer de l?Op?ra-Comique, j?ai rencontr? la petite Lola d?Am?rique et c?est ? cause d?elle que je me suis tout ? fait dessal?. Il existe comme ?a certaines dates qui comptent parmi tant de mois o? on aurait tr?s bien pu se passer de vivre. Ce jour de la m?daille ? l?Op?ra-Comique fut dans la mienne, d?cisif. ? cause d?elle, de Lola, je suis devenu tout curieux des ?tats-Unis, ? cause des questions que je lui posais tout de suite et auxquelles elle ne r?pondait qu?? peine. Quand on est lanc? de la sorte dans les voyages, on revient quand on peut et comme on peut? Au moment dont je parle, tout le monde ? Paris voulait poss?der son petit uniforme. Il n?y avait gu?re que les neutres et les espions qui n?en avaient pas, et ceux-l? c??tait presque les m?mes. Lola avait le sien d?uniforme officiel et un vrai bien mignon, rehauss? de petites croix rouges partout, sur les manches, sur son menu bonnet de police, coquinement pos? de travers toujours sur ses cheveux ondul?s. Elle ?tait venue nous aider ? sauver la France, confiait?elle au Directeur de l?h?tel, dans la mesure de ses faibles forces, mais avec tout son cCur! Nous nous compr?mes tout de suite, mais pas compl?tement toutefois, parce que les ?lans du cCur m??taient devenus tout ? fait d?sagr?ables. Je pr?f?rais ceux du corps, tout simplement. Il faut s?en m?fier ?norm?ment du cCur, on me l?avait appris et comment! ??la guerre. Et je n??tais pas pr?s de l?oublier. Le cCur de Lola ?tait tendre, faible et enthousiaste. Le corps ?tait gentil, tr?s aimable, et il fallut bien que je la prisse dans son ensemble comme elle ?tait. C??tait une gentille fille apr?s tout Lola, seulement, il y avait la guerre entre nous, cette foutue ?norme rage qui poussait la moiti? des humains, aimants ou non, ? envoyer l?autre moiti? vers l?abattoir. Alors ?a g?nait dans les relations, forc?ment, une manie comme celle-l?. Pour moi qui tirais sur ma convalescence tant que je pouvais et qui ne tenais pas du tout ? reprendre mon tour au cimeti?re ardent des batailles, le ridicule de notre massacre m?apparaissait, clinquant, ? chaque pas que je faisais dans la ville. Une roublardise immense s??talait partout. Cependant j?avais peu de chances d?y ?chapper, je n?avais aucune des relations indispensables pour s?en tirer. Je ne connaissais que des pauvres, c?est-?-dire des gens dont la mort n?int?resse personne. Quant ? Lola, il ne fallait pas compter sur elle pour m?embusquer. Infirmi?re comme elle ?tait, on ne pouvait r?ver, sauf Ortolan peut-?tre, d?un ?tre plus combatif que cette enfant charmante. Avant d?avoir travers? la fricass?e boueuse des h?ro?smes, son petit air Jeanne d?Arc m?aurait peut-?tre excit?, converti, mais ? pr?sent, depuis mon enr?lement de la place Clichy, j??tais devenu devant tout h?ro?sme verbal ou r?el, phobiquement r?barbatif. J??tais gu?ri, bien gu?ri. Pour la commodit? des dames du Corps exp?ditionnaire am?ricain, le groupe des infirmi?res dont Lola faisait partie logeait ? l?h?tel Paritz et pour lui rendre, ? elle particuli?rement, les choses encore plus aimables, il lui fut confi? (elle avait des relations) dans l?h?tel m?me, la Direction d?un service sp?cial, celui des beignets aux pommes pour les h?pitaux de Paris. Il s?en distribuait ainsi chaque matin des milliers de douzaines. Lola remplissait cette fonction b?nigne avec un certain petit z?le qui devait d?ailleurs un peu plus tard tourner tout ? fait mal. Lola, il faut le dire, n?avait jamais confectionn? de beignets de sa vie. Elle embaucha donc un certain nombre de cuisini?res mercenaires, et les beignets furent, apr?s quelques essais, pr?ts ? ?tre livr?s ponctuellement juteux, dor?s et sucr?s ? ravir. Lola n?avait plus en somme qu?? les go?ter avant qu?on les exp?di?t dans les divers services hospitaliers. Chaque matin Lola se levait d?s dix heures et descendait, ayant pris son bain, vers les cuisines situ?es profond?ment aupr?s des caves. Cela, chaque matin, je le dis, et seulement v?tue d?un kimono japonais noir et jaune qu?un ami de San Francisco lui avait offert la veille de son d?part. Tout marchait parfaitement en somme et nous ?tions bien en train de gagner la guerre, quand certain beau jour, ? l?heure du d?jeuner, je la trouvai boulevers?e, se refusant ? toucher un seul plat du repas. L?appr?hension d?un malheur arriv?, d?une maladie soudaine me gagna. Je la suppliai de se fier ? mon affection vigilante. D?avoir go?t? ponctuellement les beignets pendant tout un mois, Lola avait grossi de deux bonnes livres! Son petit ceinturon t?moignait d?ailleurs, par un cran, du d?sastre. Vinrent les larmes. Essayant de la consoler, de mon mieux, nous parcour?mes, sous le coup de l??motion, en taxi, plusieurs pharmaciens, tr?s diversement situ?s. Par hasard, implacables, toutes les balances confirm?rent que les deux livres ?taient bel et bien acquises, ind?niables. Je sugg?rai alors qu?elle abandonne son service ? une coll?gue qui, elle, au contraire, recherchait des ? avantages ?. Lola ne voulut rien entendre de ce compromis qu?elle consid?rait comme une honte et une v?ritable petite d?sertion dans son genre. C?est m?me ? cette occasion qu?elle m?apprit que son arri?re-grand-oncle avait fait, lui aussi, partie de l??quipage ? tout jamais glorieux du Mayflower d?barqu? ? Boston en 1677, et qu?en consid?ration d?une pareille m?moire, elle ne pouvait songer ? se d?rober, elle, au devoir des beignets, modeste certes, mais sacr? quand m?me. Toujours est-il que de ce jour, elle ne go?tait plus les beignets que du bout des dents, qu?elle poss?dait d?ailleurs toutes bien rang?es et mignonnes. Cette angoisse de grossir ?tait arriv?e ? lui g?ter tout plaisir. Elle d?p?rit. Elle eut en peu de temps aussi peur des beignets que moi des obus. Le plus souvent ? pr?sent, nous allions nous promener par hygi?ne de long en large, ? cause des beignets, sur les quais, sur les boulevards, mais nous n?entrions plus au Napolitain, ? cause des glaces qui font, elles aussi, engraisser les dames. Jamais je n?avais rien r?v? d?aussi confortablement habitable que sa chambre, toute bleu p?le, avec une salle de bains ? c?t?. Des photos de ses amis, partout, des d?dicaces, peu de femmes, beaucoup d?hommes, de beaux gar?ons, bruns et fris?s, son genre, elle me parlait de la couleur de leurs yeux, et puis de ces d?dicaces tendres, solennelles, et toutes, d?finitives. Au d?but, pour la politesse, ?a me g?nait, au milieu de toutes ces effigies, et puis on s?habitue. D?s que je cessais de l?embrasser, elle y revenait, je n?y coupais pas, sur les sujets de la guerre ou des beignets. La France tenait de la place dans nos conversations. Pour Lola, la France demeurait une esp?ce d?entit? chevaleresque, aux contours peu d?finis dans l?espace et le temps, mais en ce moment dangereusement bless?e et ? cause de cela m?me tr?s excitante. Moi, quand on me parlait de la France, je pensais irr?sistiblement ? mes tripes, alors forc?ment, j??tais beaucoup plus r?serv? pour ce qui concernait l?enthousiasme. Chacun sa terreur. Cependant, comme elle ?tait complaisante au sexe, je l??coutais sans jamais la contredire. Mais question d??me, je ne la contentais gu?re. C?est tout vibrant, tout rayonnant qu?elle m?aurait voulu et moi, de mon c?t?, je ne concevais pas du tout pourquoi j?aurais ?t? dans cet ?tat-l?, sublime, je voyais au contraire mille raisons, toutes irr?futables, pour demeurer d?humeur exactement contraire. Lola, apr?s tout, ne faisait que divaguer de bonheur et d?optimisme, comme tous les gens qui sont du bon c?t? de la vie, celui des privil?ges, de la sant?, de la s?curit? et qui en ont encore pour longtemps ? vivre. Elle me tracassait avec les choses de l??me, elle en avait plein la bouche. L??me, c?est la vanit? et le plaisir du corps tant qu?il est bien portant, mais c?est aussi l?envie d?en sortir du corps d?s qu?il est malade ou que les choses tournent mal. On prend des deux poses celle qui vous sert le plus agr?ablement dans le moment et voil? tout! Tant qu?on peut choisir entre les deux, ?a va. Mais moi, je ne pouvais plus choisir, mon jeu ?tait fait! J??tais dans la v?rit? jusqu?au trognon, et m?me que ma propre mort me suivait pour ainsi dire pas ? pas. J?avais bien du mal ? penser ? autre chose qu?? mon destin d?assassin? en sursis, que tout le monde d?ailleurs trouvait pour moi tout ? fait normal. Cette esp?ce d?agonie diff?r?e, lucide, bien portante, pendant laquelle il est impossible de comprendre autre chose que des v?rit?s absolues, il faut l?avoir endur?e pour savoir ? jamais ce qu?on dit. Ma conclusion c??tait que les Allemands pouvaient arriver ici, massacrer, saccager, incendier tout, l?h?tel, les beignets, Lola, les Tuileries, les Ministres, leurs petits amis, la Coupole, le Louvre, les Grands Magasins, fondre sur la ville, y foutre le tonnerre de Dieu, le feu de l?enfer, dans cette foire pourrie ? laquelle on ne pouvait vraiment plus rien ajouter de plus sordide, et que moi, je n?avais cependant vraiment rien ? perdre, rien, et tout ? gagner. On ne perd pas grand-chose quand br?le la maison du propri?taire. Il en viendra toujours un autre, si ce n?est pas toujours le m?me, Allemand ou Fran?ais, ou Anglais ou Chinois, pour pr?senter, n?est-ce pas, sa quittance ? l?occasion? En marks ou francs? Du moment qu?il faut payer? En somme, il ?tait salement mauvais, le moral. Si je lui avais dit ce que je pensais de la guerre, ? Lola, elle m?aurait pris pour un monstre tout simplement, et chass? des derni?res douceurs de son intimit?. Je m?en gardais donc bien, de lui faire ces aveux. J??prouvais, d?autre part, quelques difficult?s et rivalit?s encore. Certains officiers essayaient de me la souffler, Lola. Leur concurrence ?tait redoutable, arm?s qu?ils ?taient eux, des s?ductions de leur L?gion d?honneur. Or, on se mit ? en parler beaucoup de cette fameuse L?gion d?honneur dans les journaux am?ricains. Je crois m?me qu?? deux ou trois reprises o? je fus cocu, nos relations eussent ?t? tr?s menac?es, si au m?me moment cette frivole ne m?avait d?couvert soudain une utilit? sup?rieure, celle qui consistait ? go?ter chaque matin les beignets ? sa place. Cette sp?cialisation de la derni?re minute me sauva. De ma part, elle accepta le remplacement. N??tais-je pas moi aussi un valeureux combattant, donc digne de cette fonction de confiance! D?s lors, nous ne f?mes plus seulement amants mais associ?s. Ainsi d?but?rent les temps modernes. Son corps ?tait pour moi une joie qui n?en finissait pas. Je n?en avais jamais assez de le parcourir ce corps am?ricain. J??tais ? vrai dire un sacr? cochon. Je le demeurai. Je me formai m?me ? cette conviction bien agr?able et renfor?atrice qu?un pays apte ? produire des corps aussi audacieux dans leur gr?ce et d?une envol?e spirituelle aussi tentante devait offrir bien d?autres r?v?lations capitales au sens biologique il s?entend. Je d?cidai, ? force de peloter Lola, d?entreprendre t?t ou tard le voyage aux ?tats-Unis, comme un v?ritable p?lerinage et cela d?s que possible. Je n?eus en effet de cesse et de repos (? travers une vie pourtant implacablement contraire et tracass?e) avant d?avoir men? ? bien cette profonde aventure, mystiquement anatomique. Je re?us ainsi tout pr?s du derri?re de Lola le message d?un nouveau monde. Elle n?avait pas qu?un corps Lola, entendons-nous, elle ?tait orn?e aussi d?une t?te menue, mignonne et un peu cruelle ? cause des yeux bleu grisaille qui lui remontaient d?un tantinet vers les angles, tels ceux des chats sauvages. Rien que la regarder en face, me faisait venir l?eau ? la bouche comme par un petit go?t de vin sec, de silex. Des yeux durs en r?sum?, et point anim?s par cette gentille vivacit? commerciale, orientalo-fragonarde qu?ont presque tous les yeux de par ici. Nous nous retrouvions le plus souvent dans un caf? d?? c?t?. Les bless?s de plus en plus nombreux clopinaient ? travers les rues, souvent d?braill?s. ? leur b?n?fice il s?organisait des qu?tes, ? Journ?es ? pour ceux-ci, pour ceux-l?, et surtout pour les organisateurs des ? Journ?es ?. Mentir, baiser, mourir. Il venait d??tre d?fendu d?entreprendre autre chose. On mentait avec rage au-del? de l?imaginaire, bien au-del? du ridicule et de l?absurde, dans les journaux, sur les affiches, ? pied, ? cheval, en voiture. Tout le monde s?y ?tait mis. C?est ? qui mentirait plus ?norm?ment que l?autre. Bient?t, il n?y eut plus de v?rit? dans la ville. Le peu qu?on y trouvait en 1914, on en ?tait honteux ? pr?sent. Tout ce qu?on touchait ?tait truqu?, le sucre, les avions, les sandales, les confitures, les photos; tout ce qu?on lisait, avalait, su?ait, admirait, proclamait, r?futait, d?fendait, tout cela n??tait que fant?mes haineux, truquages et mascarades. Les tra?tres eux-m?mes ?taient faux. Le d?lire de mentir et de croire s?attrape comme la gale. La petite Lola ne connaissait du fran?ais que quelques phrases mais elles ?taient patriotiques: ??On les aura!.. ?, ? Madelon, viens!.. ??C??tait ? pleurer. Elle se penchait ainsi sur notre mort avec ent?tement, impudeur, comme toutes les femmes d?ailleurs, d?s que la mode d??tre courageuse pour les autres est venue. Et moi qui pr?cis?ment me d?couvrais tant de go?t pour toutes les choses qui m??loignaient de la guerre! Je lui demandai ? plusieurs reprises des renseignements sur son Am?rique ? Lola, mais elle ne me r?pondait alors que par des commentaires tout ? fait vagues, pr?tentieux et manifestement incertains, tendant ? faire sur mon esprit une brillante impression. Mais, je me m?fiais des impressions ? pr?sent. On m?avait poss?d? une fois ? l?impression, on ne m?aurait plus au boniment. Personne. Je croyais ? son corps, je ne croyais pas ? son esprit. Je la consid?rais comme une charmante embusqu?e, la Lola, ? l?envers de la guerre, ? l?envers de la vie. Elle traversait mon angoisse avec la mentalit? du Petit Journal: Pompon, Fanfare, ma Lorraine et gants blancs? En attendant je lui faisais des politesses de plus en plus fr?quentes, parce que je lui avais assur? que ?a la ferait maigrir. Mais elle comptait plut?t sur nos longues promenades pour y parvenir. Je les d?testais, quant ? moi, les longues promenades. Mais elle insistait. Nous fr?quentions ainsi tr?s sportivement le Bois de Boulogne, pendant quelques heures, chaque apr?s-midi, le ? Tour des Lacs ?. La nature est une chose effrayante et m?me quand elle est fermement domestiqu?e, comme au Bois, elle donne encore une sorte d?angoisse aux v?ritables citadins. Ils se livrent alors assez facilement aux confidences. Rien ne vaut le Bois de Boulogne, tout humide, grillag?, graisseux et pel? qu?il est, pour faire affluer les souvenirs, incoercibles, chez les gens des villes en promenade entre les arbres. Lola n??chappait pas ? cette m?lancolique et confidente inqui?tude. Elle me raconta mille choses ? peu pr?s sinc?res, en nous promenant ainsi, sur sa vie de New York, sur ses petites amies de l?-bas. Je n?arrivais pas ? d?m?ler tout ? fait le vraisemblable, dans cette trame compliqu?e de dollars, de fian?ailles, de divorces, d?achats de robes et de bijoux dont son existence me paraissait combl?e. Nous all?mes ce jour?l? vers le champ de courses. On rencontrait encore dans ces parages des fiacres nombreux et des enfants sur des ?nes, et d?autres enfants ? faire de la poussi?re et des autos bond?es de permissionnaires qui n?arr?taient pas de chercher en vitesse des femmes vacantes par les petites all?es, entre deux trains, soulevant plus de poussi?re encore, press?s d?aller d?ner et de faire l?amour, agit?s et visqueux, aux aguets, tracass?s par l?heure implacable et le d?sir de vie. Ils en transpiraient de passion et de chaleur aussi. Le Bois ?tait moins bien tenu qu?? l?habitude, n?glig?, administrativement en suspens. ? Cet endroit devait ?tre bien joli avant la guerre?.. remarquait Lola. ?l?gant?.. Racontez-moi, Ferdinand!.. Les courses ici?.. ?tait-ce comme chez nous ? New York?.. ? ? vrai dire, je n?y ?tais jamais all?, moi, aux courses avant la guerre, mais j?inventais instantan?ment pour la distraire cent d?tails color?s sur ce sujet, ? l?aide des r?cits qu?on m?en avait faits, ? droite et ? gauche. Les robes? Les ?l?gantes? Les coup?s ?tincelants? Le d?part? Les trompes all?gres et volontaires? Le saut de la rivi?re? Le Pr?sident de la R?publique? La fi?vre ondulante des enjeux, etc. Elle lui plut si fort ma description id?ale que ce r?cit nous rapprocha. ? partir de ce moment, elle crut avoir d?couvert Lola que nous avions au moins un go?t en commun, chez moi bien dissimul?, celui des solennit?s mondaines. Elle m?en embrassa m?me spontan?ment d??motion, ce qui lui arrivait rarement, je dois le dire. Et puis la m?lancolie des choses ? la mode r?volues la touchait. Chacun pleure ? sa fa?on le temps qui passe. Lola c??tait par les modes mortes qu?elle s?apercevait de la fuite des ann?es. ? Ferdinand, demanda-t-elle, croyez-vous qu?il y en aura encore des courses dans ce champ-l?? ??Quand la guerre sera finie, sans doute, Lola? ??Cela n?est pas certain, n?est-ce pas?.. ??Non, pas certain? ? Cette possibilit? qu?il n?y e?t plus jamais de courses ? Longchamp la d?concertait. La tristesse du monde saisit les ?tres comme elle peut, mais ? les saisir elle semble parvenir presque toujours. ? Supposez qu?elle dure encore longtemps la guerre, Ferdinand, des ann?es par exemple? Alors il sera trop tard pour moi? Pour revenir ici? Me comprenez-vous Ferdinand?.. J?aime tant, vous savez, les jolis endroits comme ceux-ci? Bien mondains? Bien ?l?gants? Il sera trop tard? Pour toujours trop tard? Peut-?tre? Je serai vieille alors, Ferdinand. Quand elles reprendront les r?unions? Je serai vieille d?j?? Vous verrez Ferdinand, il sera trop tard? Je sens qu?il sera trop tard? ? Et la voil? retourn?e dans sa d?solation, comme pour les deux livres. Je lui donnai pour la rassurer toutes les esp?rances auxquelles je pouvais penser? Qu?elle n?avait en somme que vingt et trois ann?es? Que la guerre allait passer bien vite? Que les beaux jours reviendraient? Comme avant, plus beaux qu?avant. Pour elle au moins? Mignonne comme elle ?tait? Le temps perdu! Elle le rattraperait sans dommage!.. Les nommages? Les admirations, ne lui manqueraient pas de sit?t? Elle fit semblant de ne plus avoir de peine pour me faire plaisir. ? Il faut marcher encore? demandait-elle. ??Pour maigrir? ??Ah! c?est vrai, j?oubliais cela? ? Nous quitt?mes Longchamp, les enfants ?taient partis des alentours. Plus que de la poussi?re. Les permissionnaires pourchassaient encore le Bonheur, mais hors des futaies ? pr?sent, traqu? qu?il devait ?tre, le Bonheur, entre les terrasses de la Porte Maillot. Nous longions les berges vers Saint-Cloud, voil?es du halo dansant des brumes qui montent de l?automne. Pr?s du pont, quelques p?niches touchaient du nez les arches, durement enfonc?es dans l?eau par le charbon jusqu?au plat-bord. L?immense ?ventail de verdure du parc se d?ploie au-dessus des grilles. Ces arbres ont la douce ampleur et la force des grands r?ves. Seulement des arbres, je m?en m?fiais aussi depuis que j??tais pass? par leurs embuscades. Un mort derri?re chaque arbre. La grande all?e montait entre deux rang?es roses vers les fontaines. ? c?t? du kiosque la vieille dame aux sodas semblait lentement rassembler toutes les ombres du soir autour de sa jupe. Plus loin dans les chemins de c?t? flottaient les grands cubes et rectangles tendus de toiles sombres, les baraques d?une f?te que la guerre avait surprise l?, et combl?e soudain de silence. ? C?est voil? un an qu?ils sont partis d?j?! nous rappelait la vieille aux sodas. ? pr?sent, il n?y passe pas deux personnes par jour ici? J?y viens encore moi par l?habitude? On voyait tant de monde par ici!.. ? Elle n?avait rien compris la vieille au reste de ce qui s??tait pass?, rien que cela. Lola voulut que nous passions aupr?s de ces tentes vides, une dr?le d?envie triste qu?elle avait. Nous en compt?mes une vingtaine, des longues garnies de glaces, des petites, bien plus nombreuses, des confiseries foraines, des loteries, un petit th??tre m?me, tout travers? de courants d?air; entre chaque arbre il y en avait, partout, des baraques, l?une d?elles, vers la grande all?e, n?avait m?me plus ses rideaux, ?vent?e comme un vieux myst?re. Elles penchaient d?j? vers les feuilles et la boue les tentes. Nous nous arr?t?mes aupr?s de la derni?re, celle qui s?inclinait plus que les autres et tanguait sur ses poteaux, dans le vent, comme un bateau, voiles folles, pr?t ? rompre sa derni?re corde. Elle vacillait, sa toile du milieu secouait dans le vent montant, secouait vers le ciel, au-dessus du toit. Au fronton de la baraque on lisait son vieux nom en vert et rouge; c??tait la baraque d?un tir: Le Stand des Nations qu?il s?appelait. Plus personne pour le garder non plus. Il tirait peut-?tre avec les autres le propri?taire ? pr?sent, avec les clients. Comme les petites cibles dans la boutique en avaient re?u des balles! Toutes cribl?es de petits points blancs! Une noce pour la rigolade que ?a repr?sentait: au premier rang, en zinc, la mari?e avec ses fleurs, le cousin, le militaire, le promis, avec une grosse gueule rouge, et puis au deuxi?me rang des invit?s encore, qu?on avait d? tuer bien des fois quand elle marchait encore la f?te. ? Je suis s?re que vous devez bien tirer, vous Ferdinand? Si c??tait la f?te encore, je ferais un match avec vous!.. N?est-ce pas que vous tirez bien Ferdinand? ??Non, je ne tire pas tr?s bien? ? Au dernier rang derri?re la noce, un autre rang peinturlur?, la Mairie avec son drapeau. On devait tirer dans la Mairie aussi quand ?a fonctionnait, dans les fen?tres qui s?ouvraient alors d?un coup sec de sonnette, sur le petit drapeau en zinc m?me on tirait. Et puis sur le r?giment qui d?filait, en pente, ? c?t?, comme le mien, place Clichy, celui-ci entre les pipes et les petits ballons, sur tout ?a on avait tir? tant qu?on avait pu, ? pr?sent sur moi on tirait, hier, demain. ? Sur moi aussi qu?on tire Lola! que je ne pus m?emp?cher de lui crier. ??Venez! fit?elle alors? Vous dites des b?tises, Ferdinand, et nous allons attraper froid. ? Nous descend?mes vers Saint-Cloud par la grande all?e, la Royale, en ?vitant la boue, elle me tenait par la main, la sienne ?tait toute petite, mais je ne pouvais plus penser ? autre chose qu?? la noce en zinc du Stand de l?-haut qu?on avait laiss?e dans l?ombre de l?all?e. J?oubliais m?me de l?embrasser Lola, c??tait plus fort que moi. Je me sentais tout bizarre. C?est m?me ? partir de ce moment?l?, je crois, que ma t?te est devenue si difficile ? tranquilliser avec ses id?es dedans. Quand nous parv?nmes au pont de Saint-Cloud, il faisait tout ? fait sombre. ? Ferdinand, voulez-vous d?ner chez Duval? Vous aimez bien Duval, vous? Cela vous changerait les id?es? On y rencontre toujours beaucoup de monde? ? moins que vous ne pr?f?riez d?ner dans ma chambre? ??Elle ?tait bien pr?venante, en somme, ce soir-l?. Nous nous d?cid?mes finalement pour Duval. Mais ? peine ?tions-nous ? table que l?endroit me parut insens?. Tous ces gens assis en rangs autour de nous me donnaient l?impression d?attendre eux aussi que des balles les assaillent de partout pendant qu?ils bouffaient. ? Allez-vous-en tous! que je les ai pr?venus. Foutez le camp! on va tirer! Vous tuer! Nous tuer tous! ? On m?a ramen? ? l?h?tel de Lola, en vitesse. Je voyais partout la m?me chose. Tous les gens qui d?filaient dans les couloirs du Paritz semblaient aller se faire tirer et les employ?s derri?re la grande Caisse, eux aussi, tout juste faits pour ?a, et le type d?en bas m?me, du Paritz, avec son uniforme bleu comme le ciel et dor? comme le soleil, le concierge qu?on l?appelait, et puis des militaires, des officiers d?ambulants, des g?n?raux, moins beaux que lui bien s?r, mais en uniforme quand m?me, partout un tir immense, dont on ne sortirait pas, ni les uns ni les autres. Ce n??tait plus une rigolade. ? On va tirer! que je leur criais moi, du plus fort que je pouvais, au milieu du grand salon. On va tirer! Foutez donc le camp tous!.. ??Et puis par la fen?tre que j?ai cri? ?a aussi. ?a me tenait. Un vrai scandale. ??Pauvre soldat! ??qu?on disait. Le concierge m?a emmen? au bar bien doucement, par l?amabilit?. Il m?a fait boire et j?ai bien bu, et puis enfin les gendarmes sont venus me chercher, plus brutalement eux. Dans le Stand des Nations il y en avait aussi des gendarmes. Je les avais vus. Lola m?embrassa et les aida ? m?emmener avec leurs menottes. Alors je suis tomb? malade, fi?vreux, rendu fou, qu?ils ont expliqu? ? l?h?pital, par la peur. C??tait possible. La meilleure des choses ? faire, n?est-ce pas, quand on est dans ce monde, c?est d?en sortir? Fou ou pas, peur ou pas. ?a a fait des histoires. Les uns ont dit: ??Ce gar?on-l?, c?est un anarchiste, on va donc le fusiller, c?est le moment, et tout de suite, y a pas ? h?siter, faut pas lanterner, puisque c?est la guerre!.. ??Mais il y en avait d?autres, plus patients, qui voulaient que je soye seulement syphilitique et bien sinc?rement fol et qu?on m?enferme en cons?quence jusqu?? la paix, ou tout au moins pendant des mois, parce qu?eux les pas fous, qui avaient toute leur raison, qu?ils disaient, ils voulaient me soigner pendant qu?eux seulement ils feraient la guerre. ?a prouve que pour qu?on vous croye raisonnable, rien de tel que de poss?der un sacr? culot. Quand on a un bon culot, ?a suffit, presque tout alors vous est permis, absolument tout, on a la majorit? pour soi et c?est la majorit? qui d?cr?te de ce qui est fou et ce qui ne l?est pas. Cependant mon diagnostic demeurait tr?s douteux. Il fut donc d?cid? par les autorit?s de me mettre en observation pendant un temps. Ma petite amie Lola eut la permission de me rendre quelques visites, et ma m?re aussi. C??tait tout. Nous ?tions h?berg?s nous, les bless?s troubles, dans un lyc?e d?Issy-les-Moulineaux, organis? bien expr?s pour recevoir et traquer doucement ou fortement aux aveux, selon les cas, ces soldats dans mon genre dont l?id?al patriotique ?tait simplement compromis ou tout ? fait malade. On ne nous traitait pas absolument mal, mais on se sentait tout le temps, tout de m?me, guett? par un personnel d?infirmiers silencieux et dot?s d??normes oreilles. Apr?s quelque temps de soumission ? cette surveillance on sortait discr?tement pour s?en aller, soit vers l?asile d?ali?n?s, soit au front, soit encore assez souvent au poteau. Parmi les copains rassembl?s dans ces locaux louches, je me demandais toujours lequel ?tait en train, parlant bas au r?fectoire, de devenir un fant?me. Pr?s de la grille, ? l?entr?e, dans son petit pavillon, demeurait la concierge, celle qui nous vendait des sucres d?orge et des oranges et ce qu?il fallait en m?me temps pour se recoudre des boutons. Elle nous vendait encore en plus, du plaisir. Pour les sous?officiers, c??tait dix francs le plaisir. Tout le monde pouvait en avoir. Seulement en se m?fiant des confidences qu?on lui faisait trop ais?ment dans ces moments-l?. Elles pouvaient co?ter cher ces expansions. Ce qu?on lui confiait, elle le r?p?tait au m?decin-chef, scrupuleusement, et ?a vous passait au dossier pour le Conseil de guerre. Il semblait bien prouv? qu?elle avait ainsi fait fusiller, ? coups de confidences, un brigadier de Spahis qui n?avait pas vingt ans, plus un r?serviste du G?nie qui avait aval? des clous pour se donner mal ? l?estomac et puis encore un autre hyst?rique, celui qui lui avait racont? comment il pr?parait ses crises de paralysie au front? Moi, pour me t?ter, elle me proposa certain soir le livret d?un p?re de famille de six enfants, qu??tait mort qu?elle disait, et que ?a pouvait me servir, ? cause des affectations de l?arri?re. En somme, c??tait une vicieuse. Au lit par exemple, c??tait une superbe affaire et on y revenait et elle nous donnait bien de la joie. Pour une garce c?en ?tait une vraie. Faut ?a d?ailleurs pour faire bien jouir. Dans cette cuisine-l?, celle du derri?re, la coquinerie, apr?s tout, c?est comme le poivre dans une bonne sauce, c?est indispensable et ?a lie. Les b?timents du lyc?e s?ouvraient sur une tr?s ample terrasse, dor?e l??t?, au milieu des arbres, et d?o? se d?couvrait magnifiquement Paris, en sorte de glorieuse perspective. C??tait l? que le jeudi nos visiteurs nous attendaient et Lola parmi eux, venant m?apporter ponctuellement g?teaux, conseils et cigarettes. Nos m?decins nous les voyions chaque matin. Ils nous interrogeaient avec bienveillance, mais on ne savait jamais ce qu?ils pensaient au juste. Ils promenaient autour de nous, dans des mines toujours affables, notre condamnation ? mort. Beaucoup de malades parmi ceux qui ?taient l? en observation, parvenaient, plus ?motifs que les autres, dans cette ambiance doucereuse, ? un ?tat de telle exasp?ration qu?ils se levaient la nuit au lieu de dormir, arpentaient le dortoir de long en large, protestaient tout haut contre leur propre angoisse, crisp?s entre l?esp?rance et le d?sespoir, comme sur un pan tra?tre de montagne. Ils peinaient des jours et des jours ainsi et puis un soir ils se laissaient choir d?un coup tout en bas et allaient tout avouer de leur affaire au m?decin?chef. On ne les revoyait plus ceux-l?, jamais. Moi non plus, je n??tais pas tranquille. Mais quand on est faible ce qui donne de la force, c?est de d?pouiller les hommes qu?on redoute le plus, du moindre prestige qu?on a encore tendance ? leur pr?ter. Il faut s?apprendre ? les consid?rer tels qu?ils sont, pires qu?ils sont c?est-?-dire, ? tous les points de vue. ?a d?gage, ?a vous affranchit et vous d?fend au?del? de tout ce qu?on peut imaginer. ?a vous donne un autre vous-m?me. On est deux. Leurs actions, d?s lors, ne vous ont plus ce sale attrait mystique qui vous affaiblit et vous fait perdre du temps et leur com?die ne vous est alors nullement plus agr?able et plus utile ? votre progr?s intime que celle du plus bas cochon. ? c?t? de moi, voisin de lit, couchait un caporal, engag? volontaire aussi. Professeur avant le mois d?ao?t dans un lyc?e de Touraine, o? il enseignait, m?apprit-il, l?histoire et la g?ographie. Au bout de quelques mois de guerre, il s??tait r?v?l? voleur ce professeur, comme pas un. On ne pouvait plus l?emp?cher de d?rober au convoi de son r?giment des conserves, dans les four-gons de l?Intendance, aux r?serves de la Compagnie, et partout ailleurs o? il en trouvait. Avec nous autres il avait donc ?chou? l?, vague en instance de Conseil de guerre. Cependant, comme sa famille s?acharnait ? prouver que les obus l?avaient stup?fi?, d?moralis?, l?instruction diff?rait son jugement de mois en mois. Il ne me parlait pas beaucoup. Il passait des heures ? se peigner la barbe, mais quand il me parlait, c??tait presque toujours de la m?me chose, du moyen qu?il avait d?couvert pour ne plus faire d?enfants ? sa femme. ?tait-il fou vraiment? Quand le moment du monde ? l?envers est venu et que c?est ?tre fou que de demander pourquoi on vous assassine, il devient ?vident qu?on passe pour fou ? peu de frais. Encore faut-il que ?a prenne, mais quand il s?agit d??viter le grand ?cartelage il se fait dans certains cerveaux de magnifiques efforts d?imagination. Tout ce qui est int?ressant se passe dans l?ombre, d?cid?ment. On ne sait rien de la v?ritable histoire des hommes. Princhard, il s?appelait, ce professeur. Que pouvait-il bien avoir d?cid?, lui, pour sauver ses carotides, ses poumons et ses nerfs optiques? Voici la question essentielle, celle qu?il aurait fallu nous poser entre nous hommes pour demeurer strictement humains et pratiques. Mais nous ?tions loin de l?, titubants dans un id?al d?absurdit?s, gard?s par les poncifs belliqueux et insanes, rats enfum?s d?j?, nous tentions, en folie, de sortir du bateau de feu, mais n?avions aucun plan d?ensemble, aucune confiance les uns dans les autres. Ahuris par la guerre, nous ?tions devenus fous dans un autre genre: la peur. L?envers et l?endroit de la guerre. Il me marquait quand m?me, ? travers ce commun d?lire, une certaine sympathie, ce Princhard, tout en se m?fiant de moi, bien s?r. O? nous nous trouvions, ? l?enseigne o? tous nous ?tions log?s, il ne pouvait exister ni amiti?, ni confiance. Chacun laissait seulement entendre ce qu?il croyait ?tre favorable ? sa peau, puisque tout ou presque allait ?tre r?p?t? par les mouchards ? l?aff?t. De temps en temps, l?un d?entre nous disparaissait, c?est que son affaire ?tait constitu?e, qu?elle se terminerait au Conseil de guerre, ? Biribi ou au front et pour les mieux servis ? l?Asile de Clamart. D?autres guerriers douteux arrivaient encore, toujours, de toutes les armes, des tr?s jeunes et des presque vieux, avec la frousse ou bien cr?neurs, leurs femmes et leurs parents leur rendaient visite, leurs petits aussi, yeux ?carquill?s, le jeudi. Tout ce monde pleurait d?abondance, dans le parloir, sur le soir surtout. L?impuissance du monde dans la guerre venait pleurer l?, quand les femmes et les petits s?en allaient, par le couloir blafard de gaz, visites finies, en tra?nant les pieds. Un grand troupeau de pleurnicheurs ils formaient, rien que ?a, d?go?tants. Pour Lola, venir me voir dans cette sorte de prison, c??tait encore une aventure. Nous deux, nous ne pleurions pas. Nous n?avions nulle part, nous, o? prendre des larmes. ? Est-ce vrai que vous soyez r?ellement devenu fou, Ferdinand? me demande-t-elle un jeudi. ??Je le suis! avouai-je. ??Alors, ils vont vous soigner ici? ??On ne soigne pas la peur, Lola. ??Vous avez donc peur tant que ?a? ??Et plus que ?a encore, Lola, si peur, voyez-vous, que si je meurs de ma mort ? moi, plus tard, je ne veux surtout pas qu?on me br?le! Je voudrais qu?on me laisse en terre, pourrir au cimeti?re, tranquillement, l?, pr?t ? revivre peut-?tre? Sait-on jamais! Tandis que si on me br?lait en cendres, Lola, comprenez?vous, ?a serait fini, bien fini? Un squelette, malgr? tout, ?a ressemble encore un peu ? un homme? C?est toujours plus pr?t ? revivre que des cendres? Des cendres c?est fini!.. Qu?en dites-vous?.. Alors, n?est-ce pas, la guerre? ??Oh! Vous ?tes donc tout ? fait l?che, Ferdinand! Vous ?tes r?pugnant comme un rat? ??Oui, tout ? fait l?che, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu?il y a dedans? Je ne la d?plore pas moi? Je ne me r?signe pas moi? Je ne pleurniche pas dessus moi? Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu?elle contient, je ne veux rien avoir ? faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c?est eux qui ont tort, Lola, et c?est moi qui ai raison, parce que je suis le seul ? savoir ce que je veux: je ne veux plus mourir. ??Mais c?est impossible de refuser la guerre, Ferdinand! Il n?y a que les fous et les l?ches qui refusent la guerre quand leur Patrie est en danger? ??Alors vivent les fous et les l?ches! Ou plut?t survivent les fous et les l?ches! Vous souvenez?vous d?un seul nom par exemple, Lola, d?un de ces soldats tu?s pendant la guerre de Cent Ans?.. Avez-vous jamais cherch? ? en conna?tre un seul de ces noms?.. Non, n?est-ce pas?.. Vous n?avez jamais cherch?? Ils vous sont aussi anonymes, indiff?rents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papier devant nous, que votre crotte du matin? Voyez donc bien qu?ils sont morts pour rien, Lola! Pour absolument rien du tout, ces cr?tins! Je vous l?affirme! La preuve est faite! Il n?y a que la vie qui compte. Dans dix mille ans d?ici, je vous fais le pari que cette guerre, si remarquable qu?elle nous paraisse ? pr?sent, sera compl?tement oubli?e? ? peine si une douzaine d??rudits se chamailleront encore par-ci, par-l?, ? son occasion et ? propos des dates des principales h?catombes dont elle fut illustr?e? C?est tout ce que les hommes ont r?ussi jusqu?ici ? trouver de m?morable au sujet les uns des autres ? quelques si?cles, ? quelques ann?es et m?me ? quelques heures de distance? Je ne crois pas ? l?avenir, Lola? ? Lorsqu?elle d?couvrit ? quel point j??tais devenu fanfaron de mon honteux ?tat, elle cessa de me trouver pitoyable le moins du monde? M?prisable elle me jugea, d?finitivement. Elle r?solut de me quitter sur-le-champ. C?en ?tait trop. En la reconduisant jusqu?au portillon de notre hospice ce soir-l?, elle ne m?embrassa pas. D?cid?ment, il lui ?tait impossible d?admettre qu?un condamn? ? mort n?ait pas en m?me temps re?u la vocation. Quand je lui demandai des nouvelles de nos cr?pes, elle ne me r?pondit pas non plus. En rentrant ? la chambr?e je trouvai Princhard devant la fen?tre essayant des lunettes contre la lumi?re du gaz au milieu d?un cercle de soldats. C?est une id?e qui lui ?tait venue, nous expliqua-t-il, au bord de la mer, en vacances, et puisque c??tait l??t? ? pr?sent, il entendait les porter pendant la journ?e, dans le parc. Il ?tait immense ce parc et fort bien surveill? d?ailleurs par des escouades d?infirmiers alertes. Le lendemain donc Princhard insista pour que je l?accompagne jusqu?? la terrasse pour essayer les belles lunettes. L?apr?s-midi rutilait splendide sur Princhard, d?fendu par ses verres opaques; je remarquai qu?il avait le nez presque transparent aux narines et qu?il respirait avec pr?cipitation. ? Mon ami, me confia?t?il, le temps passe et ne travaille pas pour moi? Ma conscience est inaccessible aux remords, je suis lib?r?, Dieu merci! de ces timidit?s? Ce ne sont pas les crimes qui se comptent en ce monde? Il y a longtemps qu?on y a renonc? Ce sont les gaffes? Et je crois en avoir commis une? Tout ? fait irr?m?diable? ??En volant les conserves? ??Oui, j?avais cru cela malin, imaginez! Pour me faire soustraire ? la bataille et de cette fa?on, honteux, mais vivant encore, pour revenir en la paix comme on revient, ext?nu?, ? la surface de la mer apr?s un long plongeon? J?ai bien failli r?ussir? Mais la guerre dure d?cid?ment trop longtemps? On ne con?oit plus ? mesure qu?elle s?allonge d?individus suffisamment d?go?tants pour d?go?ter la Patrie? Elle s?est mise ? accepter tous les sacrifices, d?o? qu?ils viennent, toutes les viandes la Patrie? Elle est devenue infiniment indulgente dans le choix de ses martyrs la Patrie! Actuellement il n?y a plus de soldats indignes de porter les armes et surtout de mourir sous les armes et par les armes? On va faire, derni?re nouvelle, un h?ros avec moi!.. Il faut que la folie des massacres soit extraordinairement imp?rieuse, pour qu?on se mette ? pardonner le vol d?une bo?te de conserve! que dis-je? ??l?oublier! Certes, nous avons l?habitude d?admirer tous les jours d?immenses bandits, dont le monde entier v?n?re avec nous l?opulence et dont l?existence se d?montre cependant d?s qu?on l?examine d?un peu pr?s comme un long crime chaque jour renouvel?, mais ces gens-l? jouissent de gloire, d?honneurs et de puissance, leurs forfaits sont consacr?s par les lois, tandis qu?aussi loin qu?on se reporte dans l?histoire ? et vous savez que je suis pay? pour la conna?tre ? tout nous d?montre qu?un larcin v?niel, et surtout d?aliments mesquins, tels que cro?tes, jambon ou fromage, attire sur son auteur immanquablement l?opprobre formel, les reniements cat?goriques de la communaut?, les ch?timents majeurs, le d?shonneur automatique et la honte inexpiable, et cela pour deux raisons, tout d?abord parce que l?auteur de tels forfaits est g?n?ralement un pauvre et que cet ?tat implique en lui-m?me une indignit? capitale et ensuite parce que son acte comporte une sorte de tacite reproche envers la communaut?. Le vol du pauvre devient une malicieuse reprise individuelle, me comprenez-vous?.. O? irions-nous? Aussi la r?pression des menus larcins s?exerce-t-elle, remarquez-le, sous tous les climats, avec une rigueur extr?me, comme moyen de d?fense sociale non seulement, mais encore et surtout comme une recommandation s?v?re ? tous les malheureux d?avoir ? se tenir ? leur place et dans leur caste, peinards, joyeusement r?sign?s ? crever tout au long des si?cles et ind?finiment de mis?re et de faim? Jusqu?ici cependant, il restait aux petits voleurs un avantage dans la R?publique, celui d??tre priv?s de l?honneur de porter les armes patriotes. Mais d?s demain, cet ?tat de choses va changer, j?irai reprendre d?s demain, moi voleur, ma place aux arm?es? Tels sont les ordres? En haut lieu, on a d?cid? de passer l??ponge sur ce qu?ils appellent ?mon moment d??garement et ceci, notez-le bien, en consid?ration de ce qu?on intitule aussi ?l?honneur de ma famille?. Quelle mansu?tude! Je-vous le demande camarade, est-ce donc ma famille qui va s?en aller servir de passoire et de tri aux balles fran?aises et allemandes m?lang?es?.. Ce sera bien moi tout seul, n?est-ce pas? Et quand je serai mort, est-ce l?honneur de ma famille qui me fera ressusciter?.. Tenez, je la vois d?ici, ma famille, les choses de la guerre pass?es? Comme tout passe? Joyeusement alors gambadante ma famille sur les gazons de l??t? revenu, je la vois d?ici par les beaux dimanches? Cependant qu?? trois pieds dessous, moi papa, ruisselant d?asticots et bien plus infect qu?un kilo d??trons de 14 juillet pourrira fantastiquement de toute sa viande d??ue? Engraisser les sillons du laboureur anonyme c?est le v?ritable avenir du v?ritable soldat! Ah! camarade! Ce monde n?est je vous l?assure qu?une immense entreprise ? se foutre du monde! Vous ?tes jeune. Que ces minutes sagaces vous comptent pour des ann?es! ?coutez-moi bien, camarade, et ne le laissez plus passer sans bien vous p?n?trer de son importance, ce signe capital dont resplendissent toutes les hypocrisies meurtri?res de notre Soci?t?: ?L?attendrissement sur le sort, sur la condition du miteux?? Je vous le dis, petits bonshommes, couillons de la vie, battus, ran?onn?s, transpirants de toujours, je vous pr?viens, quand les grands de ce monde se mettent ? vous aimer, c?est qu?ils vont vous tourner en saucissons de bataille? C?est le signe? Il est infaillible. C?est par l?affection que ?a commence. Louis XIV lui au moins, qu?on se souvienne, s?en foutait ? tout rompre du bon peuple. Quant ? Louis XV, du m?me. Il s?en barbouillait le pourtour anal. On ne vivait pas bien en ce temps-l?, certes, les pauvres n?ont jamais bien v?cu, mais on ne mettait pas ? les ?triper l?ent?tement et l?acharnement qu?on trouve ? nos tyrans d?aujourd?hui. Il n?y a de repos, vous dis-je, pour les petits, que dans le m?pris des grands qui ne peuvent penser au peuple que par int?r?t ou sadisme? Les philosophes, ce sont eux, notez-le encore pendant que nous y sommes, qui ont commenc? par raconter des histoires au bon peuple? Lui qui ne connaissait que le cat?chisme! Ils se sont mis, proclam?rent-ils, ? l??duquer? Ah! ils en avaient des v?rit?s ? lui r?v?ler! et des belles! Et des pas fatigu?es! Qui brillaient! Qu?on en restait tout ?bloui! C?est ?a! qu?il a commenc? par dire, le bon peuple, c?est bien ?a! C?est tout ? fait ?a! Mourons tous pour ?a! Il ne demande jamais qu?? mourir le peuple! Il est ainsi. ?Vive Diderot!? qu?ils ont gueul? et puis ?Bravo Voltaire!? En voil? au moins des philosophes! Et vive aussi Carnot qui organise si bien les victoires! Et vive tout le monde! Voil? au moins des gars qui ne le laissent pas crever dans l?ignorance et le f?tichisme le bon peuple! Ils lui montrent eux les routes de la Libert?! Ils l??mancipent! ?a n?a pas tra?n?! Que tout le monde d?abord sache lire les journaux! C?est le salut! Nom de Dieu! Et en vitesse! Plus d?illettr?s! Il en faut plus! Rien que des soldats citoyens! Qui votent! Qui lisent! Et qui se battent! Et qui marchent! Et qui envoient des baisers! ? ce r?gime?l?, bient?t il fut fin m?r le bon peuple. Alors n?est-ce pas l?enthousiasme d??tre lib?r? il faut bien que ?a serve ? quelque chose? Danton n??tait pas ?loquent pour les prunes. Par quelques coups de gueule si bien sentis, qu?on les entend encore, il vous l?a mobilis? en un tour de main le bon peuple! Et ce fut le premier d?part des premiers bataillons d??mancip?s fr?n?tiques! Des premiers couillons voteurs et drapeautiques qu?emmena le Dumouriez se faire trouer dans les Flandres! Pour lui-m?me Dumouriez, venu trop tard ? ce petit jeu id?aliste, enti?rement in?dit, pr?f?rant somme toute le pognon, il d?serta. Ce fut notre dernier mercenaire? Le soldat gratuit ?a c??tait du nouveau? Tellement nouveau que Goethe, tout Goethe qu?il ?tait, arrivant ? Valmy en re?ut plein la vue. Devant ces cohortes loqueteuses et passionn?es qui venaient se faire ?tripailler spontan?ment par le roi de Prusse pour la d?fense de l?in?dite fiction patriotique, Goethe eut le sentiment qu?il avait encore bien des choses ? apprendre. ?De ce jour, clama?t?il, magnifiquement, selon les habitudes de son g?nie, commence une ?poque nouvelle!? Tu parles! Par la suite, comme le syst?me ?tait excellent, on se mit ? fabriquer des h?ros en s?rie, et qui co?t?rent de moins en moins cher, ? cause du perfectionnement du syst?me. Tout le monde s?en est bien trouv?. Bismarck, les deux Napol?on, Barr?s aussi bien que la cavali?re Eisa. La religion drapeautique rempla?a promptement la c?leste, vieux nuage d?j? d?gonfl? par la R?forme et condens? depuis longtemps en tirelires ?piscopales. Autrefois, la mode fanatique, c??tait ?Vive J?sus! Au b?cher les h?r?tiques!?, mais rares et volontaires apr?s tout les h?r?tiques? Tandis que d?sormais, o? nous voici, c?est par hordes immenses que les cris: ?Au poteau les salsifis sans fibres! Les citrons sans jus! Les innocents lecteurs! Par millions face ? droite!? provoquent les vocations. Les hommes qui ne veulent ni d?coudre, ni assassiner personne, les Pacifiques puants, qu?on s?en empare et qu?on les ?cart?le! Et les trucide aussi de treize fa?ons et bien fad?es! Qu?on leur arrache pour leur apprendre ? vivre les tripes du corps d?abord, les yeux des orbites, et les ann?es de leur sale vie baveuse! Qu?on les fasse par l?gions et l?gions encore, crever, tourner en mirlitons, saigner, fumer dans les acides, et tout ?a pour que la Patrie en devienne plus aim?e, plus joyeuse et plus douce! Et s?il y en a l?-dedans des immondes qui se refusent ? comprendre ces choses sublimes, ils n?ont qu?? aller s?enterrer tout de suite avec les autres, pas tout ? fait cependant, mais au fin bout du cimeti?re, sous l??pitaphe infamante des l?ches sans id?al, car ils auront perdu, ces ignobles, le droit magnifique ? un petit bout d?ombre du monument adjudicataire et communal ?lev? pour les morts convenables dans l?all?e du centre, et puis aussi perdu le droit de recueillir un peu de l??cho du Ministre qui viendra ce dimanche encore uriner chez le Pr?fet et fr?mir de la gueule au-dessus des tombes apr?s le d?jeuner? ? Mais du fond du jardin, on l?appela Princhard. Le m?decin?chef le faisait demander d?urgence par son infirmier de service. ? J?y vais ?, qu?il a r?pondu Princhard, et n?eut que le temps juste de me passer le brouillon du discours qu?il venait ainsi d?essayer sur moi. Un truc de cabotin. Lui, Princhard, je ne le revis jamais. Il avait le vice des intellectuels, il ?tait futile. Il savait trop de choses ce gar?on-l? et ces choses l?embrouillaient. Il avait besoin de tas de trucs pour s?exciter, se d?cider. C?est loin d?j? de nous le soir o? il est parti, quand j?y pense. Je m?en souviens bien quand m?me. Ces maisons du faubourg qui limitaient notre parc se d?tachaient encore une fois, bien nettes, comme font toutes les choses avant que le soir les prenne. Les arbres grandissaient dans l?ombre et montaient au ciel rejoindre la nuit. Je n?ai jamais rien fait pour avoir de ses nouvelles, pour savoir s?il ?tait vraiment ? disparu ? ce Princhard, comme on l?a r?p?t?. Mais c?est mieux qu?il soit disparu. D?j? notre paix hargneuse faisait dans la guerre m?me ses semences. On pouvait deviner ce qu?elle serait, cette hyst?rique rien qu?? la voir s?agiter d?j? dans la taverne de l?Olympia. En bas dans la longue cave-dancing louchante aux cent glaces, elle tr?pignait dans la poussi?re et le grand d?sespoir en musique n?gro-jud?o-saxonne. Britanniques et Noirs m?l?s. Levantins et Russes, on en trouvait partout, fumants, braillants, m?lancoliques et militaires, tout du long des sofas cramoisis. Ces uniformes dont on commence ? ne plus se souvenir qu?avec bien de la peine furent les semences de l?aujourd?hui, cette chose qui pousse encore et qui ne sera tout ? fait devenue fumier qu?un peu plus tard, ? la longue. Bien entra?n?s au d?sir par quelques heures ? l?Olympia chaque semaine, nous allions en groupe faire une visite ensuite ? notre ling?re-ganti?re-libraire Mme Herote, dans l?Impasse des Beresinas, derri?re les Folies-Berg?re, ? pr?sent disparue, o? les petits chiens venaient avec leurs petites filles, en laisse, faire leurs besoins. Nous y venions nous, chercher notre bonheur ? t?tons, que le monde entier mena?ait avec rage. On en ?tait honteux de cette envie-l?, mais il fallait bien s?y mettre tout de m?me! C?est plus difficile de renoncer ? l?amour qu?? la vie. On passe son temps ? tuer ou ? adorer en ce monde et cela tout ensemble. ??Je te hais! Je t?adore! ??On se d?fend, on s?entretient, on repasse sa vie au bip?de du si?cle suivant, avec fr?n?sie, ? tout prix, comme si c??tait formidablement agr?able de se continuer, comme si ?a allait nous rendre, au bout du compte, ?ternels. Envie de s?embrasser malgr? tout, comme on se gratte. J?allais mieux mentalement, mais ma situation militaire demeurait assez ind?cise. On me permettait de sortir en ville de temps en temps. Notre ling?re s?appelait donc Mme Herote. Son front ?tait bas et si born? qu?on en demeurait, devant elle, mal ? l?aise au d?but, mais ses l?vres si bien souriantes par contre, et si charnues qu?on ne savait plus comment s?y prendre ensuite pour lui ?chapper. ? l?abri d?une volubilit? formidable, d?un temp?rament inoubliable, elle abritait une s?rie d?intentions simples, rapaces, pieusement commerciales. Fortune elle se mit ? faire en quelques mois, gr?ce aux alli?s et ? son ventre surtout. On l?avait d?barrass?e de ses ovaires il faut le dire, op?r?e de salpingite l?ann?e pr?c?dente. Cette castration lib?ratrice fit sa fortune. Il y a de ces blennorragies f?minines qui se d?montrent providentielles. Une femme qui passe son temps ? redouter les grossesses n?est qu?une esp?ce d?impotente et n?ira jamais bien loin dans la r?ussite. Les vieux et les jeunes gens aussi croient, je le croyais, qu?on trouvait moyen de faire facilement l?amour et pour pas cher dans l?arri?re-boutique de certaines librairies-lingeries. Cela ?tait encore exact, il y a quelque vingt ans, mais depuis, bien des choses ne se font plus, celles-l? surtout parmi les plus agr?ables. Le puritanisme anglo-saxon nous dess?che chaque mois davantage, il a d?j? r?duit ? peu pr?s ? rien la gaudriole impromptue des arri?re-boutiques. Tout tourne au mariage et ? la correction. Mme Herote sut mettre ? bon profit les derni?res licences qu?on avait encore de baiser debout et pas cher. Un commissaire-priseur d?sCuvr? passa devant son magasin certain dimanche, il y entra, il y est toujours. Gaga, il l??tait un peu, il le demeura, sans plus. Leur bonheur ne fit aucun bruit. ? l?ombre des journaux d?lirants d?appels aux sacrifices ultimes et patriotiques, la vie, strictement mesur?e, farcie de pr?voyance, continuait et bien plus astucieuse m?me que jamais. Tels sont l?envers et l?endroit, comme la lumi?re et l?ombre, de la m?me m?daille. Le commissaire de Mme Herote pla?ait en Hollande des fonds pour ses amis, les mieux renseign?s, et pour Mme Herote ? son tour, d?s qu?ils furent devenus confidents. Les cravates, les soutiens-gorge, les presque chemises comme elle en vendait, retenaient clients et clientes et surtout les incitaient ? revenir souvent. Grand nombre de rencontres ?trang?res et nationales eurent lieu ? l?ombre ros?e de ces brise-bise parmi les phrases incessantes de la patronne dont toute la personne substantielle, bavarde et parfum?e jusqu?? l??vanouissement aurait pu rendre grivois le plus ranci des h?patiques. Dans ces m?langes, loin de perdre l?esprit, elle retrouvait son compte Mme Herote, en argent d?abord, parce qu?elle pr?levait sa d?me sur les ventes en sentiments, ensuite parce qu?il se faisait beaucoup d?amour autour d?elle. Unissant les couples et les d?sunissant avec une joie au moins ?gale, ? coups de ragots, d?insinuations, de trahisons. Elle imaginait du bonheur et du drame sans d?semparer. Elle entretenait la vie des passions. Son commerce n?en marchait que mieux. Proust, mi-revenant lui-m?me, s?est perdu avec une extraordinaire t?nacit? dans l?infinie, la diluante futilit? des rites et d?marches qui s?entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fant?mes de d?sirs, partouzards ind?cis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d?improbables Cyth?res. Mais Mme Herote, populaire et substantielle d?origine, tenait solidement ? la terre par de rudes app?tits, b?tes et pr?cis. Si les gens sont si m?chants, c?est peut-?tre seulement parce qu?ils souffrent, mais le temps est long qui s?pare le moment o? ils ont cess? de souffrir de celui o? ils deviennent un peu meilleurs. La belle r?ussite mat?rielle et passionnelle de Mme Herote n?avait pas encore eu le temps d?adoucir ses dispositions conqu?rantes. Elle n??tait pas plus haineuse que la plupart des petites commer?antes d?alentour, mais elle se donnait beaucoup de peine ? vous d?montrer le contraire, alors on se souvient de son cas. Sa boutique n??tait pas qu?un lieu de rendez-vous, c??tait encore une sorte d?entr?e furtive dans un monde de richesse et de luxe o? je n?avais jamais malgr? tout mon d?sir, jusqu?alors p?n?tr? et d?o? je fus d?ailleurs ?limin? promptement et p?niblement ? la suite d?une furtive incursion, la premi?re et la seule. Les gens riches ? Paris demeurent ensemble, leurs quartiers, en bloc, forment une tranche de g?teau urbain dont la pointe vient toucher au Louvre, cependant que le rebord arrondi s?arr?te aux arbres entre le Pont d?Auteuil et la Porte des Ternes. Voil?. C?est le bon morceau de la ville. Tout le reste n?est que peine et fumier. Quand on passe du c?t? de chez les riches on ne remarque pas d?abord de grandes diff?rences avec les autres quartiers, si ce n?est que les rues y sont un peu plus propres et c?est tout. Pour aller faire une excursion dans l?int?rieur m?me de ces gens, de ces choses, il faut se fier au hasard ou ? l?intimit?. Par la boutique de Mme Herote on y pouvait p?n?trer un peu avant dans cette r?serve ? cause des Argentins qui descendaient des quartiers privil?gi?s pour se fournir chez elle en cale?ons et chemises et taquiner aussi son joli choix d?amies ambitieuses, th??treuses et musiciennes, bien faites, que Mme Herote attirait ? dessein. ? l?une d?elles, moi qui n?avais rien ? offrir que ma jeunesse, comme on dit, je me mis cependant ? tenir beaucoup trop. La petite Musyne on l?appelait dans ce milieu. Au passage des Beresinas, tout le monde se connaissait de boutique en boutique, comme dans une v?ritable petite province, depuis des ann?es coinc?e entre deux rues de Paris, c?est-?-dire qu?on s?y ?piait et s?y calomniait humainement jusqu?au d?lire. Pour ce qui est de la mat?rielle, avant la guerre, on y discutait entre commer?ants une vie picoreuse et d?sesp?r?ment ?conome. C??tait entre autres ?preuves mis?reuses le chagrin chronique de ces boutiquiers, d??tre forc?s dans leur p?nombre de recourir au gaz d?s quatre heures du soir venues, ? cause des ?talages. Mais il se m?nageait ainsi, en retrait, par contre, une ambiance propice aux propositions d?licates. Beaucoup de boutiques ?taient malgr? tout en train de p?ricliter ? cause de la guerre, tandis que celle de Mme Herote, ? force de jeunes Argentins, d?officiers ? p?cule et des conseils de l?ami commissaire, prenait un essor que tout le monde, aux environs, commentait, on peut l?imaginer, en termes abominables. Notons par exemple qu?? cette m?me ?poque, le c?l?bre p?tissier du num?ro 112 perdit soudain ses belles clientes par l?effet de la mobilisation. Les habituelles go?teuses ? longs gants forc?es tant on avait r?quisitionn? de chevaux d?aller ? pied ne revinrent plus. Elles ne devaient plus jamais revenir. Quant ? Sambanet, le relieur de musique, il se d?fendit mal lui, soudain, contre l?envie qui l?avait toujours poss?d? de sodomiser quelque soldat. Une telle audace d?un soir, mal venue, lui fit un tort irr?parable aupr?s de certains patriotes qui l?accus?rent d?embl?e d?espionnage. Il dut fermer ses rayons. Par contre Mlle Hermance, au num?ro 26, dont la sp?cialit? ?tait jusqu?? ce jour l?article de caoutchouc avouable ou non, se serait tr?s bien d?brouill?e, gr?ce aux circonstances, si elle n?avait ?prouv? pr?cis?ment toutes les difficult?s du monde ? s?approvisionner en ? pr?servatifs ? qu?elle recevait d?Allemagne. Seule Mme Herote, en somme, au seuil de la nouvelle ?poque de la lingerie fine et d?mocratique entra facilement dans la prosp?rit?. On s??crivait nombre de lettres anonymes entre boutiques, et des sal?es. Mme Herote pr?f?rait, quant ? elle, et pour sa distraction, en adresser ? de hauts personnages; en ceci m?me elle manifestait de la forte ambition qui constituait le fond m?me de son temp?rament. Au Pr?sident du Conseil, par exemple elle en envoyait, rien que pour l?assurer qu?il ?tait cocu, et au Mar?chal P?tain, en anglais, ? l?aide du dictionnaire, pour le faire enrager. La lettre anonyme? Douche sur les plumes! Mme Herote en recevait chaque jour un petit paquet pour son compte de ces lettres non sign?es et qui ne sentaient pas bon, je vous l?assure. Elle en demeurait pensive, ?berlu?e pendant dix minutes environ, mais elle se reconstituait tout aussit?t son ?quilibre, n?importe comment, avec n?importe quoi, mais toujours, et solidement encore car il n?y avait dans sa vie int?rieure aucune place pour le doute et encore moins pour la v?rit?. Parmi ses clientes et prot?g?es, nombre de petites artistes lui arrivaient avec plus de dettes que de robes. Toutes, Mme Herote les conseillait et elles s?en trouvaient bien, Musyne entre autres qui me semblait ? moi la plus mignonne de toutes. Un v?ritable petit ange musicien, une amour de violoniste, une amour bien dessal?e par exemple, elle me le prouva. Implacable dans son d?sir de r?ussir sur la terre, et pas au ciel, elle se d?brouillait au moment o? je la connus, dans un petit acte, tout ce qu?il y avait de mignon, tr?s parisien et bien oubli?, aux Vari?t?s. Elle apparaissait avec son violon dans une mani?re de prologue impromptu, versifi?, m?lodieux. Un genre adorable et compliqu?. Avec ce sentiment que je lui vouai mon temps devint fr?n?tique et se passait en bondissements de l?h?pital ? la sortie de son th??tre. Je n??tais d?ailleurs presque jamais seul ? l?attendre. Des militaires terrestres la ravissaient ? tour de bras, des aviateurs aussi et bien plus facilement encore, mais le pompon s?ducteur revenait sans conteste aux Argentins. Leur commerce de viandes froides ? ceux?l?, prenait gr?ce ? la pullulation des contingents nouveaux, les proportions d?une force de la nature. La petite Musyne en a bien profit? de ces jours mercantiles. Elle a bien fait, les Argentins n?existent plus. Je ne comprenais pas. J??tais cocu avec tout et tout le monde, avec les femmes, l?argent et les id?es. Cocu et pas content. ? l?heure qu?il est, il m?arrive encore de la rencontrer Musyne, par hasard, tous les deux ans ou presque, ainsi que la plupart des ?tres qu?on a connus tr?s bien. C?est le d?lai qu?il nous faut, deux ann?es, pour nous rendre compte, d?un seul coup d?Cil, intrompable alors, comme l?instinct, des laideurs dont un visage, m?me en son temps d?licieux, s?est charg?. On demeure comme h?sitant un instant devant, et puis on finit par l?accepter tel qu?il est devenu le visage avec cette disharmonie croissante, ignoble, de toute la figure. Il le faut bien dire oui, ? cette soigneuse et lente caricature burin?e par deux ans. Accepter le temps, ce tableau de nous. On peut dire alors qu?on s?est reconnus tout ? fait (comme un billet ?tranger qu?on h?site ? prendre ? premi?re vue) qu?on ne s??tait pas tromp?s de chemin, qu?on avait bien suivi la vraie route, sans s??tre concert?s, l?immanquable route pendant deux ann?es de plus, la route de la pourriture. Et voil? tout. Musyne, quand elle me rencontrait ainsi, fortuitement, tellement je l??pouvantais avec ma grosse t?te, semblait vouloir me fuir absolument, m??viter, se d?tourner, n?importe quoi? Je lui sentais mauvais, c??tait ?vident, de tout un pass?, mais moi qui sais son ?ge, depuis trop d?ann?es, elle a beau faire, elle ne peut absolument plus m??chapper. Elle reste l? l?air g?n? devant mon existence, comme devant un monstre. Elle, si d?licate, se croit tenue de me poser des questions balourdes, imb?ciles, comme en poserait une bonne prise en faute. Les femmes ont des natures de domestiques. Mais elle imagine peut-?tre seulement cette r?pulsion, plus qu?elle ne l??prouve; c?est l?esp?ce de consolation qui me demeure. Je lui sugg?re peut-?tre seulement que je suis immonde. Je suis peut-?tre un artiste dans ce genre-l?. Apr?s tout, pourquoi n?y aurait-il pas autant d?art possible dans la laideur que dans la beaut?? C?est un genre ? cultiver, voil? tout. J?ai cru longtemps qu?elle ?tait sotte la petite Musyne, mais ce n??tait qu?une opinion de vaniteux ?conduit. Vous savez, avant la guerre, on ?tait tous encore bien plus ignorants et plus fats qu?aujourd?hui. On ne savait presque rien des choses du monde en g?n?ral, enfin des inconscients? Les petits types dans mon genre prenaient encore bien plus facilement qu?aujourd?hui des vessies pour des lanternes. D??tre amoureux de Musyne si mignonne je pensais que ?a allait me douer de toutes les puissances, et d?abord et surtout du courage qui me manquait, tout ?a parce qu?elle ?tait si jolie et si joliment musicienne ma petite amie! L?amour c?est comme l?alcool, plus on est impuissant et so?l et plus on se croit fort et malin, et s?r de ses droits. Mme Herote, cousine de nombreux h?ros d?c?d?s, ne sortait plus de son impasse qu?en grand deuil; encore, n?allait-elle en ville que rarement, son commissaire ami se montrant assez jaloux. Nous nous r?unissions dans la salle ? manger de l?arri?re-boutique, qui, la prosp?rit? venue, prit bel et bien les allures d?un petit salon. On y venait converser, s?y distraire, gentiment, convenablement sous le gaz. Petite Musyne, au piano, nous ravissait de classiques, rien que des classiques, ? cause des convenances de ces temps douloureux. Nous demeurions l?, des apr?s-midi, coude ? coude, le commissaire au milieu, ? bercer ensemble nos secrets, nos craintes, et nos espoirs. La servante de Mme Herote, r?cemment engag?e, tenait beaucoup ? savoir quand les uns allaient se d?cider enfin ? se marier avec les autres. Dans sa campagne on ne concevait pas l?union libre. Tous ces Argentins, ces officiers, ces clients fureteurs lui causaient une inqui?tude presque animale. Musyne se trouvait de plus en plus souvent accapar?e par les clients sud?am?ricains. Je finis de cette fa?on par conna?tre ? fond toutes les cuisines et domestiques de ces messieurs, ? force d?aller attendre mon aim?e ? l?office. Les valets de chambre de ces messieurs me prenaient d?ailleurs pour le maquereau. Et puis, tout le monde finit par me prendre pour un maquereau, y compris Musyne elle-m?me, en m?me temps je crois que tous les habitu?s de la boutique de Mme Herote. Je n?y pouvais rien. D?ailleurs, il faut bien que cela arrive t?t ou tard, qu?on vous classe. J?obtins de l?autorit? militaire une autre convalescence de deux mois de dur?e et on parla m?me de me r?former. Avec Musyne nous d?cid?mes d?aller loger ensemble ? Billancourt. C??tait pour me semer en r?alit? ce subterfuge parce qu?elle profita que nous demeurions loin, pour rentrer de plus en plus rarement ? la maison. Toujours elle trouvait de nouveaux pr?textes pour rester dans Paris. Les nuits de Billancourt ?taient douces, anim?es parfois par ces pu?riles alarmes d?avions et de zeppelins, gr?ce auxquelles les citadins trouvaient moyen d??prouver des frissons justificatifs. En attendant mon amante, j?allais me promener, nuit tomb?e, jusqu?au pont de Grenelle, l? o? l?ombre monte du fleuve jusqu?au tablier du m?tro, avec ses lampadaires en chapelets, tendu en plein noir, avec sa ferraille ?norme aussi qui va foncer en tonnerre en plein flanc des gros immeubles du quai de Passy. Il existe certains coins comme ?a dans les villes, si stupidement laids qu?on y est presque toujours seul. Musyne finit par ne plus rentrer ? notre esp?ce de foyer qu?une fois par semaine. Elle accompagnait de plus en plus fr?quemment des chanteuses chez les Argentins. Elle aurait pu jouer et gagner sa vie dans les cin?mas, o? ??aurait ?t? bien plus facile pour moi d?aller la chercher, mais les Argentins ?taient gais et bien payants, tandis que les cin?mas ?taient tristes et payaient peu. C?est toute la vie ces pr?f?rences. Pour comble de mon infortune survint le Th??tre aux Arm?es. Elle se cr?a instantan?ment, Musyne, cent relations militaires au Minist?re et de plus en plus fr?quemment elle partit alors distraire au front nos petits soldats et cela durant des semaines enti?res. Elle y d?taillait, aux arm?es, la sonate et l?adagio devant les parterres d??tat-major, bien plac?s pour lui voir les jambes. Les soldats parqu?s en gradins ? l?arri?re des chefs ne jouissaient eux que des ?chos m?lodieux. Elle passait forc?ment ensuite des nuits tr?s compliqu?es dans les h?tels de la zone des Arm?es. Un jour elle m?en revint toute guillerette des Arm?es et munie d?un brevet d?h?ro?sme, sign? par l?un de nos grands g?n?raux, s?il vous pla?t. Ce dipl?me fut ? l?origine de sa d?finitive r?ussite. Dans la colonie argentine, elle sut se rendre du coup extr?mement populaire. On la f?ta. On en raffola de ma Musyne, violoniste de guerre si mignonne! Si fra?che et boucl?e et puis h?ro?ne par-dessus le march?. Ces Argentins avaient la reconnaissance du ventre, ils vouaient ? nos grands chefs une de ces admirations qui n??tait pas dans une musette, et quand elle leur revint ma Musyne, avec son document authentique, sa jolie frimousse, ses petits doigts agiles et glorieux, ils se mirent ? l?aimer ? qui mieux mieux, aux ench?res pour ainsi dire. La po?sie h?ro?que poss?de sans r?sistance ceux qui ne vont pas ? la guerre et mieux encore ceux que la guerre est en train d?enrichir ?norm?ment. C?est r?gulier. Ah! l?h?ro?sme mutin, c?est ? d?faillir je vous le dis! Les armateurs de Rio offraient leurs noms et leurs actions ? la mignonne qui f?minisait si joliment ? leur usage la vaillance fran?aise et guerri?re. Musyne avait su se cr?er, il faut l?avouer, un petit r?pertoire tr?s coquet d?incidents de guerre et qui, tel un chapeau mutin, lui allait ? ravir. Elle m??tonnait souvent moi-m?me par son tact et je dus m?avouer, ? l?entendre, que je n??tais en fait de bobards qu?un grossier simulateur ? ses c?t?s. Elle poss?dait le don de mettre ses trouvailles dans un certain lointain dramatique o? tout devenait et demeurait pr?cieux et p?n?trant. Nous demeurions nous combattants, en fait de fariboles, je m?en rendais soudain compte, grossi?rement temporaires et pr?cis. Elle travaillait dans l??ternel ma belle. Il faut croire Claude Lorrain, les premiers plans d?un tableau sont toujours r?pugnants et l?art exige qu?on situe l?int?r?t de l?Cuvre dans les lointains, dans l?insaisissable, l? o? se r?fugie le mensonge, ce r?ve pris sur le fait, et seul amour des hommes. La femme qui sait tenir compte de notre mis?rable nature devient ais?ment notre ch?rie, notre indispensable et supr?me esp?rance. Nous attendons aupr?s d?elle, qu?elle nous conserve notre menteuse raison d??tre, mais tout en attendant elle peut, dans l?exercice de cette magique fonction gagner tr?s largement sa vie. Musyne n?y manquait pas, d?instinct. On trouvait ses Argentins du c?t? des Ternes, et puis surtout aux limites du Bois, en petits h?tels particuliers, bien clos, brillants, o? par ces temps d?hiver il r?gnait une chaleur si agr?able qu?en y p?n?trant de la rue, le cours de vos pens?es devenait optimiste soudain, malgr? vous. Dans mon d?sespoir tremblotant, j?avais entrepris, pour comble de gaffe, d?aller le plus souvent possible, je l?ai dit, attendre ma compagne ? l?office. Je patientais, parfois jusqu?au matin, j?avais sommeil, mais la jalousie me tenait quand m?me bien r?veill?, le vin blanc aussi, que les domestiques me servaient largement. Les ma?tres argentins, eux, je les voyais fort rarement, j?entendais leurs chansons et leur espagnol fracasseur et le piano qui n?arr?tait pas, mais jou? le plus souvent par d?autres mains que par celles de Musyne. Que faisait-elle donc pendant ce temps-l?, cette garce, avec ses mains? Quand nous nous retrouvions au matin devant la porte elle faisait la grimace en me revoyant. J??tais encore naturel comme un animal en ce temps?l?, je ne voulais pas la l?cher ma jolie et c?est tout, comme un os. On perd la plus grande partie de sa jeunesse ? coups de maladresses. Il ?tait ?vident qu?elle allait m?abandonner mon aim?e tout ? fait et bient?t. Je n?avais pas encore appris qu?il existe deux humanit?s tr?s diff?rentes, celle des riches et celle des pauvres. Il m?a fallu, comme ? tant d?autres, vingt ann?es et la guerre, pour apprendre ? me tenir dans ma cat?gorie, ? demander le prix des choses et des ?tres avant d?y toucher, et surtout avant d?y tenir. Me r?chauffant donc ? l?office avec mes compagnons domestiques, je ne comprenais pas qu?au-dessus de ma t?te dansaient les dieux argentins, ils auraient pu ?tre allemands, fran?ais, chinois, cela n?avait gu?re d?importance, mais des Dieux, des riches, voil? ce qu?il fallait comprendre. Eux en haut avec Musyne, moi en dessous, avec rien. Musyne songeait s?rieusement ? son avenir; alors elle pr?f?rait le faire avec un Dieu. Moi aussi bien s?r j?y songeais ? mon avenir, mais dans une sorte de d?lire, parce que j?avais tout le temps, en sourdine, la crainte d??tre tu? dans la guerre et la peur aussi de crever de faim dans la paix. J??tais en sursis de mort et amoureux. Ce n??tait pas qu?un cauchemar. Pas bien loin de nous, ? moins de cent kilom?tres, des millions d?hommes, braves, bien arm?s, bien instruits, m?attendaient pour me faire mon affaire et des Fran?ais aussi qui m?attendaient pour en finir avec ma peau, si je ne voulais pas la faire mettre en lambeaux saignants par ceux d?en face. Il existe pour le pauvre en ce monde deux grandes mani?res de crever, soit par l?indiff?rence absolue de vos semblables en temps de paix, ou par la passion homicide des m?mes en la guerre venue. S?ils se mettent ? penser ? vous, c?est ? votre torture qu?ils songent aussit?t les autres, et rien qu?? ?a. On ne les int?resse que saignants, les salauds! Princhard ? cet ?gard avait eu bien raison. Dans l?imminence de l?abattoir, on ne sp?cule plus beaucoup sur les choses de son avenir, on ne pense gu?re qu?? aimer pendant les jours qui vous restent puisque c?est le seul moyen d?oublier son corps un peu, qu?on va vous ?corcher bient?t du haut en bas. Comme elle me fuyait Musyne, je me prenais pour un id?aliste, c?est ainsi qu?on appelle ses propres petits instincts habill?s en grands mots. Ma permission touchait ? son terme. Les journaux battaient le rappel de tous les combattants possibles, et bien entendu avant tout, de ceux qui n?avaient pas de relations. Il ?tait officiel qu?on ne devait plus penser qu?? gagner la guerre. Musyne d?sirait fort aussi, comme Lola, que je retourne au front dare-dare et que j?y reste et comme j?avais l?air de tarder ? m?y rendre, elle se d?cida ? brusquer les choses, ce qui pourtant n??tait pas dans sa mani?re. Tel soir, o? par exception nous rentrions ensemble, ? Billancourt, voici que passent les pompiers trompetteurs et tous les gens de notre maison se pr?cipitent ? la cave en l?honneur de je ne sais quel zeppelin. Ces paniques menues pendant lesquelles tout un quartier en pyjama, derri?re la bougie, disparaissait en gloussant dans les profondeurs pour ?chapper ? un p?ril presque enti?rement imaginaire mesuraient l?angoissante futilit? de ces ?tres tant?t poules effray?es, tant?t moutons fats et consentants. De semblables et monstrueuses inconsistances sont bien faites pour d?go?ter ? tout jamais le plus patient, le plus tenace des sociophiles. D?s le premier coup de clairon d?alerte Musyne oubliait qu?on venait de lui d?couvrir bien de l?h?ro?sme au Th??tre des Arm?es. Elle insistait pour que je me pr?cipite avec elle au fond des souterrains, dans le m?tro, dans les ?gouts, n?importe o?, mais ? l?abri et dans les ultimes profondeurs et surtout tout de suite! ? les voir tous d?valer ainsi, gros et petits, les locataires, frivoles ou majestueux, quatre ? quatre, vers le trou sauveur, cela finit m?me ? moi, par me pourvoir d?indiff?rence. L?che ou courageux, cela ne veut pas dire grand-chose. Lapin ici, h?ros l?-bas, c?est le m?me homme, il ne pense pas plus ici que l?-bas. Tout ce qui n?est pas gagner de l?argent le d?passe d?cid?ment infiniment. Tout ce qui est vie ou mort lui ?chappe. M?me sa propre mort, il la sp?cule mal et de travers. Il ne comprend que l?argent et le th??tre. Musyne pleurnichait devant ma r?sistance. D?autres locataires nous pressaient de les accompagner, je finis par me laisser convaincre. Il fut ?mis quant au choix de la cave une s?rie de propositions diff?rentes. La cave du boucher finit par emporter la majorit? des adh?sions, on pr?tendait qu?elle ?tait situ?e plus profond?ment que n?importe quelle autre de l?immeuble. D?s le seuil il vous parvenait des bouff?es d?une odeur ?cre et de moi bien connue, qui me fut ? l?instant absolument insupportable. ? Tu vas descendre l?-dedans Musyne, avec la viande pendante aux crochets? lui demandai-je. ??Pourquoi pas? me r?pondit-elle, bien ?tonn?e. ??Eh bien moi, dis-je, j?ai des souvenirs, et je pr?f?re remonter l?-haut? ??Tu t?en vas alors? ??Tu viendras me retrouver, d?s que ce sera fini! ??Mais ?a peut durer longtemps? ??J?aime mieux t?attendre l?-haut, que je dis. Je n?aime pas la viande, et ce sera bient?t termin?. ? Pendant l?alerte, prot?g?s dans leurs r?duits, les locataires ?changeaient des politesses guillerettes. Certaines dames en peignoir, derni?res venues, se pressaient avec ?l?gance et mesure vers cette vo?te odorante dont le boucher et la bouch?re leur faisaient les honneurs, tout en s?excusant, ? cause du froid artificiel indispensable ? la bonne conservation de la marchandise. Musyne disparut avec les autres. Je l?ai attendue, chez nous, en haut, une nuit, tout un jour, un an? Elle n?est jamais revenue me trouver. Je devins pour ma part ? partir de cette ?poque de plus en plus difficile ? contenter et je n?avais plus que deux id?es en t?te: sauver ma peau et partir pour l?Am?rique. Mais ?chapper ? la guerre constituait d?j? une Cuvre initiale qui me tint tout essouffl? pendant des mois et des mois. ? Des canons! des hommes! des munitions! ??qu?ils exigeaient sans jamais en sembler las, les patriotes. Il para?t qu?on ne pouvait plus dormir tant que la pauvre Belgique et l?innocente petite Alsace n?auraient pas ?t? arrach?es au joug germanique. C??tait une obsession qui emp?chait, nous affirmait?on, les meilleurs d?entre nous de respirer, de manger, de copuler. ?a n?avait pas l?air tout de m?me de les emp?cher de faire des affaires les survivants. Le moral ?tait bon ? l?arri?re, on pouvait le dire. Il fallut r?int?grer en vitesse nos r?giments. Mais moi d?s la premi?re visite, on me trouva trop au-dessous de la moyenne encore, et juste bon pour ?tre dirig? sur un autre h?pital, pour osseux et nerveux celui-l?. Un matin nous sort?mes ? six du D?p?t, trois artilleurs et trois dragons, bless?s et malades ? la recherche de cet endroit o? se r?parait la vaillance perdue, les r?flexes abolis et les bras cass?s. Nous pass?mes d?abord, comme tous les bless?s de l??poque, pour le contr?le, au Val?de?Gr?ce, citadelle ventrue, si noble et toute barbue d?arbres et qui sentait bien fort l?omnibus par ses couloirs, odeur aujourd?hui et sans doute ? jamais disparue, mixture de pieds, de paille et de lampes ? huile. Nous ne f?mes pas long feu au Val, ? peine entrevus nous ?tions engueul?s et comme il faut, par deux officiers gestionnaires, pelliculaires et surmen?s, menac?s par ceux-ci du Conseil et projet?s ? nouveau par d?autres Administrateurs dans la rue. Ils n?avaient pas de place pour nous, qu?ils disaient, en nous indiquant une destination vague: un bastion, quelque part, dans les zones autour de la ville. De bistrots en bastions, de mominettes en caf?s cr?me, nous part?mes donc ? six au hasard des mauvaises directions, ? la recherche de ce nouvel abri qui paraissait sp?cialis? dans la gu?rison des incapables h?ros dans notre genre. Un seul d?entre nous six poss?dait un rudiment de bien, qui tenait tout entier, il faut le dire, dans une petite bo?te en zinc de biscuits Pernot, marque c?l?bre alors et dont je n?entends plus parler. L?-dedans, il cachait, notre camarade, des cigarettes, et une brosse ? dents, m?me qu?on en rigolait tous, de ce soin peu commun alors, qu?il prenait de ses dents, et que nous on le traitait, ? cause de ce raffinement insolite, d?? homosexuel ?. Enfin, nous abord?mes, apr?s bien des h?sitations, vers le milieu de la nuit, aux remblais bouffis de t?n?bres de ce bastion de Bic?tre, le ? 43 ? qu?il s?intitulait. C??tait le bon. On venait de le mettre ? neuf pour recevoir des ?clop?s et des vieillards. Le jardin n??tait m?me pas fini. Quand nous arriv?mes, il n?y avait encore en fait d?habitants que la concierge, dans la partie militaire. Il pleuvait dru. Elle eut peur de nous la concierge en nous entendant, mais nous la f?mes rire en lui mettant la main tout de suite au bon endroit. ??Je croyais que c??tait des Allemands! fit?elle.?? Ils sont loin! lui r?pondit-on.?? O? c?est que vous ?tes malades? s?inqui?tait-el-le.?? Partout; mais pas au zizi! ??fit un artilleur en r?ponse. Alors ?a, on pouvait dire que c??tait du vrai esprit et qu?elle appr?ciait en plus, la concierge. Dans ce m?me bastion s?journ?rent par la suite avec nous des vieillards de l?Assistance publique. On avait construit pour eux, d?urgence, de nouveaux b?timents garnis de kilom?tres de vitrages, on les gardait l??dedans jusqu?? la fin des hostilit?s, comme des insectes. Sur les buttes d?alentour, une ?ruption de lotissements ?triqu?s se disputaient des tas de boue fuyante mal contenue entre des s?ries de cabanons pr?caires. ? l?abri de ceux-ci poussent de temps ? autre une laitue et trois radis, dont on ne sait jamais pourquoi, des limaces d?go?t?es consentent ? faire hommage au propri?taire. Notre h?pital ?tait propre, comme il faut se d?p?cher de voir ces choses-l?, quelques semaines, tout ? leur d?but, car pour l?entretien des choses chez nous, on a aucun go?t, on est m?me ? cet ?gard de francs d?gueulasses. On s?est couch?s, je dis donc, au petit bonheur des lits m?talliques et ? la lumi?re lunaire, c??tait si neuf ces locaux que l??lectricit? n?y venait pas encore. Au r?veil, notre nouveau m?decin-chef est venu se faire conna?tre, tout content de nous voir, qu?il semblait, toute cordialit? dehors. Il avait des raisons de son c?t? pour ?tre heureux, il venait d??tre nomm? ? quatre galons. Cet homme poss?dait en plus les plus beaux yeux du monde, velout?s et surnaturels, il s?en servait beaucoup pour l??moi de quatre charmantes infirmi?res b?n?voles qui l?entouraient de pr?venances et de mimiques et qui n?en perdaient pas une miette de leur m?decin-chef. D?s le premier contact, il se saisit de notre moral, comme il nous en pr?vint. Sans fa?on, empoignant famili?rement l??paule de l?un de nous, le secouant paternellement, la voix r?confortante, il nous tra?a les r?gles et le plus court chemin pour aller gaillardement et au plus t?t encore nous refaire casser la gueule. D?o? qu?ils provinssent d?cid?ment, ils ne pensaient qu?? cela. On aurait dit que ?a leur faisait du bien. C??tait le nouveau vice. ??La France, mes amis, vous a fait confiance, c?est une femme, la plus belle des femmes la France! entonna-t-il. Elle compte sur votre h?ro?sme la France! Victime de la plus l?che, de la plus abominable agression. Elle a le droit d?exiger de ses fils d??tre veng?e profond?ment la France! D??tre r?tablie dans l?int?grit? de son territoire, m?me au prix du sacrifice le plus haut la France! Nous ferons tous ici, en ce qui nous concerne, notre devoir, mes amis, faites le v?tre! Notre science vous appartient! Elle est v?tre! Toutes ses ressources sont au service de votre gu?rison! Aidez-nous ? votre tour dans la mesure de votre bonne volont?! Je le sais, elle nous est acquise votre bonne volont?! Et que bient?t vous puissiez tous reprendre votre place ? c?t? de vos chers camarades des tranch?es! Votre place sacr?e! Pour la d?fense de notre sol ch?ri. Vive la France! En avant! ??Il savait parler aux soldats. Nous ?tions chacun au pied de notre lit, dans la position du garde-?-vous, l??coutant. Derri?re lui, une brune du groupe de ses jolies infirmi?res dominait mal l??motion qui l??treignait et que quelques larmes rendirent visible. Les autres infirmi?res, ses compagnes, s?empress?rent aussit?t: ??Ch?rie! Ch?rie! Je vous assure? Il reviendra, voyons!.. ? C??tait une de ses cousines, la blonde un peu boulotte, qui la consolait le mieux. En passant pr?s de nous, la soutenant dans ses bras, elle me confia la boulotte qu?elle d?faillait ainsi la cousine jolie, ? cause du d?part r?cent d?un fianc? mobilis? dans la marine. Le ma?tre ardent, d?concert?, s?effor?ait d?att?nuer le bel et tragique ?moi propag? par sa br?ve et vibrante allocution. Il en demeurait tout confus et pein? devant elle. R?veil d?une trop douloureuse inqui?tude dans un cCur d??lite, ?videmment path?tique, tout sensibilit? et tendresse. ??Si nous avions su, ma?tre! chuchotait encore la blonde cousine, nous vous aurions pr?venu? Ils s?aiment si tendrement si vous saviez!.. ??Le groupe des infirmi?res et le Ma?tre lui?m?me disparurent parlotant toujours et bruissant ? travers le couloir. On ne s?occupait plus de nous. J?essayai de me rappeler et de comprendre le sens de cette allocution qu?il venait de prononcer, l?homme aux yeux splendides, mais loin, moi, de m?attrister elles me parurent en y r?fl?chissant, ces paroles, extraordinairement bien faites pour me d?go?ter de mourir. C??tait aussi l?avis des autres camarades, mais ils n?y trouvaient pas au surplus comme moi, une fa?on de d?fi et d?insulte. Eux ne cherchaient gu?re ? comprendre ce qui se passait autour de nous dans la vie, ils discernaient seulement, et encore ? peine, que le d?lire ordinaire du monde s??tait accru depuis quelques mois, dans de telles proportions, qu?on ne pouvait d?cid?ment plus appuyer son existence sur rien de stable. Ici ? l?h?pital, tout comme dans la nuit des Flandres la mort nous tracassait; seulement ici, elle nous mena?ait de plus loin la mort irr?vocable tout comme l?-bas, c?est vrai, une fois lanc?e sur votre tremblante carcasse par les soins de l?Administration. Ici, on ne nous engueulait pas, certes, on nous parlait m?me avec douceur, on nous parlait tout le temps d?autre chose que de la mort, mais notre condamnation figurait toutefois, bien nette au coin de chaque papier qu?on nous demandait de signer, dans chaque pr?caution qu?on prenait ? notre ?gard: M?dailles? Bracelets? La moindre permission? N?importe quel conseil? On se sentait compt?s, guett?s, num?rot?s dans la grande r?serve des partants de demain. Alors forc?ment, tout ce monde civil et sanitaire ambiant avait l?air plus l?ger que nous, par comparaison. Les infirmi?res, ces garces, ne le partageaient pas, elles, notre destin, elles ne pensaient par contraste, qu?? vivre longtemps, et plus longtemps encore et ? aimer c??tait clair, ? se promener et ? mille et dix mille fois faire et refaire l?amour. Chacune de ces ang?liques tenait ? son petit plan dans le p?rin?e, comme les for?ats, pour plus tard, le petit plan d?amour, quand nous serions, nous, crev?s dans une boue quelconque et Dieu sait comment! Elles vous auraient alors des soupirs rem?moratifs sp?ciaux de tendresse qui les rendraient plus attrayantes encore, elles ?voqueraient en silences ?mus, les tragiques temps de la guerre, les revenants? ? Vous souvenez-vous du petit Bardamu, di-raient-elles ? l?heure cr?pusculaire en pensant ? moi, celui qu?on avait tant de mal ? emp?cher de tousser?.. Il en avait un mauvais moral celui-l?, le pauvre petit? Qu?a-t-il pu devenir? ? Quelques regrets po?tiques plac?s ? propos si?ent ? une femme aussi bien que certains cheveux vaporeux sous les rayons de la lune. ? l?abri de chacun de leurs mots et de leur sollicitude, il fallait d?s maintenant comprendre: ??Tu vas crever gentil militaire? Tu vas crever? C?est la guerre? Chacun sa vie? Chacun son r?le? Chacun sa mort? Nous avons l?air de partager ta d?tresse? Mais on ne partage la mort de personne? Tout doit ?tre aux ?mes et aux corps bien portants, fa?on de distraction et rien de plus et rien de moins, et nous sommes nous des solides jeunes filles, belles, consid?r?es, saines et bien ?lev?es? Pour nous tout devient, biologie automatique, joyeux spectacle et se convertit en joie! Ainsi l?exige notre sant?! Et les vilaines licences du chagrin nous sont impossibles? Il nous faut des excitants ? nous, rien que des excitants? Vous serez vite oubli?s, petits soldats? Soyez gentils, crevez bien vite? Et que la guerre finisse et qu?on puisse se marier avec un de vos aimables officiers? Un brun surtout!.. Vive la Patrie dont parle toujours papa!.. Comme l?amour doit ?tre bon quand il revient de la guerre!.. Il sera d?cor? notre petit mari!.. Il sera distingu? Vous pourrez cirer ses jolies bottes le beau jour de notre mariage si vous existez encore ? ce moment-l?, petit soldat? Ne serez-vous pas alors heureux de notre bonheur, petit soldat?.. ? Chaque matin, nous le rev?mes, et le rev?mes encore le m?decin?chef, suivi de ses infirmi?res. C??tait un savant, appr?mes-nous. Autour de nos salles r?serv?es venaient trotter les vieillards de l?hospice d?? c?t? en bonds inutiles et disjoints. Ils s?en allaient crachoter leurs cancans avec leurs caries d?une salle ? l?autre, porteurs de petits bouts de ragots et m?disances ?cul?es. Ici clo?tr?s dans leur mis?re officielle comme au fond d?un enclos baveux, les vieux travailleurs broutaient toute la fiente qui d?pose autour des ?mes ? l?issue des longues ann?es de servitude. Haines impuissantes, rancies dans l?oisivet? pisseuse des salles communes. Ils ne se servaient de leurs ultimes et chevrotantes ?nergies que pour se nuire encore un petit peu et se d?truire dans ce qui leur restait de plaisir et de souffle. Supr?me plaisir! Dans leur carcasse racornie il ne subsistait plus un seul atome qui ne f?t strictement m?chant. D?s qu?il fut entendu que nous partagerions, soldats, les commodit?s relatives du bastion avec ces vieillards, ils se mirent ? nous d?tester ? l?unisson, non sans venir toutefois en m?me temps mendier et sans r?pit nos r?sidus de tabac ? la tra?ne le long des crois?es et les bouts de pain rassis tomb?s dessous les bancs. Leurs faces parchemin?es s??crasaient ? l?heure des repas contre les vitres de notre r?fectoire. Il passait entre les plis chassieux de leurs nez des petits regards de vieux rats convoiteux. L?un de ces infirmes paraissait plus astucieux et coquin que les autres, il venait nous chanter des chansonnettes de son temps pour nous distraire, le p?re Birouette qu?on l?appelait. Il voulait bien faire tout ce qu?on voulait pourvu qu?on lui donn?t du tabac, tout ce qu?on voulait sauf passer devant la morgue du bastion qui d?ailleurs ne ch?mait gu?re. L?une des blagues consistait ? l?emmener de ce c?t?-l?, soi-disant en promenade. ??Tu veux pas entrer? ??qu?on lui demandait quand on ?tait en plein devant la porte. Il se sauvait alors bien r?leux mais si vite et si loin qu?on ne le revoyait plus de deux jours au moins, le p?re Birouette. Il avait entrevu la mort. Notre m?decin-chef aux beaux yeux, le professeur Bestombes, avait fait installer pour nous redonner de l??me, tout un appareillage tr?s compliqu? d?engins ?lectriques ?tincelants dont nous subissions les d?charges p?riodiques, effluves qu?il pr?tendait toniques et qu?il fallait accepter sous peine d?expulsion. Il ?tait fort riche, semblait-il, Bestombes, il fallait l??tre pour acheter tout ce co?teux bazar ?lectrocuteur. Son beau-p?re, grand politique, ayant puissamment tripot? au cours d?achats gouvernementaux de terrains, lui permettait ces largesses. Il fallait en profiter. Tout s?arrange. Crimes et ch?timents. Tel qu?il ?tait, nous ne le d?testions pas. Il examinait notre syst?me nerveux avec un soin extraordinaire, et nous interrogeait sur le ton d?une courtoise familiarit?. Cette bonhomie soigneusement mise au point divertissait d?licieusement les infirmi?res, toutes distingu?es, de son service. Elles attendaient chaque matin, ces mignonnes, le moment de se r?jouir des manifestations de sa haute gentillesse, c??tait du nanan. Nous jouions tous en somme dans une pi?ce o? il avait choisi lui Bestombes le r?le du savant bienfaisant et profond?ment, aimablement humain, le tout ?tait de s?entendre. Dans ce nouvel h?pital, je faisais chambre commune avec le sergent Branledore, rengag?; c??tait un ancien convive des h?pitaux, lui, Branledore. Il avait tra?n? son intestin perfor? depuis des mois, dans quatre diff?rents services. Il avait appris au cours de ces s?jours ? attirer et puis ? retenir la sympathie active des infirmi?res. Il rendait, urinait et coliquait du sang assez souvent Branledore, il avait aussi bien du mal ? respirer, mais cela n?aurait pas enti?rement suffi ? lui concilier les bonnes gr?ces toutes sp?ciales du personnel traitant qui en voyait bien d?autres. Alors entre deux ?touffements s?il y avait un m?decin ou une infirmi?re ? passer par l?: ??Victoire! Victoire! Nous aurons la Victoire! ??criait Branledore, ou le murmurait du bout ou de la totalit? de ses poumons selon le cas. Ainsi rendu conforme ? l?ardente litt?rature agressive, par un effet d?opportune mise en sc?ne, il jouissait de la plus haute cote morale. Il le poss?dait, le truc, lui. Comme le Th??tre ?tait partout il fallait jouer et il avait bien raison Branledore; rien aussi n?a l?air plus idiot et n?irrite davantage, c?est vrai, qu?un spectateur inerte mont? par hasard sur les planches. Quand on est l?-dessus, n?est-ce pas, il faut prendre le ton, s?animer, jouer, se d?cider ou bien dispara?tre. Les femmes surtout demandaient du spectacle et elles ?taient impitoyables, les garces, pour les amateurs d?concert?s. La guerre, sans conteste, porte aux ovaires, elles en exigeaient des h?ros, et ceux qui ne l??taient pas du tout devaient se pr?senter comme tels ou bien s?appr?ter ? subir le plus ignominieux des destins. Apr?s huit jours pass?s dans ce nouveau service, nous avions compris l?urgence d?avoir ? changer de d?gaine et, gr?ce ? Branledore (dans le civil placier en dentelles), ces m?mes hommes apeur?s et recherchant l?ombre, poss?d?s par des souvenirs honteux d?abattoirs que nous ?tions en arrivant, se mu?rent en une satan?e bande de gaillards, tous r?solus ? la victoire et je vous le garantis arm?s d?abattage et de formidables propos. Un dru langage ?tait devenu en effet le n?tre, et si sal? que ces dames en rougissaient parfois, elles ne s?en plaignaient jamais cependant parce qu?il est bien entendu qu?un soldat est aussi brave qu?insouciant, et grossier plus souvent qu?? son tour, et que plus il est grossier et que plus il est brave. Au d?but, tout en copiant Branledore de notre mieux, nos petites allures patriotiques n??taient pas encore tout ? fait au point, pas tr?s convaincantes. Il fallut une bonne semaine et m?me deux de r?p?titions intensives pour nous placer absolument dans le ton, le bon. D?s que notre m?decin, professeur agr?g? Bestombes, eut not?, ce savant, la brillante am?lioration de nos qualit?s morales, il r?solut, ? titre d?encouragement, de nous autoriser quelques visites, ? commencer par celles de nos parents. Certains soldats bien dou?s, ? ce que j?avais entendu conter, ?prouvaient quand ils se m?laient aux combats, une sorte de griserie et m?me une vive volupt?. D?s que pour ma part j?essayais d?imaginer une volupt? de cet ordre bien sp?cial, je m?en rendais malade pendant huit jours au moins. Je me sentais si incapable de tuer quelqu?un, qu?il valait d?cid?ment mieux que j?y renonce et que j?en finisse tout de suite. Non que l?exp?rience m?e?t manqu?, on avait m?me fait tout pour me donner le go?t, mais le don me faisait d?faut. Il m?aurait fallu peut-?tre une plus lente initiation. Je r?solus certain jour de faire part au professeur Bestombes des difficult?s que j??prouvais corps et ?me ? ?tre aussi brave que je l?aurais voulu et que les circonstances, sublimes certes, l?exigeaient. Je redoutais un peu qu?il se pr?t ? me consid?rer comme un effront?, un bavard impertinent? Mais point du tout. Au contraire! Le Ma?tre se d?clara tout ? fait heureux que dans cet acc?s de franchise je vienne m?ouvrir ? lui du trouble d??me que je ressentais. ? Vous allez mieux Bardamu, mon ami! Vous allez mieux, tout simplement! ??Voici ce qu?il concluait. ??Cette confidence que vous venez me faire, absolument spontan?ment, je la consid?re, Bardamu, comme l?indice tr?s encourageant d?une am?lioration notable de votre ?tat mental? Vaudesquin, d?ailleurs, cet observateur modeste, mais combien sagace, des d?faillances morales chez les soldats de l?Empire, avait r?sum?, d?s 1802, des observations de ce genre dans un m?moire ? pr?sent classique, bien qu?injustement n?glig? par nos ?tudiants actuels, o? il notait, dis-je, avec beaucoup de justesse et de pr?cision des crises dites d??aveux?, qui surviennent, signe entre tous excellent, chez le convalescent moral? Notre grand Dupr?, pr?s d?un si?cle plus tard, sut ?tablir ? propos du m?me sympt?me sa nomenclature d?sormais c?l?bre o? cette crise identique figure sous le titre de crise du ?rassemblement des souvenirs?, crise qui doit, selon le m?me auteur, pr?c?der de peu, lorsque la cure est bien conduite, la d?b?cle massive des id?ations anxieuses et la lib?ration d?finitive du champ de la conscience, ph?nom?ne second en somme dans le cours du r?tablissement psychique. Dupr? donne d?autre part, dans sa terminologie si imag?e et dont il avait l?apanage, le nom de ?diarrh?e cogitive de lib?ration ? cette crise qui s?accompagne chez le sujet d?une sensation d?euphorie tr?s active, d?une reprise tr?s marqu?e de l?activit? de relations, reprise, entre autres, tr?s notable du sommeil, qu?on voit se prolonger soudain pendant des journ?es enti?res, enfin autre stade: suractivit? tr?s marqu?e des fonctions g?nitales, ? tel point qu?il n?est pas rare d?observer chez les m?mes malades auparavant frigides, de v?ritables ?fringales ?rotiques?. D?o? cette formule: ?Le malade n?entre pas dans la gu?rison, il s?y rue!? Tel est le terme magnifiquement descriptif, n?est-ce pas, de ces triomphes r?cup?ratifs, par lequel un autre de nos grands psychiatres fran?ais du si?cle dernier, Philibert Margeton, caract?risait la reprise v?ritablement triomphale de toutes les activit?s normales chez un sujet convalescent de la maladie de la peur? Pour ce qui vous concerne, Bardamu, je vous consid?re donc et d?s ? pr?sent, comme un v?ritable convalescent? Vous int?ressera-t-il, Bardamu, puisque nous en sommes ? cette satisfaisante conclusion, de savoir que demain, pr?cis?ment, je pr?sente ? la Soci?t? de Psychologie militaire un m?moire sur les qualit?s fondamentales de l?esprit humain?.. Ce m?moire est de qualit?, je le crois. ??Certes, Ma?tre, ces questions me passionnent? ??Eh bien, sachez, en r?sum?, Bardamu, que j?y d?fends cette th?se: qu?avant la guerre, l?homme restait pour le psychiatre un inconnu clos et les ressources de son esprit une ?nigme? ??C?est bien aussi mon tr?s modeste avis, Ma?tre? ??La guerre, voyez-vous, Bardamu, par les moyens incomparables qu?elle nous donne pour ?prouver les syst?mes nerveux, agit ? la mani?re d?un formidable r?v?lateur de l?Esprit humain! Nous en avons pour des si?cles ? nous pencher, m?ditatifs, sur ces r?v?lations pathologiques r?centes, des si?cles d??tudes passionn?es? Avouons-le franchement? Nous ne faisions que soup?onner jusqu?ici les richesses ?motives et spirituelles de l?homme! Mais ? pr?sent, gr?ce ? la guerre, c?est fait? Nous p?n?trons, par suite d?une effraction, douloureuse certes, mais pour la science, d?cisive et providentielle, dans leur intimit?! D?s les premi?res r?v?lations, le devoir du psychologue et du moraliste modernes ne fit, pour moi Bestombes, plus aucun doute! Une r?forme totale de nos conceptions psychologiques s?imposait! ? C??tait bien mon avis aussi, ? moi, Bardamu. ??Je crois, en effet, Ma?tre, qu?on ferait bien? ??Ah! vous le pensez aussi, Bardamu, je ne vous le fais pas dire! Chez l?homme, voyez-vous, le bon et le mauvais s??quili-brent, ?go?sme d?une part, altruisme de l?autre? Chez les sujets d??lite, plus d?altruisme que d??go?sme. Est?ce exact? Est?ce bien cela? ??C?est exact, Ma?tre, c?est cela m?me? ??Et chez le sujet d??lite quel peut ?tre, je vous le demande Bardamu, la plus haute entit? connue qui puisse exciter son altruisme et l?obliger ? se manifester incontestablement, cet altruisme? ??Le patriotisme, Ma?tre! ??Ah! Voyez-vous, je ne vous le fais pas dire! Vous me comprenez tout ? fait bien? Bardamu! Le patriotisme et son corollaire, la gloire, tout simplement, sa preuve! ??C?est vrai! ??Ah! nos petits soldats, remarquez-le, et d?s les premi?res ?preuves du feu ont su se lib?rer spontan?ment de tous les sophismes et concepts accessoires, et particuli?rement des sophismes de la conservation. Ils sont all?s d?instinct et d?embl?e se fondre avec notre v?ritable raison d??tre, notre Patrie. Pour acc?der ? cette v?rit?, non seulement l?intelligence est superflue, Bardamu, mais elle g?ne! C?est une v?rit? du cCur, la Patrie, comme toutes les v?rit?s essentielles, le peuple ne s?y trompe pas! L? pr?cis?ment o? le mauvais savant s??gare? ??Cela est beau, Ma?tre! Trop beau! C?est de l?Antique! ? Il me serra les deux mains presque affectueusement, Bestombes. D?une voix devenue paternelle, il voulut bien ajouter encore ? mon profit: ??C?est ainsi que j?entends traiter mes malades, Bardamu, par l??lectricit? pour le corps et pour l?esprit, par de vigoureuses doses d??thique patriotique, par les v?ritables injections de la morale reconstituante! ??Je vous comprends, Ma?tre! ? Je comprenais en effet de mieux en mieux. En le quittant, je me rendis sans tarder ? la messe avec mes compagnons reconstitu?s dans la chapelle battant neuf, j?aper?us Branledore qui manifestait de son haut moral derri?re la grande porte o? il donnait justement des le?ons d?entrain ? la petite fille de la concierge. J?allai de suite l?y rejoindre, comme il m?y conviait. L?apr?s-midi, des parents vinrent de Paris pour la premi?re fois depuis que nous ?tions l? et puis ensuite chaque semaine. J?avais ?crit enfin ? ma m?re. Elle ?tait heureuse de me retrouver ma m?re, et pleurnichait comme une chienne ? laquelle on a rendu enfin son petit. Elle croyait aussi sans doute m?aider beaucoup en m?embrassant, mais elle demeurait cependant inf?rieure ? la chienne parce qu?elle croyait aux mots elle qu?on lui disait pour m?enlever. La chienne au moins, ne croit que ce qu?elle sent. Avec ma m?re, nous f?mes un grand tour dans les rues proches de l?h?pital, une apr?s-midi, ? marcher en tra?nant dans les ?bauches des rues qu?il y a par l?, des rues aux lampadaires pas encore peints, entre les longues fa?ades suintantes, aux fen?tres bariol?es des cent petits chiffons pendants, les chemises des pauvres, ? entendre le petit bruit du graillon qui cr?pite ? midi, orage des mauvaises graisses. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, l? o? le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre ? qui veut le voir son grand derri?re en bo?tes ? ordures. Il y a des usines qu?on ?vite en promenant, qui sentent toutes les odeurs, les unes ? peine croyables et o? l?air d?alentour se refuse ? puer davantage. Tout pr?s, moisit la petite f?te foraine, entre deux hautes chemin?es in?gales, ses chevaux de bois d?peint sont trop co?teux pour ceux qui les d?sirent, pendant des semaines enti?res souvent, petits morveux rachitiques, attir?s, repouss?s et retenus ? la fois, tous les doigts dans le nez, par leur abandon, la pauvret? et la musique. Tout se passe en efforts pour ?loigner la v?rit? de ces lieux qui revient pleurer sans cesse sur tout le monde; on a beau faire, on a beau boire, et du rouge encore, ?pais comme de l?encre, le ciel reste ce qu?il est l?-bas, bien referm? dessus, comme une grande mare pour les fum?es de la banlieue. Par terre, la boue vous tire sur la fatigue et les c?t?s de l?existence sont ferm?s aussi, bien clos par des h?tels et des usines encore. C?est d?j? des cercueils les murs de ce c?t?-l?. Lola, bien partie, Musyne aussi, je n?avais plus personne. C?est pour ?a que j?avais fini par ?crire ? ma m?re, question de voir quelqu?un. ? vingt ans je n?avais d?j? plus que du pass?. Nous parcour?mes ensemble avec ma m?re des rues et des rues du dimanche. Elle me racontait les choses menues de son commerce, ce qu?on disait autour d?elle de la guerre, en ville, que c??tait triste, la guerre, ? ?pouvantable ? m?me, mais qu?avec beaucoup de courage, nous finirions tous par en sortir, les tu?s pour elle c??tait rien que des accidents, comme aux courses, y n?ont qu?? bien se tenir, on ne tombait pas. En ce qui la concernait, elle n?y d?couvrait dans la guerre qu?un grand chagrin nouveau qu?elle essayait de ne pas trop remuer; il lui faisait comme peur ce chagrin; il ?tait combl? de choses redoutables qu?elle ne comprenait pas. Elle croyait au fond que les petites gens de sa sorte ?taient faits pour souffrir de tout, que c??tait leur r?le sur la terre, et que si les choses allaient r?cemment aussi mal, ?a devait tenir encore, en grande partie ? ce qu?ils avaient commis bien des fautes accumul?es, les petites gens? Ils avaient d? faire des sottises, sans s?en rendre compte, bien s?r, mais tout de m?me ils ?taient coupables et c??tait d?j? bien gentil qu?on leur donne ainsi en souffrant l?occasion d?expier leurs indignit?s? C??tait une ? intouchable ? ma m?re. Cet optimisme r?sign? et tragique lui servait de foi et formait le fond de sa nature. Nous suivions tous les deux les rues ? lotir, sous la pluie; les trottoirs par l? enfoncent et se d?robent, les petits fr?nes en bordure gardent longtemps leurs gouttes aux branches, en hiver, tremblantes dans le vent, mince f?erie. Le chemin de l?h?pital passait devant de nombreux h?tels r?cents, certains avaient des noms, d?autres n?avaient m?me pas pris ce mal. ??? la semaine ? qu?ils ?taient, tout simplement. La guerre les avait vid?s brutalement de leur contenu de t?cherons et d?ouvriers. Ils n?y rentreraient m?me plus pour mourir les locataires. C?est un travail aussi ?a mourir, mais ils s?en acquitteraient dehors. Ma m?re me reconduisait ? l?h?pital en pleurnichant, elle acceptait l?accident de ma mort, non seulement elle consentait, mais elle se demandait si j?avais autant de r?signation qu?ele-m?me. Elle croyait ? la fatalit? autant qu?au beau m?tre des Arts et M?tiers, dont elle m?avait toujours parl? avec respect, parce qu?elle avait appris ?tant jeune, que celui dont elle se servait dans son commerce de mercerie ?tait la copie scrupuleuse de ce superbe ?talon officiel. Entre les lotissements de cette campagne d?chue existaient encore quelques champs et cultures de-ci de-l?, et m?me accroch?s ? ces bribes quelques vieux paysans coinc?s entre les maisons nouvelles. Quand il nous restait du temps avant la rentr?e du soir, nous allions les regarder avec ma m?re, ces dr?les de paysans s?acharner ? fouiller avec du fer cette chose molle et grenue qu?est la terre, o? on met ? pourrir les morts et d?o? vient le pain quand m?me. ???a doit ?tre bien dur la terre! ??qu?elle remarquait chaque fois en les regardant ma m?re bien perplexe. Elle ne connaissait en fait de mis?res que celles qui ressemblaient ? la sienne, celles des villes, elle essayait de s?imaginer ce que pouvaient ?tre celles de la campagne. C?est la seule curiosit? que je lui aie jamais connue, ? ma m?re, et ?a lui suffisait comme distraction pour un dimanche. Elle rentrait avec ?a en ville. Je ne recevais plus du tout de nouvelles de Lola, ni de Musyne non plus. Elles demeuraient d?cid?ment les garces du bon c?t? de la situation o? r?gnait une consigne souriante mais implacable d??limination envers nous autres, nous les viandes destin?es aux sacrifices. ? deux reprises ainsi on m?avait d?j? reconduit vers les endroits o? se parquent les otages. Question de temps et d?attente seulement. Les jeux ?taient faits. Branledore mon voisin d?h?pital, le sergent, jouissait, je l?ai racont?, d?une persistante popularit? parmi les infirmi?res, il ?tait recouvert de pansements et ruisselait d?optimisme. Tout le monde ? l?h?pital l?enviait et copiait ses mani?res. Devenus pr?sentables et pas d?go?tants du tout moralement nous nous m?mes ? notre tour ? recevoir les visites de gens bien plac?s dans le monde et haut situ?s dans l?administration parisienne. On se le r?p?ta dans les salons, que le centre neuro-m?dical du professeur Bestombes devenait le v?ritable lieu de l?intense ferveur patriotique, le foyer, pour ainsi dire. Nous e?mes d?sormais ? nos jours non seulement des ?v?ques, mais une duchesse italienne, un grand munitionnaire, et bient?t l?Op?ra lui-m?me et les pensionnaires du Th??tre?Fran?ais. On venait nous admirer sur place. Une belle subventionn?e de la Com?die qui r?citait les vers comme pas une revint m?me ? mon chevet pour m?en d?clamer de particuli?rement h?ro?ques. Sa rousse et perverse chevelure (la peau allant avec) ?tait parcourue pendant ce temps-l? d?ondes ?tonnantes qui m?arrivaient droit par vibrations jusqu?au p?rin?e. Comme elle m?interrogeait cette divine sur mes actions de guerre, je lui donnai tant de d?tails et des si excit?s et des si poignants, qu?elle ne me quitta d?sormais plus des yeux. ?mue durablement, elle manda licence de faire frapper en vers, par un po?te de ses admirateurs, les plus intenses passages de mes r?cits. J?y consentis d?embl?e. Le professeur Bestombes, mis au courant de ce projet, s?y d?clara particuli?rement favorable. Il donna m?me une interview ? cette occasion et le m?me jour aux envoy?s d?un grand ? Illustr? national ? qui nous photographia tous ensemble sur le perron de! h?pital aux c?t?s de la belle soci?taire. ??C?est le plus haut devoir des po?tes, pendant les heures tragiques que nous traversons, d?clara le professeur Bestombes, qui n?en ratait pas une, de nous redonner le go?t de l??pop?e! Les temps ne sont plus aux petites combinaisons mesquines! Sus aux litt?ratures racornies! Une ?me nouvelle nous est ?close au milieu du grand et noble fracas des batailles! L?essor du grand renouveau patriotique l?exige d?sormais! Les hautes cimes promises ? notre Gloire!.. Nous exigeons le souffle grandiose du po?me ?pique!.. Pour ma part, je d?clare admirable que dans cet h?pital que je dirige, il vienne ? se former sous nos yeux, inoubliablement, une de ces sublimes collaborations cr?atrices entre le Po?te et l?un de nos h?ros! ? Branledore, mon compagnon de chambre, dont l?imagination avait un peu de retard sur la mienne dans la circonstance et qui ne figurait pas non plus sur la photo en con?ut une vive et tenace jalousie. Il se mit d?s lors ? me disputer sauvagement la palme de l?h?ro?sme. Il inventait de nouvelles histoires, il se surpassait, on ne pouvait plus l?arr?ter, ses exploits tenaient du d?lire. Il m??tait difficile de trouver plus fort, d?ajouter quelque chose encore ? de telles outrances, et cependant personne ? l?h?pital ne se r?signait, c??tait ? qui parmi nous, saisi d??mulation, inventerait ? qui mieux mieux d?autres ? belles pages guerri?res ? o? figurer sublimement. Nous vivions un grand roman de geste, dans la peau de personnages fantastiques, au fond desquels, d?risoires, nous tremblions de tout le contenu de nos viandes et de nos ?mes. On en aurait bav? si on nous avait surpris au vrai. La guerre ?tait m?re. Notre grand Bestombes recevait encore les visites de nombreux notables ?trangers, messieurs scientifiques, neutres, sceptiques et curieux. Les Inspecteurs g?n?raux du Minist?re passaient sabr?s et pimpants ? travers nos salles, leur vie militaire prolong?e ? ceux?l?, rajeunis donc c?est???dire, et gonfl?s d?indemnit?s nouvelles. Aussi n??taient-ils point chiches de distinctions et d??loges les Inspecteurs. Tout allait bien. Bestombes et ses bless?s superbes devinrent l?honneur du service de Sant?. Ma belle protectrice du ? Fran?ais ? revint elle-m?me bient?t une fois encore pour me rendre visite, en particulier, cependant que son po?te familier achevait, rim?, le r?cit de mes exploits. Ce jeune homme, je le rencontrai finalement, p?le, anxieux, quelque part au d?tour d?un couloir. La fragilit? des fibres de son cCur, me confia?t?il, de l?avis m?me des m?decins, tenait du miracle. Aussi le retenaient-ils, ces m?decins soucieux des ?tres fragiles, loin des arm?es. En compensation, il avait entrepris, ce petit barde, au p?ril de sa sant? m?me et de toutes ses supr?mes forces spirituelles, de forger, pour nous, l?? Airain Moral de notre Victoire ?. Un bel outil par cons?quent, en vers inoubliables, bien entendu, comme tout le reste. Je n?allais pas m?en plaindre, puisqu?il m?avait choisi entre tant d?autres braves ind?niables pour ?tre son h?ros! Je fus d?ailleurs, avouons?le, royalement servi. Ce fut magnifique ? vrai dire. L??v?nement du r?cital eut lieu ? la Com?die-Fran?aise m?me, au cours d?une apr?s-midi, dite po?tique. Tout l?h?pital fut invit?. Lorsque sur la sc?ne apparut ma rousse, fr?missante r?citante, le geste grandiose, la taille longuement moul?e dans les plis devenus enfin voluptueux du tricolore, ce fut le signal dans la salle enti?re, debout, d?sireuse, d?une de ces ovations qui n?en finissent plus. J??tais pr?par? certes, mais mon ?tonnement fut r?el n?anmoins, je ne pus celer ma stup?faction ? mes voisins en l?entendant vibrer, exhorter de la sorte, cette superbe amie, g?mir m?me, pour rendre mieux sensible tout le drame inclus dans l??pisode que j?avais invent? ? son usage. Son po?te d?cid?ment me rendait des points pour l?imaginative, il avait encore monstrueusement magnifi? la mienne, aid? de ses rimes flamboyantes, d?adjectifs formidables qui venaient retomber solennels dans l?admiratif et capital silence. Parvenue dans l?essor d?une p?riode, la plus chaleureuse du morceau, s?adressant ? la loge o? nous ?tions plac?s, Branledore et moi-m?me, et quelques autres bless?s, l?artiste, ses deux bras splendides tendus, sembla s?offrir au plus h?ro?que d?entre nous. Le po?te illustrait pieusement ? ce moment-l? un fantastique trait de bravoure que je m??tais attribu?. Je ne sais plus tr?s bien ce qui se passait, mais ?a n??tait pas de la piquette. Heureusement, rien n?est incroyable en mati?re d?h?ro?sme. Le public devina le sens de l?offrande artistique et la salle enti?re tourn?e alors vers nous, hurlante de joie, transport?e, tr?pignante, r?clamait le h?ros. Branledore accaparait tout le devant de la loge et nous d?passait tous, puisqu?il pouvait nous dissimuler presque compl?tement derri?re ses pansements. Il le faisait expr?s le salaud. Mais deux de nos camarades, eux grimp?s sur des chaises derri?re lui, se firent quand m?me admirer par la foule par?dessus ses ?paules et sa t?te. On les applaudit ? tout rompre. ? Mais, c?est de moi qu?il s?agit! ai-je failli crier ? ce moment. De moi seul! ??Je connaissais mon Branledore, on se serait engueul?s devant tout le monde et peut-?tre m?me battus. Finalement ce fut lui qui gagna la soucoupe. Il s?imposa. Triomphant, il demeura seul, comme il le d?sirait, pour recueillir l??norme hommage. Vaincus, il ne nous restait plus qu?? nous ruer, nous, vers les coulisses, ce que nous f?mes et l? nous f?mes heureusement ref?t?s. Consolation. Cependant notre actrice-inspiratrice n??tait point seule dans sa loge. ? ses c?t?s se tenait le po?te, son po?te, notre po?te. Il aimait aussi comme elle, les jeunes soldats, bien gentiment. Ils me le firent comprendre artistement. Une affaire. On me le r?p?ta, mais je n?en tins aucun compte de leurs gentilles indications. Tant pis pour moi, parce que les choses auraient pu tr?s bien s?arranger. Ils avaient beaucoup d?influence. Je pris cong? brusquement, et sottement vex?. J??tais jeune. R?capitulons: les aviateurs m?avaient ravi Lola, les Argentins pris Musyne et cet harmonieux inverti, enfin, venait de me souffler ma superbe com?dienne. D?sempar?, je quittai la Com?die pendant qu?on ?teignait les derniers flambeaux des couloirs et rejoignis seul, par la nuit, sans tramway, notre h?pital, sourici?re au fond des boues tenaces et des banlieues insoumises. Sans chiqu?, je dois bien convenir que ma t?te n?a jamais ?t? tr?s solide. Mais pour un oui, pour un non, ? pr?sent, des ?tourdissements me prenaient, ? en passer sous les voitures. Je titubais dans la guerre. En fait d?argent de poche, je ne pouvais compter pendant mon s?jour ? l?h?pital, que sur les quelques francs donn?s par ma m?re chaque semaine bien p?niblement. Aussi, me mis-je d?s que cela me fut possible ? la recherche de petits suppl?ments, par-ci par-l?, o? je pouvais en escompter. L?un de mes anciens patrons, d?abord, me sembla propice ? cet ?gard et re?ut ma visite aussit?t. Il me souvenait bien opportun?ment d?avoir besogn? quelques temps obscurs chez ce Roger Puta, le bijoutier de la Madeleine, en qualit? d?employ? suppl?mentaire, un peu avant la d?claration de la guerre. Mon ouvrage chez ce d?gueulasse bijoutier consistait en ? extras ?, ? nettoyer son argenterie du magasin, nombreuse, vari?e, et pendant les f?tes ? cadeaux, ? cause des tripotages continuels, d?entretien difficile. D?s la fermeture de la Facult?, o? je poursuivais de rigoureuses et interminables ?tudes (? cause des examens que je ratais), je rejoignais au galop l?arri?re-boutique de M. Puta et m?escrimais pendant deux ou trois heures sur ses chocolati?res, ? au blanc d?Espagne ? jusqu?au moment du d?ner. Pour prix de mon travail j??tais nourri, abondamment d?ailleurs, ? la cuisine. Mon boulot consistait encore, d?autre part, avant l?heure des cours, ? faire promener et pisser les chiens de garde du magasin. Le tout ensemble pour 40 francs par mois. La bijouterie Puta scintillait de mille diamants ? l?angle de la rue Vignon, et chacun de ces diamants co?tait autant que plusieurs d?cades de mon salaire. Ils y scintillent d?ailleurs toujours ces joyaux. Vers? dans l?auxiliaire ? la mobilisation, ce patron Puta se mit ? servir particuli?rement un Ministre, dont il conduisait de temps ? autre l?automobile. Mais d?autre part, et cette fois de fa?on tout ? fait officieuse, il se rendait Puta, des plus utiles, en fournissant les bijoux du Minist?re. Le haut personnel sp?culait fort heureusement sur les march?s conclus et ? conclure. Plus on avan?ait dans la guerre et plus on avait besoin de bijoux. M. Puta avait m?me quelquefois de la peine ? faire face aux commandes tellement il en recevait. Quand il ?tait surmen?, M. Puta arrivait ? prendre un petit air d?intelligence, ? cause de la fatigue qui le tourmentait, et uniquement dans ces moments-l?. Mais repos?, son visage, malgr? la finesse incontestable de ses traits, formait une harmonie de placidit? sotte dont il est difficile de ne pas garder pour toujours un souvenir d?sesp?rant. Sa femme Mme Puta, ne faisait qu?un avec la caisse de la maison, qu?elle ne quittait pour ainsi dire jamais. On l?avait ?lev?e pour qu?elle devienne la femme d?un bijoutier. Ambition de parents. Elle connaissait son devoir, tout son devoir. Le m?nage ?tait heureux en m?me temps que la caisse ?tait prosp?re. Ce n?est point qu?elle f?t laide, Mme Puta, non, elle aurait m?me pu ?tre assez jolie, comme tant d?autres, seulement elle ?tait si prudente, si m?fiante qu?elle s?arr?tait au bord de la beaut?, comme au bord de la vie, avec ses cheveux un peu trop peign?s, son sourire un peu trop facile et soudain, des gestes un peu trop rapides ou un peu trop furtifs. On s?aga?ait ? d?m?ler ce qu?il y avait de trop calcul? dans cet ?tre et les raisons de la g?ne qu?on ?prouvait en d?pit de tout, ? son approche. Cette r?pulsion instinctive qu?inspirent les commer?ants ? ceux qui les approchent et qui savent, est une des tr?s rares consolations qu??prouvent d??tre aussi miteux qu?ils le sont ceux qui ne vendent tien ? personne. Les soucis ?triqu?s du commerce la poss?daient donc tout enti?re Mme Puta, tout comme Mme Herote, mais dans un autre genre et comme Dieu poss?de ses religieuses, corps et ?me. De temps en temps, cependant, elle ?prouvait, notre patronne, comme un petit souci de circonstance. Ainsi lui arrivait-il de se laisser aller ? penser aux parents de la guerre. ??Quel malheur cette guerre tout de m?me pour les gens qui ont de grands enfants! ??R?fl?chis donc avant de parler! la reprenait aussit?t son mari, que ces sensibleries trouvaient, lui, pr?t et r?solu. Ne faut-il pas que la France soit d?fendue? ? Ainsi bons cCurs. mais bons patriotes par-dessus tout, sto?ques en somme, ils s?endormaient chaque soir de la guerre au-dessus des millions de leur boutique, fortune fran?aise. Dans les bordels qu?il fr?quentait de temps en temps, M. Puta se montrait exigeant et d?sireux de n??tre point pris pour un prodigue. ??Je ne suis pas un Anglais moi, mignonne, pr?venait-il d?s l?abord. Je connais le travail! Je suis un petit soldat fran?ais pas press?! ??Telle ?tait sa d?claration pr?ambulaire. Les femmes l?estimaient beaucoup pour cette fa?on sage de prendre son plaisir. Jouisseur mais pas dupe, un homme. Il profitait de ce qu?il connaissait son monde pour effectuer quelques transactions de bijoux avec la sous-ma?tresse, qui elle ne croyait pas aux placements en Bourse. M. Puta progressait de fa?on surprenante au point de vue militaire, de r?formes temporaires en sursis d?finitifs. Bient?t il fut tout ? fait lib?r? apr?s on ne sait combien de visites m?dicales opportunes. Il comptait pour l?une des plus hautes joies de son existence la contemplation et si possible la palpation de beaux mollets. C??tait au moins un plaisir par lequel il d?passait sa femme, elle uniquement vou?e au commerce. ? qualit?s ?gales, on trouve toujours, semble-t-il, un peu plus d?inqui?tude chez l?homme que chez la femme, si born?, si croupissant qu?il puisse ?tre. C??tait un petit d?but d?artiste en somme ce Puta. Beaucoup d?hommes, en fait d?art, s?en tiennent toujours comme lui ? la manie des beaux mollets. Mme Puta ?tait bien heureuse de ne pas avoir d?enfants. Elle manifestait si souvent sa satisfaction d??tre st?rile que son mari ? son tour, finit par communiquer leur contentement ? la sous?ma?tresse. ??Il faut cependant bien que les enfants de quelqu?un y aillent, r?pondait celle-ci ? son tour, puisque c?est un devoir! ??C?est vrai que la guerre comportait des devoirs. Le Ministre que servait Puta en automobile n?avait pas non plus d?enfants, les Ministres n?ont pas d?enfants. Un autre employ? accessoire travaillait en m?me temps que moi aux petites besognes du magasin vers 1913: c??tait Jean Voireuse, un peu ? figurant ? pendant la soir?e dans les petits th??tres et l?apr?s?midi livreur chez Puta. Il se contentait lui aussi de tr?s minimes appointements. Mais il se d?brouillait gr?ce au m?tro. Il allait presque aussi vite ? pied qu?en m?tro, pour faire ses courses. Alors il mettait le prix du billet dans sa poche. Tout rabiot. Il sentait un peu des pieds, c?est vrai, et m?me beaucoup, mais il le savait et me demandait de l?avertir quand il n?y avait pas de clients au magasin pour qu?il puisse y p?n?trer sans dommage et faire ses comptes en douce avec Mme Puta. Une fois l?argent encaiss?, on le renvoyait instantan?ment me rejoindre dans l?arri?re-boutique. Ses pieds lui servirent encore beaucoup pendant la guerre. Il passait pour l?agent de liaison le plus rapide de son r?giment. En convalescence il vint me voir au fort de Bic?tre et c?est m?me ? l?occasion de cette visite que nous d?cid?mes d?aller ensemble taper notre ancien patron. Qui fut dit, fut fait. Au moment o? nous arrivions boulevard de la Madeleine, on finissait l??talage? ? Tiens! Ah! vous voil? vous autres! s??tonna un peu de nous voir M. Puta. Je suis bien content quand m?me! Entrez! Vous, Voireuse, vous avez bonne mine! ?a va bien! Mais vous, Bardamu, vous avez l?air malade, mon gar?on! Enfin! vous ?tes jeune! ?a reviendra! Vous en avez de la veine, malgr? tout, vous autres! on peut dire ce que l?on voudra, vous vivez des heures magnifiques, hein? l??haut? Et ? l?air! C?est de l?Histoire ?a mes amis, ou je m?y connais pas! Et quelle Histoire! ? On ne r?pondait rien ? M. Puta, on le laissait dire tout ce qu?il voulait avant de le taper? Alors, il continuait: ? Ah! c?est dur, j?en conviens, les tranch?es!.. C?est vrai! Mais c?est joliment dur ici aussi, vous savez!.. Vous avez ?t? bless?s, hein vous autres? Moi, je suis ?reint?! J?en ai fait du service de nuit en ville depuis deux ans! Vous vous rendez compte? Pensez donc! Absolument ?reint?! Crev?! Ah! les rues de Paris pendant la nuit! Sans lumi?re, mes petits amis? Y conduire une auto et souvent avec le Ministre dedans! Et en vitesse encore! Vous pouvez pas vous imaginer!.. C?est ? se tuer dix fois par nuit!.. ??Oui, ponctua Mme Puta, et quelquefois il conduit la femme du Ministre aussi? ??Ah oui! et c?est pas fini? ??C?est terrible! repr?mes-nous ensemble. ??Et les chiens? demanda Voireuse pour ?tre poli. Qu?en a-t-on fait? Va-t-on encore les promener aux Tuileries? ??Je les ai fait abattre! Ils me faisaient du tort! ?a ne faisait pas bien au magasin!.. Des bergers allemands! ??C?est malheureux! regretta sa femme. Mais les nouveaux chiens qu?on a maintenant sont bien gentils, c?est des ?cossais? Ils sentent un peu? Tandis que nos bergers allemands, vous vous souvenez Voireuse?.. Ils ne sentaient jamais pour ainsi dire. On pouvait les garder dans le magasin enferm?s, m?me apr?s la pluie? ??Ah oui! ajouta M. Puta. C?est pas comme ce sacr? Voireuse, avec ses pieds! Est-ce qu?ils sentent toujours, vos pieds, Jean? Sacr? Voireuse va! ??Je crois encore un peu ?, qu?il a r?pondu Voireuse. ? ce moment des clients entr?rent. ? Je ne vous retiens plus, mes amis, nous fit M. Puta soucieux d??liminer Jean au plus t?t du magasin. Et bonne sant? surtout! Je ne vous demande pas d?o? vous venez! Eh non! D?fense Nationale avant tout, c?est mon avis! ? ? ces mots de D?fense Nationale, il se fit tout ? fait s?rieux, Puta, comme lorsqu?il rendait la monnaie? Ainsi on nous cong?diait. Mme Puta nous remit vingt francs ? chacun en partant. Le magasin astiqu? et luisant comme un yacht, on n?osait plus le retraverser ? cause de nos chaussures qui sur le fin tapis paraissaient monstrueuses. ? Ah! regarde-les donc, Roger, tous les deux! Comme ils sont dr?les!.. Ils n?ont plus l?habitude! On dirait qu?ils ont march? dans quelque chose! s?exclamait Mme Puta. ???a leur reviendra! ??fit M. Puta, cordial et bonhomme, et bien content d??tre d?barrass? aussi promptement ? si peu de frais. Une fois dans la rue, nous r?fl?ch?mes qu?on irait pas tr?s loin avec nos vingt francs chacun, mais Voireuse lui, avait une id?e suppl?mentaire. ? Viens, qu?il me dit, chez la m?re d?un copain qui est mort pendant qu?on ?tait dans la Meuse, j?y vais moi tous les huit jours, chez ses parents, pour leur raconter comment qu?il est mort leur fieu? C?est des gens riches? Elle me donne dans les cent francs ? chaque fois, sa m?re? ?a leur fait plaisir qu?ils disent? Alors tu comprends? ??Qu?est-ce que j?irai y faire moi, chez eux? Qu?est-ce que je dirai moi ? la m?re? ??Eh bien tu lui diras que tu l?as vu, toi aussi? Elle te donnera cent francs ? toi aussi? C?est des vrais gens riches ?a! Je te dis! Et qui sont pas comme ce mufle de Puta? Y regardent pas eux? ??Je veux bien, mais elle va pas me demander des d?tails, t?es s?r?.. Parce que je l?ai pas connu moi, son fils hein? Je nagerais moi si elle en demandait? ??Non, non, ?a fait rien, tu diras tout comme moi? Tu feras: Oui, oui? T?en fais pas! Elle a du chagrin, tu comprends, cette femme?l?, et du moment alors qu?on lui parle de son fils, elle est contente? C?est rien que ?a qu?elle demande? N?importe quoi? C?est pas durillon? ? Je parvenais mal ? me d?cider, mais j?avais bien envie des cent francs qui me paraissaient exceptionnellement faciles ? obtenir et comme providentiels. ? Bon, que je me d?cidai ? la fin? Mais alors faut que j?invente rien, hein je te pr?viens! Tu me promets? Je dirai comme toi, c?est tout? Comment qu?il est mort d?abord le gars? ??Il a pris un obus en pleine poire, mon vieux, et puis pas un petit, ? Garance que ?a s?appelait? dans la Meuse sur le bord d?une rivi?re? On en a pas retrouv? ??a? du gars, mon vieux! C??tait plus qu?un souvenir, quoi? Et pourtant, tu sais, il ?tait grand, et bien balanc?, le gars, et fort, et sportif, mais contre un obus hein? Pas de r?sistance! ??C?est vrai! ??Nettoy?, je te dis qu?il a ?t? Sa m?re, elle a encore du mal ? croire ?a au jour d?aujourd?hui! J?ai beau y dire et y redire? Elle veut qu?il soye seulement disparu? C?est idiot une id?e comme ?a? Disparu!.. C?est pas de sa faute, elle en a jamais vu, elle, d?obus, elle peut pas comprendre qu?on foute le camp dans l?air comme ?a, comme un pet, et puis que ?a soye fini, surtout que c?est son fils? ???videmment! ??D?abord, je n?y ai pas ?t? depuis quinze jours, chez eux? Mais tu vas voir quand j?y arrive, elle me re?oit tout de suite sa m?re, dans le salon, et puis tu sais, c?est beau chez eux, on dirait un th??tre, tellement qu?y en a des rideaux, des tapis, des glaces partout? Cent francs, tu comprends, ?a doit pas les g?ner beaucoup? C?est comme moi cent sous, qui dirait-on ? peu pr?s? Aujourd?hui elle est m?me bonne pour deux cents? Depuis quinze jours qu?elle m?a pas vu? Tu verras les domestiques avec les boutons en dor?, mon ami? ? ? l?avenue Henri-Martin, on tournait sur la gauche et puis on avan?ait encore un peu, enfin, on arrivait devant une grille au milieu des arbres d?une petite all?e priv?e. ? Tu vois! que remarqua Voireuse, quand on fut bien devant, c?est comme une esp?ce de ch?teau? Je te l?avais bien dit? Le p?re est un grand manitou dans les chemins de fer, qu?on m?a racont? C?est une huile? ??Il est pas chef de gare? que je fais moi pour plaisanter. ??Rigole pas? Le voil? l?-bas qui descend. Il vient sur nous? ? Mais l?homme ?g? qu?il me d?signait ne vint pas tout de suite, il marchait vo?t? autour de la pelouse, en parlant avec un soldat. Nous approch?mes. Je reconnus le soldat, c??tait le m?me r?serviste que j?avais rencontr? la nuit ? Noirceur-sur-la-Lys, o? j??tais en reconnaissance. Je me souvins m?me ? l?instant du nom qu?il m?avait dit: Robinson. ? Tu le connais toi ce biffin?l?? qu?il me demanda Voireuse. ??Oui, je le connais. ??C?est peut-?tre un ami ? eux? Ils doivent se parler de la m?re; je voudrais pas qu?ils nous emp?chent d?aller la voir? Parce que c?est elle plut?t qui donne le pognon? ? Le vieux monsieur se rapprocha de nous. Il chevrotait. ? Mon cher ami, dit-il ? Voireuse, j?ai la grande douleur de vous apprendre que depuis votre derni?re visite, ma pauvre femme a succomb? ? notre immense chagrin? Jeudi nous l?avions laiss?e seule un moment, elle nous l?avait demand? Elle pleurait? ? Il ne sut finir sa phrase. Il se d?tourna brusquement et nous quitta. ? J? te reconnais bien, fis?je alors ? Robinson, d?s que le vieux monsieur se fut suffisamment ?loign? de nous. ??Moi aussi, que je te reconnais? ??Qu?est-ce qui lui est arriv? ? la vieille? que je lui ai alors demand?. ??Eh bien, elle s?est pendue avant-hier, voil? tout! qu?il a r?pondu. Tu parles alors d?une noix, dis donc! qu?il a m?me ajout? ? ce propos? Moi qui l?avais comme marraine!.. C?est bien ma veine hein! Tu parles d?un lot! Pour la premi?re fois que je venais en permission!.. Et y a six mois que je l?attendais ce jour-l?!.. ? On a pas pu s?emp?cher de rigoler, Voireuse et moi, de ce malheur-l? qui lui arrivait ? lui Robinson. En fait de sale surprise, c?en ?tait une, seulement ?a nous rendait pas nos deux cents balles ? nous non plus qu?elle soye morte, nous qu?on allait monter un nouveau bobard pour la circonstance. Du coup nous n??tions pas contents, ni les uns ni les autres. ? Tu l?avais ta gueule enfarin?e, hein, grand saligaud? qu?on l?asticotait nous Robinson, histoire de le faire grimper et de le mettre en bo?te. Tu croyais que t?allais te l?envoyer hein? le gueuleton p?p?re avec les vieux? Tu croyais peut-?tre aussi que t?allais l?enfiler la marraine?.. T?es servi dis donc!.. ? Comme on pouvait pas rester l? tout de m?me ? regarder la pelouse en se bidonnant, on est partis tous les trois ensemble du c?t? de Grenelle. On a compt? notre argent ? tous les trois, ?a faisait pas beaucoup. Comme il fallait rentrer le soir m?me dans nos h?pitaux et d?p?ts respectifs, y avait juste assez pour un d?ner au bistrot ? trois, et puis il restait peut-?tre encore un petit quelque chose, mais pas assez pour ? monter ? au bobinard. Cependant, on y a ?t? quand m?me au claque mais pour prendre un verre seulement et en bas. ? Toi, je suis content de te revoir, qu?il m?a annonc?, Robinson, mais tu parles d?un colis quand m?me la m?re du gars!.. Tout de m?me quand j?y repense, et qui va se pendre le jour m?me o? j?arrive dis donc!.. J?la retiens celle-l?!.. Est-ce que je me pends moi dis?.. Du chagrin?.. J? passerais mon temps ? me pendre moi alors!.. Et toi? ??Les gens riches, fit Voireuse, c?est plus sensible que les autres? ? Il avait bon cCur Voireuse. Il ajouta encore: ??Si j?avais six francs j? monterais avec la petite brune que tu vois l?-bas, pr?s de la machine ? sous? ??Vas-y, qu?on lui a dit nous alors, tu nous raconteras si elle suce bien? ? Seulement, on a eu beau chercher, on n?avait pas assez avec le pourboire pour qu?il puisse se l?envoyer. On avait juste assez pour encore un caf? chacun et deux cassis. Une fois lich?s, on est repartis se promener! Place Vend?me, qu?on a fini par se quitter. Chacun partait de son c?t?. On ne se voyait plus en se quittant et on parlait bas, tellement il y avait des ?chos. Pas de lumi?re, c??tait d?fendu. Lui, Jean Voireuse, je l?ai jamais revu. Robinson, je l?ai retrouv? souvent par la suite. Jean Voireuse, c?est les gaz qui l?ont poss?d?, dans la Somme. Il est all? finir au bord de la mer, en Bretagne, deux ans plus tard, dans un sanatorium marin. Il m?a ?crit deux fois dans les d?buts puis plus du tout. Il n?y avait jamais ?t? ? la mer. ??T?as pas id?e comme c?est beau, qu?il m??crivait, je prends un peu des bains, c?est bon pour mes pieds, mais ma voix je crois qu?elle est bien foutue. ???a le g?nait parce que son ambition, au fond, ? lui, c??tait de pouvoir un jour rentrer dans les chCurs au th??tre. C?est bien mieux pay? et plus artiste les chCurs que la figuration simple. Les huiles ont fini par me laisser tomber et j?ai pu sauver mes tripes, mais j??tais marqu? ? la t?te et pour toujours. Rien ? dire. ??Va-t?en!.. qu?ils m?ont fait. T?es plus bon ? rien!.. ??En Afrique! que j?ai dit moi. Plus que ?a sera loin, mieux ?a vaudra! ??C??tait un bateau comme les autres de la Compagnie des Corsaires R?unis qui m?a embarqu?. Il s?en allait vers les Tropiques, avec son fret de cotonnades, d?officiers et de fonctionnaires. Il ?tait si vieux ce bateau qu?on lui avait enlev? jusqu?? sa plaque en cuivre, sur le pont sup?rieur, o? se trouvait autrefois inscrite l?ann?e de sa naissance; elle remontait si loin sa naissance qu?elle aurait incit? les passagers ? la crainte et aussi ? la rigolade. On m?avait donc embarqu? l?-dessus, pour que j?essaye de me refaire aux Colonies. Ils y tenaient ceux qui me voulaient du bien, ? ce que je fasse fortune. Je n?avais envie moi que de m?en aller, mais comme on doit toujours avoir l?air utile quand on est pas riche et comme d?autre part je n?en finissais pas avec mes ?tudes, ?a ne pouvait pas durer. Je n?avais pas assez d?argent non plus pour aller en Am?rique. ??Va pour l?Afrique! ??que j?ai dit alors et je me suis laiss? pousser vers les Tropiques, o?, m?assurait?on, il suffisait de quelque temp?rance et d?une bonne conduite pour se faire tout de suite une situation. Ces pronostics me laissaient r?veur. Je n?avais pas beaucoup de choses pour moi, mais j?avais certes de la bonne tenue, on pouvait le dire, le maintien modeste, la d?f?rence facile et la peur toujours de n??tre pas ? l?heure et encore le souci de ne jamais passer avant une autre personne dans la vie, de la d?licatesse enfin? Quand on a pu s??chapper vivant d?un abattoir international en folie, c?est tout de m?me une r?f?rence sous le rapport du tact et de la discr?tion. Mais revenons ? ce voyage. Tant que nous rest?mes dans les eaux d?Europe, ?a ne s?annon?ait pas mal. Les passagers croupissaient, r?partis dans l?ombre des entreponts, dans les w.-c., au fumoir, par petits groupes soup?onneux et nasillards. Tout ?a, bien imbib? de picons et cancans, du matin au soir. On en rotait, sommeillait et vocif?rait tour ? tour et semblait-il sans jamais regretter rien de l?Europe. Notre navire avait nom: l?Amiral-Bragueton. Il ne devait tenir sur ces eaux ti?des que gr?ce ? sa peinture. Tant de couches accumul?es par pelures avaient fini par lui constituer une sorte de seconde coque ? l?Amiral-Bragueton ? la mani?re d?un oignon. Nous voguions vers l?Afrique, la vraie, la grande; celle des insondables for?ts, des miasmes d?l?t?res, des solitudes inviol?es, vers les grands tyrans n?gres vautr?s aux croisements de fleuves qui n?en finissent plus. Pour un paquet de lames ? Pilett ? j?allais trafiquer avec eux des ivoires longs comme ?a, des oiseaux flamboyants, des esclaves mineures. C??tait promis. La vie quoi! Rien de commun avec cette Afrique d?cortiqu?e des agences et des monuments, des chemins de fer et des nougats. Ah non! Nous allions nous la voir dans son jus, la vraie Afrique! Nous les passagers boissonnants de l?Amiral-Bragueton! Mais, d?s apr?s les c?tes du Portugal, les choses se mirent ? se g?ter. Irr?sistiblement, certain matin au r?veil, nous f?mes comme domin?s par une ambiance d??tuve infiniment ti?de, inqui?tante. L?eau dans les verres, la mer, l?air, les draps, notre sueur, tout, ti?de, chaud. D?sormais impossible la nuit, le jour, d?avoir plus rien de frais sous la main, sous le derri?re, dans la gorge, sauf la glace du bar avec le whisky. Alors un vil d?sespoir s?est abattu sur les passagers de l?Amiral-Bragueton condamn?s ? ne plus s??loigner du bar, envo?t?s, riv?s aux ventilateurs, soud?s aux petits morceaux de glace, ?changeant menaces apr?s cartes et regrets en cadences incoh?rentes. ?a n?a pas tra?n?. Dans cette stabilit? d?sesp?rante de chaleur tout le contenu humain du navire s?est coagul? dans une massive ivrognerie. On se mouvait mollement entre les ponts, comme des poulpes au fond d?une baignoire d?eau fadasse. C?est depuis ce moment que nous v?mes ? fleur de peau venir s??taler l?angoissante nature des Blancs, provoqu?e, lib?r?e, bien d?braill?e enfin, leur vraie nature, tout comme ? la guerre. ?tuve tropicale pour instincts tels crapauds et vip?res qui viennent enfin s??panouir au mois d?ao?t, sur les flancs fissur?s des prisons. Dans le froid d?Europe, sous les grisailles pudiques du Nord, on ne fait, hors les carnages, que soup?onner la grouillante cruaut? de nos fr?res, mais leur pourriture envahit la surface d?s que les ?moustille la fi?vre ignoble des Tropiques. C?est alors qu?on se d?boutonne ?perdument et que la saloperie triomphe et nous recouvre entiers. C?est l?aveu biologique. D?s que le travail et le froid ne nous astreignent plus, rel?chent un moment leur ?tau, on peut apercevoir des Blancs, ce qu?on d?couvre du gai rivage, une fois que la mer s?en retire: la v?rit?, mares lourdement puantes, les crabes, la charogne et l??tron. Ainsi, le Portugal pass?, tout le monde se mit, sur le navire, ? se lib?rer les instincts avec rage, l?alcool aidant, et aussi ce sentiment d?agr?ment intime que procure une gratuit? absolue de voyage, surtout aux militaires et fonctionnaires en activit?. Se sentir nourri, couch?, abreuv? pour rien pendant quatre semaines cons?cutives, qu?on y songe, c?est assez, n?est-ce pas, en soi, pour d?lirer d??conomie? Moi, seul payant du voyage, je fus trouv? par cons?quent, d?s que cette particularit? fut connue, singuli?rement effront?, nettement insupportable. Si j?avais eu quelque exp?rience des milieux coloniaux, au d?part de Marseille, j?aurais ?t?, compagnon indigne, ? genoux, solliciter le pardon, la mansu?tude de cet officier d?infanterie coloniale, que je rencontrais partout, le plus ?lev? en grade, et m?humilier peut-?tre au surplus, pour plus de s?curit?, aux pieds du fonctionnaire le plus ancien. Peut-?tre alors, ces passagers fantastiques m?auraient-ils tol?r? au milieu d?eux sans dommage? Mais, ignorant, mon inconsciente pr?tention de respirer autour d?eux faillit bien me co?ter la vie. On n?est jamais assez craintif. Gr?ce ? certaine habilet?, je ne perdis que ce qu?il me restait d?amour-propre. Et voici comment les choses se pass?rent. Quelque temps apr?s les ?les Canaries, j?appris d?un gar?on de cabine qu?on s?accordait ? me trouver poseur, voire insolent?.. Qu?on me soup?onnait de maquereautage en m?me temps que de p?d?rastie? D??tre m?me un peu coca?nomane? Mais cela ? titre accessoire? Puis l?Id?e fit son chemin que je devais fuir la France devant les cons?quences de certains forfaits parmi les plus graves. Je n??tais cependant qu?aux d?buts de mes ?preuves. C?est alors que j?appris l?usage impos? sur cette ligne, de n?accepter qu?avec une extr?me circonspection, d?ailleurs accompagn?e de brimades, les passagers payants; c?est-?-dire ceux qui ne jouissaient ni de la gratuit? militaire, ni des arrangements bureaucratiques, les colonies fran?aises appartenant en propre, on le sait, ? la noblesse des ? Annuaires ?. Il n?existe apr?s tout que bien peu de raisons valables pour un civil inconnu de s?aventurer de ces c?t?s? Espion, suspect, on trouva mille raisons pour me toiser de travers, les officiers dans le blanc des yeux, les femmes en souriant d?une mani?re entendue. Bient?t, les domestiques eux-m?mes, encourag?s, ?chang?rent derri?re mon dos, des remarques lourdement caustiques. On en vint ? ne plus douter que c??tait bien moi le plus grand et le plus insupportable mufle du bord et pour ainsi dire le seul. Voil? qui promettait. Je voisinais ? table avec quatre agents des postes du Gabon, h?patiques, ?dent?s. Familiers et cordiaux dans le d?but de la travers?e, ils ne m?adress?rent ensuite plus un tra?tre mot. C?est-?-dire que je fus plac?, d?un tacite accord, au r?gime de la surveillance commune. Je ne sortais plus de ma cabine qu?avec d?infinies pr?cautions. L?air tellement cuit nous pesait sur la peau ? la mani?re d?un solide. ? poil, verrou tir?, je ne bougeais plus et j?essayais d?imaginer quel plan les diaboliques passagers avaient pu concevoir pour me perdre. Je ne connaissais personne ? bord et cependant chacun semblait me reconna?tre. Mon signalement devait ?tre devenu pr?cis, instantan? dans leur esprit, comme celui du criminel c?l?bre qu?on publie dans les journaux. Je tenais, sans le vouloir, le r?le de l?indispensable ? inf?me et r?pugnant saligaud ? honte du genre humain qu?on signale partout au long des si?cles, dont tout le monde a entendu parler, ainsi que du Diable et du Bon Dieu, mais qui demeure toujours si divers, si fuyant, quand ? terre et dans la vie, insaisissable en somme. Il avait fallu pour l?isoler enfin, le ? saligaud ?, l?identifier, le tenir, les circonstances exceptionnelles qu?on ne rencontrait que sur ce bord ?troit. Une v?ritable r?jouissance g?n?rale et morale s?annon?ait ? bord de l?Amiral-Bragueton. ??L?immonde ? n??chapperait pas ? son sort. C??tait moi. ? lui seul cet ?v?nement valait tout le voyage. Reclus parmi ces ennemis spontan?s, je t?chais tant bien que mal de les identifier sans qu?ils s?en aper?ussent. Pour y parvenir je les ?piais impun?ment, le matin surtout, par le hublot de ma cabine. Avant le petit d?jeuner, prenant le frais, poilus du pubis aux sourcils et du rectum ? la plante des pieds, en pyjamas, transparents au soleil; vautr?s le long du bastingage, le verre en main, ils venaient roter l?, mes ennemis, et mena?aient d?j? de vomir alentour, surtout le capitaine aux yeux saillants et inject?s que son foie travaillait ferme, d?s l?aurore. R?guli?rement au r?veil, il s?enqu?rait de mes nouvelles aupr?s des autres lurons, si ? l?on ? ne m?avait pas encore ? balanc? par-dessus bord ? qu?il demandait. ??Comme un glaviot! ??Pour faire image, en m?me temps il crachait dans la mer mousseuse. Quelle rigolade! L?Amiral n?avan?ait gu?re, il se tra?nait plut?t, en ronronnant, d?un roulis vers l?autre. Ce n??tait plus un voyage, c??tait une esp?ce de maladie. Les membres de ce concile matinal, ? les examiner de mon coin, me semblaient tous assez profond?ment malades, palud?ens, alcooliques, syphilitiques sans doute, leur d?ch?ance visible ? dix m?tres me consolait un peu de mes tracas personnels. Apr?s tout, c??taient des vaincus, tout de m?me que moi ces Matamores!.. Ils cr?naient encore voil? tout! Seule diff?rence! Les moustiques s??taient d?j? charg?s de les sucer et de leur distiller ? pleines veines ces poisons qui ne s?en vont plus? Le tr?pon?me ? l?heure qu?il ?tait leur limaillait d?j? les art?res? L?alcool leur bouffait les foies? Le soleil leur fendillait les rognons? Les morpions leur collaient aux poils et l?ecz?ma ? la peau du ventre? La lumi?re gr?sillante finirait bien par leur roustiller la r?tine!.. Dans pas longtemps que leur resterait-il? Un bout du cerveau? Pour en faire quoi avec? Je vous le demande?.. L? o? ils allaient? Pour se suicider? ?a ne pouvait leur servir qu?? ?a, un cerveau l? o? ils allaient? On a beau dire, c?est pas dr?le de vieillir dans les pays o? y a pas de distractions? O? on est forc? de se regarder dans la glace dont le tain verdit devenir de plus en plus d?chu, de plus en plus moche? On va vite ? pourrir, dans les verdures, surtout quand il fait chaud atrocement. Le Nord au moins ?a vous conserve les viandes; ils sont p?les une fois pour toutes les gens du Nord. Entre un Su?dois mort et un jeune homme qui a mal dormi, peu de diff?rence. Mais le colonial il est d?j? tout rempli d?asticots un jour apr?s son d?barquement. Elles n?attendaient qu?eux ces infiniment laborieuses vermicelles et ne les l?cheraient plus que bien au?del? de la vie. Sacs ? larves. Nous en avions encore pour huit jours de mer avant de faire escale devant la Bragamance, premi?re terre promise. J?avais le sentiment de demeurer dans une bo?te d?explosifs. Je ne mangeais presque plus pour ?viter de me rendre ? leur table et de traverser leurs entreponts en plein jour. Je ne disais plus un mot. Jamais on ne me voyait en promenade. Il ?tait difficile d??tre aussi peu que moi sur le navire tout en y demeurant. Mon gar?on de cabine, un p?re de famille, voulut bien me confier que les brillants officiers de la coloniale avaient fait le serment, verre en main, de me gifler ? la premi?re occasion et de me balancer par-dessus bord ensuite. Quand je lui demandais pourquoi, il n?en savait rien et il me demandait ? son tour ce que j?avais bien pu faire pour en arriver l?. Nous en demeurions ? ce doute. ?a pouvait durer longtemps. J?avais une sale gueule, voil? tout. On ne m?y reprendrait plus ? voyager avec des gens aussi difficiles ? contenter. Ils ?taient tellement d?sCuvr?s aussi, enferm?s trente jours durant avec eux-m?mes qu?il en fallait tr?s peu pour les passionner. D?ailleurs, dans la vie courante, r?fl?chissons que cent individus au moins dans le cours d?une seule journ?e bien ordinaire d?sirent votre pauvre mort, par exemple tous ceux que vous g?nez, press?s dans la queue derri?re vous au m?tro, tous ceux encore qui passent devant votre appartement et qui n?en ont pas, tous ceux qui voudraient que vous ayez achev? de faire pipi pour en faire autant, enfin, vos enfants et bien d?autres. C?est incessant. On s?y fait. Sur le bateau ?a se discerne mieux cette presse, alors c?est plus g?nant. Dans cette ?tuve mijotante, le suint de ces ?tres ?bouillant?s se concentre, les pressentiments de la solitude coloniale ?norme qui va les ensevelir bient?t eux et leur destin, les faire g?mir d?j? comme des agonisants. Ils s?accrochent, ils mordent, ils lac?rent, ils en bavent. Mon importance ? bord croissait prodigieusement de jour en jour. Mes rares arriv?es ? table aussi furtives et silencieuses que je m?appliquasse ? les rendre prenaient l?ampleur de r?els ?v?nements. D?s que j?entrais dans la salle ? manger, les cent vingt passagers tressautaient, chuchotaient? Les officiers de la coloniale bien tass?s d?ap?ritifs en ap?ritifs autour de la table du commandant, les receveurs buralistes, les institutrices congolaises surtout, dont l?Amiral-Bragueton emportait tout un choix, avaient fini de suppositions malveillantes en d?ductions diffamatoires par me magnifier jusqu?? l?infernale importance. ? l?embarquement de Marseille, je n??tais gu?re qu?un insignifiant r?vasseur, mais ? pr?sent, par l?effet de cette concentration agac?e d?alcooliques et de vagins impatients, je me trouvais dot?, m?connaissable, d?un troublant prestige. Le Commandant du navire, gros malin trafiqueur et verruqueux, qui me serrait volontiers la main dans les d?buts de la travers?e, chaque fois qu?on se rencontrait ? pr?sent, ne semblait m?me plus me reconna?tre, ainsi qu?on ?vite un homme recherch? pour une sale affaire, coupable d?j?? De quoi? Quand la haine des hommes ne comporte aucun risque, leur b?tise est vite convaincue, les motifs viennent tout seuls. D?apr?s ce que je croyais discerner dans la malveillance compacte o? je me d?battais, une des demoiselles institutrices animait l??l?ment f?minin de la cabale. Elle retournait au Congo, crever, du moins je l?esp?rais, cette garce. Elle quittait peu les officiers coloniaux aux torses moul?s dans la toile ?clatante et par?s au surplus du serment qu?ils avaient prononc? de m??craser ni plus ni moins qu?une infecte limace, bien avant la prochaine escale. On se demandait ? la ronde si je serais aussi r?pugnant aplati qu?en forme. Bref, on s?amusait. Cette demoiselle attisait leur verve, appelait l?orage sur le pont de l?Amiral-Bragueton, ne voulait conna?tre de repos qu?apr?s qu?on m?e?t enfin ramass? pantelant, corrig? pour toujours de mon imaginaire impertinence, puni d?oser exister en somme, rageusement battu, saignant, meurtri, implorant piti? sous la botte et le poing d?un de ces gaillards dont elle br?lait d?admirer l?action musculaire, le courroux splendide. Sc?ne de haut carnage, dont ses ovaires frip?s pressentaient un r?veil. ?a valait un viol par gorille. Le temps passait et il est p?rilleux de faire attendre longtemps les corridas. J??tais la b?te. Le bord entier l?exigeait, fr?missant jusqu?aux soutes. La mer nous enfermait dans ce cirque boulonn?. Les machinistes eux-m?mes ?taient au courant. Et comme il ne nous restait plus que trois journ?es avant l?escale, journ?es d?cisives, plusieurs toreros s?offrirent. Et plus je fuyais l?esclandre et plus on devenait agressif, imminent ? mon ?gard. Ils se faisaient d?j? la main les sacrificateurs. On me coin?a ainsi entre deux cabines, au revers d?une courtine. Je m??chappai de justesse, mais il me devenait franchement p?rilleux de me rendre aux cabinets. Quand nous n?e?mes donc plus que ces trois jours de mer devant nous j?en profitai pour d?finitivement renoncer ? tous mes besoins naturels. Les hublots me suffisaient. Autour de moi tout ?tait accablant de haine et d?ennui. Il faut dire aussi qu?il est incroyable cet ennui du bord, cosmique pour parler franchement. Il recouvre la mer, et le bateau, et les cieux. Des gens solides en deviendraient bizarres, ? plus forte raison ces abrutis chim?riques. Un sacrifice! J?allais y passer. Les choses se pr?cis?rent un soir apr?s le d?ner o? je m??tais quand m?me rendu, tracass? par la faim. J?avais gard? le nez au-dessus de mon assiette, n?osant m?me pas sortir mon mouchoir de ma poche pour m??ponger. Nul ne fut ? bouffer jamais plus discret que moi. Des machines vous montait, assis, sous le derri?re, une vibration incessante et menue. Mes voisins de table devaient ?tre au courant de ce qu?on avait d?cid? ? mon ?gard, car ils se mirent, ? ma surprise, ? me parler librement et complaisamment de duels et d?estocades, ? me poser des questions? ? ce moment aussi, l?institutrice du Congo, celle qui avait l?haleine si forte, se dirigea vers le salon. J?eus le temps de remarquer qu?elle portait une robe en guipure de grand apparat et se rendait au piano avec une sorte de h?te crisp?e, pour jouer, si l?on peut dire, certains airs dont elle escamotait toutes les finales. L?ambiance devint intens?ment nerveuse et furtive. Je ne fis qu?un bond pour aller me r?fugier dans ma cabine. Je l?avais presque atteinte quand un des capitaines de la coloniale, le plus bomb?, le plus muscl? de tous, me barra net le chemin, sans violence, mais fermement. ??Montons sur le pont ?, m?enjoignit-il. Nous y f?mes en quelques pas. Pour la circonstance, il portait son k?pi le mieux dor?, il s??tait boutonn? enti?rement du col ? la braguette, ce qu?il n?avait pas fait depuis notre d?part. Nous ?tions donc en pleine c?r?monie dramatique. Je n?en menais pas large, le cCur battant ? hauteur du nombril. Ce pr?ambule, cette impeccabilit? anormale me fit pr?sager une ex?cution lente et douloureuse. Cet homme me faisait l?effet d?un morceau de la guerre qu?on aurait remis brusquement devant ma route, ent?t?, coinc?, assassin. Derri?re lui, me bouclant la porte de l?entrepont, se dressaient en m?me temps quatre officiers subalternes, attentifs ? l?extr?me, escorte de la Fatalit?. Donc, plus moyen de fuir. Cette interpellation avait d? ?tre minutieusement r?gl?e. ??Monsieur, vous avez devant vous le capitaine Fr?mizon des troupes coloniales! Au nom de mes camarades et des passagers de ce bateau justement indign?s par votre inqualifiable conduite, j?ai l?honneur de vous demander raison!.. Certains propos que vous avez tenus ? notre sujet depuis votre d?part de Marseille sont inacceptables!.. Voici le moment, monsieur, d?articuler bien haut vos griefs!.. De proclamer ce que vous racontez honteusement tout bas depuis vingt et un jours! De nous dire enfin ce que vous pensez? ? Je ressentis en entendant ces mots un immense soulagement. J?avais redout? quelque mise ? mort imparable, mais ils m?offraient, puisqu?il parlait, le capitaine, une mani?re de leur ?chapper. Je me ruai vers cette aubaine. Toute possibilit? de l?chet? devient une magnifique esp?rance ? qui s?y conna?t. C?est mon avis. Il ne faut jamais se montrer difficile sur le moyen de se sauver de l??tripade, ni perdre son temps non plus ? rechercher les raisons d?une pers?cution dont on est l?objet. Y ?chapper suffit au sage. ? Capitaine! lui r?pondis-je avec toute la voix convaincue dont j??tais capable dans le moment, quelle extraordinaire erreur vous alliez commettre! Vous! Moi! Comment me pr?ter ? moi, les sentiments d?une semblable perfidie? C?est trop d?injustice en v?rit?! J?en ferais capitaine une maladie! Comment? Moi hier encore d?fenseur de notre ch?re patrie! Moi, dont le sang s?est m?l? au v?tre pendant des ann?es au cours d?inoubliables batailles! De quelle injustice alliez-vous m?accabler capitaine! ? Puis, m?adressant au groupe entier: ? De quelle abominable m?disance, messieurs, ?tes-vous devenus les victimes? Aller jusqu?? penser que moi, votre fr?re en somme, je m?ent?tais ? r?pandre d?immondes calomnies sur le compte d?h?ro?ques officiers! C?est trop! vraiment c?est trop! Et cela au moment m?me o? ils s?appr?tent ces braves, ces incomparables braves ? reprendre, avec quel courage, la garde sacr?e de notre immortel empire colonial! poursuivis-je. L? o? les plus magnifiques soldats de notre race se sont couverts d?une gloire ?ternelle. Les Mangin! les Faidherbe, les Gallieni!.. Ah! capitaine! Moi? ?a? ? Je me tins en suspens. J?esp?rais ?tre ?mouvant. Bienheureusement je le fus un petit instant. Sans tra?ner, alors, profitant de cet armistice de bafouillage, j?allai droit ? lui et lui serrai les deux mains dans une ?treinte d??motion. J??tais un peu tranquille ayant ses mains enferm?es dans les miennes. Tout en les lui tenant, je continuais ? m?expliquer avec volubilit? et tout en lui donnant mille fois raison, je l?assurais que tout ?tait ? reprendre entre nous et par le bon bout cette fois! Que ma naturelle et stupide timidit? seule se trouvait ? l?origine de cette fantastique m?prise! Que ma conduite certes aurait pu ?tre interpr?t?e comme un inconcevable d?dain par ce groupe de passagers et de passag?res ? h?ros et charmeurs m?lang?s? Providentielle r?union de grands caract?res et de talents? Sans oublier les dames incomparables musiciennes, ces ornements du bord!.. ??Tout en faisant largement amende honorable, je sollicitai pour conclure qu?on m?admisse sans y surseoir et sans restriction aucune, au sein de leur joyeux groupe patriotique et fraternel? O? je tenais, d?s ce moment, et pour toujours, ? faire tr?s aimable figure? Sans lui l?cher les mains, bien entendu, je redoublai d??loquence. Tant que le militaire ne tue pas, c?est un enfant. On l?amuse ais?ment. N?ayant pas l?habitude de penser, d?s qu?on lui parle il est forc? pour essayer de vous comprendre de se r?soudre ? des efforts accablants. Le capitaine Fr?mizon ne me tuait pas, il n??tait pas en train de boire non plus, il ne faisait rien avec ses mains, ni avec ses pieds, il essayait seulement de penser. C??tait ?norm?ment trop pour lui. Au fond, je le tenais par la t?te. Graduellement, pendant que durait cette ?preuve d?humiliation, je sentais mon amour-propre d?j? pr?t ? me quitter, s?estomper encore davantage, et puis me l?cher, m?abandonner tout ? fait, pour ainsi dire officiellement. On a beau dire, c?est un moment bien agr?able. Depuis cet incident, je suis devenu pour toujours infiniment libre et l?ger, moralement s?entend. C?est peut-?tre de la peur qu?on a le plus souvent besoin pour se tirer d?affaire dans la vie. Je n?ai jamais voulu quant ? moi d?autres armes depuis ce jour, ou d?autres vertus. Les camarades du militaire ind?cis, ? pr?sent eux aussi venus l? expr?s pour ?ponger mon sang et jouer aux osselets avec mes dents ?parpill?es, devaient pour tout triomphe se contenter d?attraper des mots dans l?air. Les civils accourus fr?missants ? l?annonce d?une mise ? mort arboraient de sales figures. Comme je ne savais pas au juste ce que je racontais, sauf ? demeurer ? toute force dans la note lyrique, tout en tenant les mains du capitaine, je fixais un point id?al dans le brouillard moelleux, ? travers lequel l?Amiral-Bragueton avan?ait en soufflant et crachant d?un coup d?h?lice ? l?autre. Enfin, je me risquai pour terminer ? faire tournoyer un de mes bras au-dessus de ma t?te et l?chant une main du capitaine, une seule, je me lan?ai dans la p?roraison: ??Entre braves, messieurs les Officiers, doit?on pas toujours finir par s?entendre? Vive la France alors, nom de Dieu! Vive la France! ??C??tait le truc du sergent Branledore. Il r?ussit encore dans ce cas-l?. Ce fut le seul cas o? la France me sauva la vie, jusque-l? c??tait plut?t le contraire. J?observai parmi les auditeurs un petit moment d?h?sitation, mais tout de m?me il est bien difficile ? un officier aussi mal dispos? qu?il puisse ?tre, de gifler un civil, publiquement, au moment o? celui?ci crie si fortement que je venais de le faire: ??Vive la France! ??Cette h?sitation me sauva. J?empoignai deux bras au hasard dans le groupe des officiers et invitai tout le monde ? venir se r?galer au Bar ? ma sant? et ? notre r?conciliation. Ces vaillants ne r?sist?rent qu?une minute et nous b?mes ensuite pendant deux heures. Seulement les femelles du bord nous suivaient des yeux, silencieuses et graduellement d??ues. Par les hublots du Bar, j?apercevais entre autres la pianiste institutrice ent?t?e qui passait et revenait au milieu d?un cercle de passag?res, la hy?ne. Elles soup?onnaient bien ces garces que je m??tais tir? du guet-apens par ruse et se promettaient de me rattraper au d?tour. Pendant ce temps, nous buvions ind?finiment entre hommes sous l?inutile mais abrutissant ventilateur, qui se perdait ? moudre depuis les Canaries le coton ti?de atmosph?rique. Il me fallait cependant encore retrouver de la verve, de la faconde qui puisse plaire ? mes nouveaux amis, de la facile. Je ne tarissais pas, peur de me tromper, en admiration patriotique et je demandais et redemandais ? ces h?ros chacun son tour, des histoires et encore des histoires de bravoure coloniale. C?est comme les cochonneries, les histoires de bravoure, elles plaisent toujours ? tous les militaires de tous les pays. Ce qu?il faut au fond pour obtenir une esp?ce de paix avec les hommes, officiers ou non, armistices fragiles il est vrai, mais pr?cieux quand m?me, c?est leur permettre en toutes circonstances, de s??taler, de se vautrer parmi les vantardises niaises. Il n?y a pas de vanit? intelligente. C?est un instinct. Il n?y a pas d?homme non plus qui ne soit pas avant tout vaniteux. Le r?le du paillasson admiratif est ? peu pr?s le seul dans lequel on se tol?re d?humain ? humain avec quelque plaisir. Avec ces soldats, je n?avais pas ? me mettre en frais d?imagination. Il suffisait de ne pas cesser d?appara?tre ?merveill?. C?est facile de demander et de redemander des histoires de guerre. Ces compagnons-l? en ?taient bard?s. Je pouvais me croire revenu aux plus beaux jours de l?h?pital. Apr?s chacun de leurs r?cits, je n?oubliais pas de marquer mon appr?ciation comme je l?avais appris de Branledore, par une forte phrase: ??Eh bien en voil? une belle page d?Histoire! ??On ne fait pas mieux que cette formule. Le cercle auquel je venais de me rallier si furtivement, me jugea peu ? peu devenu int?ressant. Ces hommes se mirent ? raconter ? propos de guerre autant de balivernes qu?autrefois j?en avais entendues et plus tard racont?es moi-m?me, alors que j??tais en concurrence imaginative avec les copains de l?h?pital. Seulement leur cadre ? ceux?ci ?tait diff?rent et leurs bobards s?agitaient ? travers les for?ts congolaises au lieu des Vosges ou des Flandres. Mon capitaine Fr?mizon, celui qui l?instant auparavant se d?signait encore pour purifier le bord de ma putride pr?sence, depuis qu?il avait ?prouv? ma fa?on d??couter plus attentivement que personne, se mit ? me d?couvrir mille gentilles qualit?s. Le flux de ses art?res se trouvait comme assoupli par l?effet de mes originaux ?loges, sa vision s??claircissait, ses yeux stri?s et sanglants d?alcoolique tenace finirent m?me par scintiller ? travers son abrutissement et les quelques doutes en profondeur qu?il avait pu concevoir sur sa propre valeur et qui l?effleuraient encore dans les moments de grande d?pression, s?estomp?rent pour un temps, adorablement, par l?effet merveilleux de mes intelligents et pertinents commentaires. D?cid?ment, j??tais un cr?ateur d?euphorie! On s?en tapait ? tour de bras les cuisses! Il n?y avait que moi pour savoir rendre la vie agr?able malgr? toute cette moiteur d?agonie! N??coutais-je pas d?ailleurs ? ravir? L?Amiral-Bragueton pendant que nous divaguions ainsi passait ? plus petite allure encore, il ralentissait dans son jus; plus un atome d?air mobile autour de nous, nous devions longer la c?te et si lourdement, qu?on semblait progresser dans la m?lasse. M?lasse aussi le ciel au-dessus du bordage, rien qu?un empl?tre noir et fondu que je guignais avec envie. Retourner dans la nuit c??tait ma grande pr?f?rence, m?me suant et geignant et puis d?ailleurs dans n?importe quel ?tat! Fr?mizon n?en finissait pas de se raconter. La terre me paraissait toute proche, mais mon plan d?escapade m?inspirait mille inqui?tudes? Peu ? peu notre entretien cessa d??tre militaire pour devenir ?grillard et puis franchement cochon, enfin, si d?cousu, qu?on ne savait plus par o? le prendre pour le continuer; l?un apr?s l?autre mes convives y renonc?rent et s?endormirent et le ronflement les accabla, d?go?tant sommeil qui leur raclait les profondeurs du nez. C??tait le moment ou jamais de dispara?tre. Il ne faut pas laisser passer ces tr?ves de cruaut? qu?impose malgr? tout la nature aux organismes les plus vicieux et les plus agressifs de ce monde. Nous ?tions ancr?s ? pr?sent, ? tr?s petite distance de la c?te. On n?en apercevait que quelques lanternes oscillantes le long du rivage. Tout le long du bateau vinrent se presser tr?s vite cent tremblantes pirogues charg?es de n?gres braillards. Ces Noirs assaillirent tous les ponts pour offrir leurs services. En peu de secondes, je portai ? l?escalier de d?part mes quelques paquets pr?par?s furtivement et filai ? la suite d?un de ces bateliers dont l?obscurit? me cachait presque enti?rement les traits et la d?marche. Au bas de la passerelle, et au ras de l?eau clapotante, je m?inqui?tai de notre destination. ? O? sommes-nous? demandai-je. ??? Bambola-Fort-Gono! ??me r?pondit cette ombre. Nous nous m?mes ? flotter librement ? grands coups de pagaie. Je l?aidai pour qu?on aille plus vite. J?eus encore le temps d?apercevoir une fois encore en m?enfuyant mes dangereux compagnons du bord. ? la lueur des falots d?entreponts, ?cras?s enfin d?h?b?tude et de gastrite ils continuaient ? fermenter en grognant ? travers leur sommeil. Repus, vautr?s, ils se ressemblaient tous ? pr?sent, officiers, fonctionnaires, ing?nieurs et traitants, boutonneux, bedonnants, oliv?tres, m?lang?s, ? peu pr?s identiques. Les chiens ressemblent aux loups quand ils dorment. Je retrouvai la terre peu d?instants plus tard et la nuit, plus ?paisse encore sous les arbres, et puis derri?re la nuit toutes les complicit?s du silence. Dans cette colonie de la Bambola-Bragamance, au-dessus de tout le monde, triomphait le Gouverneur. Ses militaires et ses fonctionnaires osaient ? peine respirer quand il daignait abaisser ses regards jusqu?? leurs personnes. Bien au-dessous encore de ces notables les commer?ants install?s semblaient voler et prosp?rer plus facilement qu?en Europe. Plus une noix de coco, plus une cacahu?te, sur tout le territoire, qui ?chapp?t ? leurs rapines. Les fonctionnaires comprenaient, ? mesure qu?ils devenaient plus fatigu?s et plus malades, qu?on s??tait bien foutu d?eux en les faisant venir ici, pour ne leur donner en somme que des galons et des formulaires ? remplir et presque pas de pognon avec. Aussi louchaient-ils sur les commer?ants. L??l?ment militaire encore plus abruti que les deux autres bouffait de la gloire coloniale et pour la faire passer beaucoup de quinine avec et des kilom?tres de R?glements. Tout le monde devenait, ?a se comprend bien, ? force d?attendre que le thermom?tre baisse, de plus en plus vache. Et les hostilit?s particuli?res et collectives duraient interminables et saugrenues entre les militaires et l?administration, et puis entre cette derni?re et les commer?ants, et puis encore entre ceux-ci alli?s temporaires contre ceux-l?, et puis de tous contre le n?gre et enfin des n?gres entre eux. Ainsi, les rares ?nergies qui ?chappaient au paludisme, ? la soif, au soleil, se consumaient en haines si mordantes, si insistantes, que beaucoup de colons finissaient par en crever sur place, empoisonn?s d?eux?m?mes, comme des scorpions. Toutefois, cette anarchie bien virulente se trouvait renferm?e dans un cadre de police herm?tique, comme les crabes dans leur panier. Ils bavaient en vain les fonctionnaires, et le Gouverneur trouvait d?ailleurs ? recruter pour maintenir sa colonie en ob?dience, tous les miliciens miteux dont il avait besoin, autant de n?gres endett?s que la mis?re chassait par milliers vers la c?te, vaincus du commerce, venus ? la recherche d?une soupe. On leur apprenait ? ces recrues le droit et la fa?on d?admirer le Gouverneur. Il avait l?air le Gouverneur de promener sur son uniforme tout l?or de ses finances, et avec du soleil dessus c??tait ? ne pas y croire, sans compter les plumes. Il s?envoyait Vichy chaque ann?e le Gouverneur et ne lisait que le Journal officiel. Nombre de fonctionnaires avaient v?cu dans l?esp?rance qu?un jour il coucherait avec leur femme, mais le Gouverneur n?aimait pas les femmes. Il n?aimait rien. ? travers chaque nouvelle ?pid?mie de fi?vre jaune, le Gouverneur survivait comme un charme alors que tant parmi les gens qui d?siraient l?enterrer crevaient eux comme des mouches ? la premi?re pestilence. ??? ???????? ?????. ??? ?????? ?? ?????. ????? ?? ??? ????, ??? ??? ????? ??? (https://www.litres.ru/pages/biblio_book/?art=42575595&lfrom=688855901) ? ???. ????? ???? ??? ??? ????? ??? Visa, MasterCard, Maestro, ? ??? ????? ????, ? ????? ?????, ? ??? ?? ?? ????, ??? PayPal, WebMoney, ???.???, QIWI ????, ????? ???? ?? ??? ???? ?? ????.
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